Sur thaêtre
Focus Richter :
Voyage au cœur du système
Entretien avec Falk Richter
Richter matériau : du texte au plateau
Anne Monfort
Le voyage d’hiver de Paul Niemand
Stéphane Hervé
Et ailleurs
Liens :
Le site de Falk Richter
Le collectif MxM
Day-for-night | Cie Anne Monfort
Entretien réalisé
par Bérénice Hamidi-Kim et Armelle Talbot
Nous avons rencontré Cyril Teste à Montpellier en mai 2015 à l’occasion des répétitions de Nobody, dont la création a eu lieu le 10 juin au Théâtre d’O dans le cadre du festival Le Printemps des Comédiens.
Conçu d’après plusieurs textes de Falk Richter dont Sous la glace, ce spectacle constitue la quatrième rencontre du metteur en scène avec le dramaturge allemand dont il avait déjà monté Peace (2006), Electronic City (2007) et Nothing Hurts (2008).
Nobody poursuit également le travail mené depuis 2011 par le collectif MxM sur le concept de « performance filmique » dont la charte de création fait volontairement écho au « Vœu de chasteté » du Dogme95, mouvement cinématographique né sous l’impulsion de Lars von Trier et Thomas Vinterberg :
1. La performance filmique est une forme théâtrale, performative et cinématographique.
2. La performance filmique doit être tournée, montée et réalisée en temps réel sous les yeux du public.
3. La musique et le son doivent être mixés en temps réel.
4. La performance filmique peut se tourner en décors naturels ou sur un plateau de théâtre, de tournage.
5. La performance filmique doit être issue d’un texte théâtral ou d’une adaptation libre d’un texte théâtral.
6. Les images préenregistrées ne doivent pas dépasser 5 minutes et sont uniquement utilisées pour des
raisons pratiques à la performance filmique.7. Le temps du film correspond au temps du tournage.
Après Patio (2011), Park (2012) et Punk Rock (2015), Nobody constitue la quatrième performance filmique du collectif élaborée sur la base de cette charte.
Il s’agit plus précisément de la dernière étape d’un processus de création amorcé en 2013. Nobody renvoie en effet à trois œuvres distinctes : une première performance filmique créée en juin 2013 en décors naturels (c’est alors dans les locaux administratifs du Printemps des Comédiens qu’évoluaient les acteurs, tandis que le public, placé sur des gradins à l’extérieur, ne pouvait qu’apercevoir quelques silhouettes et une part réduite de leurs déplacements et assistait simultanément à la projection du film réalisé en direct sur un écran situé sous les fenêtres des bureaux) ; le film issu de la performance filmique, présenté en sélection officielle de la 35e édition du festival Cinemed de Montpellier en octobre 2013 ; la performance filmique créée en juin 2015 et conçue, elle, pour être jouée dans des théâtres (la distance entre acteurs et spectateurs y est ainsi moindre qu’en 2013, sinon que les uns et les autres sont séparés par une baie vitrée qui borde le plateau, et c’est au-dessus de l’espace scénique que se trouve désormais l’écran de projection).
En préambule, peux-tu nous dire quelques mots du collectif MxM et de la place que tu y occupes ?
À l’origine de MxM qui a été créé en 2000, il y a trois fondateurs : un compositeur (Nihil Bordures), un créateur lumière (Julien Boizard) et moi. Au départ, nous sommes tous sensibles à la musique rock et électro et nous aimons la notion de groupe. J’ai vite compris qu’à la sortie d’une école, il fallait fonctionner en groupe, et surtout se donner les moyens de créer sans attendre d’avoir des subventions. Nous avons donc fonctionné sur le mode de l’autoproduction pendant cinq ans : on travaillait à côté et on achetait du matériel dès qu’on avait un peu d’argent.
Des chartes se sont mises en place progressivement, comme l’égalité des salaires, la transparence économique… C’est un projet en partie horizontal : on décide de travailler sur certains thèmes pendant trois ans, je suis le directeur artistique, c’est moi qui choisis les textes, mais en création, chacun a son autonomie et je veille à la cohérence d’ensemble de la grammaire du collectif. Cela donne une écriture artistique très ouverte. Par exemple, je fais écouter des musiques à Nihil, il me dit ce qu’il en pense, du point de vue technique et esthétique mais aussi du sens. Je peux avoir le final cut sur certaines choses mais pas sur toutes. Notre fonctionnement en collectif est aussi lié à l’importance des technologies numériques dans notre travail, ce qui implique un partage des responsabilités. On garde une certaine incomplétude individuelle sur le plan de la maîtrise technologique, et c’est sur cette base qu’on écrit ensemble. Et puis on a un autre parti pris très fort, qui est de travailler essentiellement sur des auteurs vivants.
À côté des créations, il y a par ailleurs ce qu’on appelle des « satellites » : des performances, des installations, des concerts, et surtout de nombreux projets liés à la transmission. Je viens d’ailleurs d’être nommé « ambassadeur de la jeune création » par le Ministère de la Culture, aux côtés d’artistes comme Yoann Bourgeois ou Dorothée Smith… Nous sommes en effet partis du constat qu’on manquait de dispositifs de transmission en matière de transdisciplinarité. En 2007, nous avons donc créé le laboratoire nomade d’arts scéniques, qui rassemble des écoles d’art et des universités sur le territoire français et qui monte des projets avec des élèves de chaque formation, installation, spectacle, film en collaboration avec des structures de diffusion… Cette question de la transmission est fondamentale : le collectif parraine des jeunes compagnies qu’il accompagne sur les plans artistique, administratif et technique. C’est le cas de la compagnie Carte Blanche, qui est un collectif d’acteurs issus de l’École Nationale Supérieure d’Art Dramatique de Montpellier, et de Marion Pellissier – La Raffinerie qui participent d’ailleurs tous deux à Nobody. Sur cette création, nous avons aussi fait appel à deux étudiants de master de l’Université Paul Valéry de Montpellier qui ont contribué au travail dramaturgique.
Quelle est la place de ce projet dans l’histoire de la compagnie, et pourquoi cette prédilection pour Richter, parmi tous les auteurs de théâtre qui s’emparent aujourd’hui des questions relatives à l’économie et au monde du travail à l’heure néolibérale ?
Nobody ouvre un nouveau cycle centré sur trois thèmes : la communauté, le travail et le secret. On nous assène tous les jours que c’est la crise. Pour moi, ce projet est une manière de dire que la crise n’existe pas, du moins la crise financière. C’est une réponse à la question de l’indépendance : dans le théâtre et la culture, mais aussi dans la viticulture, la restauration et d’autres domaines, il y a de nombreuses organisations indépendantes qui inventent des façons alternatives de travailler et dont on ne parle pas. La crise, d’après moi, ce sont surtout des gens qui ne tiennent pas leurs engagements. S’il y a une crise, c’est celle de la parole, et elle implique de nouvelles façons d’écrire.
D’autres auteurs m’intéressent aussi. Je vais travailler avec Alexandra Badea l’an prochain, et j’aimerais également travailler autour de Love & Money de Dennis Kelly dont j’apprécie beaucoup la façon de décrire le capitalisme comme une forme de cannibalisme. Mais ce que j’aime chez Richter, c’est qu’il ne revendique rien. Il se met du côté du spectateur et non face à lui. Il ne se veut pas plus intelligent que le système puisqu’il en fait partie : il ne le dénonce pas, mais montre comment on l’a ingéré, sans surplomb. Il n’analyse pas, il observe, et ne tombe pas dans les clichés. J’ai du mal avec les mégaphones et les banderoles. Il faut inventer d’autres modes de manifestation. En tant que spectateur, je n’aime pas qu’on me crie que le monde va mal, ou qu’on va y arriver.
En fait, je reviens au théâtre politique après une interruption. Il y a plusieurs années, j’avais travaillé sur la question de la manipulation médiatique, mais cela me paraît obsolète aujourd’hui : je ne peux plus supporter d’entendre qu’on est manipulés par les médias sur un plateau ! L’enjeu, c’est de proposer quelque chose, de s’emparer des outils médiatiques et d’écrire autrement avec eux.
Il faut partir de son point de vue. C’est ce que fait Richter dans Peace par exemple, quand il parle depuis le point de vue d’Européens (artistes et journalistes) qui regardent la guerre de loin et qui n’y comprennent pas grand-chose. Bien sûr, quand je travaille sur un sujet, je lis tous les journaux, je peux même faire des entretiens, récolter des témoignages. Il faut savoir un minimum de quoi on parle, mais je veux avant tout comprendre comment le sujet est éclairé. Je ne peux parler que depuis ma place, en l’occurrence celle d’une personne qui ne connaît pas la guerre ou qui ne la connaît qu’à travers les médias, les journaux.
Cela étant dit, la situation n’est pas du tout la même en ce qui concerne la question du travail parce qu’elle nous touche tous très directement. Pour des raisons personnelles, je suis sensible à ces questions depuis longtemps : le management dans les hôpitaux et les services publics, les fusions et les restructurations, le passage de la notion de patient à celle de client… La première charte dans MxM, c’est d’ailleurs de se sentir bien dans le travail. Avoir de l’humour et ne jamais manquer de respect à l’égard d’un collaborateur. Même si je suis metteur en scène, je n’ai pas plus de droits qu’un autre. Il faut se faire confiance, veiller sur les autres, être dans la bienveillance et pas dans la surveillance.
Après avoir monté Electronic City et Peace, j’ai donc voulu revenir à Richter à partir de la question du burnout. J’avais aussi beaucoup travaillé sur l’amnésie dans mes créations précédentes. Et le burnout, justement, ça brûle la mémoire. Les gens qui tiennent le monde aujourd’hui, ce ne sont pas tant ceux qui ont l’argent que ceux qui ont la maîtrise du temps. On n’accorde plus de temps aux gens. Y compris dans le monde du théâtre. Les réalités de production imposent un rythme incroyable ! Richter le dit aussi : d’une certaine manière, il parle également de la Schaubühne à travers le monde de l’entreprise dans Sous la glace. C’est pourquoi il est crucial de réinventer des temps de création et des temps de production. Il en va de notre responsabilité, ce qui est un enjeu essentiel du spectacle à mes yeux.
De toute façon, le capitalisme, c’est nous. Moi, j’ai été biberonné par le capitalisme, je suis né avec, c’est ma donne, je ne peux pas savoir s’il y a un meilleur système, j’imagine que oui, mais ce que je peux faire, c’est voir comment créer du sens avec ça. Le capitalisme récupère tout, mais on peut nous aussi le récupérer et essayer de profiter des possibilités qu’il offre pour construire des modes de production alternatifs ou du moins indépendants.
Est-ce possible concrètement, dans le monde du spectacle aujourd’hui ?
Oui et non. Il faut apprendre à inventer, à jongler entre plusieurs types de ressources. D’abord, nous tâchons de développer notre autonomie à travers nos outils. C’est pour cela par exemple que nous sommes Beta testeurs sur différents domaines (logiciel, télémécanique…), ce qui nous permet de créer un réseau de recherche et de production plus alternatif. Et puis, je pense que nous devons apprivoiser le mécénat et le partenariat. Pour Nobody, par exemple, il y a des partenaires comme agnès b. qui nous offre tous les costumes. Nous avons aussi noué des partenariats pour des logiciels et des vidéoprojecteurs. De toute façon, il faut bien recourir à des fonds privés compte tenu du désengagement progressif de l’État. Et puis, avec nos iPad dans nos poches, on ne va pas crier haro sur le grand capital. Partant de là, à quel niveau puis-je considérer que je suis indépendant ? C’est toute la question ! Comment se construit-on à la fois dans et hors du système ? La ligne, c’est de ne pas perdre de vue ce qu’on a à dire et ce pour quoi on est là.
Peux-tu revenir sur le processus de création et les éventuelles recherches qui l’ont nourri ?
On attaque toujours le plateau tardivement, avec un long laboratoire en amont. Bien sûr, il y a eu la familiarisation avec le théâtre de Richter, qui est beaucoup passée par Anne Monfort. Mais il y a aussi eu tout un processus de documentation pour éviter les clichés. Les comédiens ont suivi sur internet des cours de management, enquêté sur les formations aux métiers du conseil, se sont initiés à la PNL (programmation neuro-linguistique)… Ils ont aussi lu beaucoup d’ouvrages sociologiques, sur l’utilisation des théories du développement personnel dans le monde de l’entreprise, l’analyse transactionnelle et les scénarios de vie par exemple, et je leur ai indiqué une liste de films qu’ils ont regardés tous ensemble pendant deux à trois semaines. C’était d’ailleurs la fonction des deux étudiants en master, en collaboration avec Marion Pellissier, de nourrir l’équipe par des livres, des articles, des films de fiction et des documentaires, des photos, des bandes dessinées… Et puis il y a l’actualité du moment qui peut servir de support. Je pense à un article du Monde Diplomatique qui est sorti lors de la première phase de travail et qui revenait sur une déclaration de Laurence Parisot : « Benchmarker, c’est la santé ! »[1]…
On ne peut pas parler d’un sujet en se contentant d’archétypes. Pour moi, de ce point de vue, une pièce comme Push up de Schimmelpfennig est obsolète. Contractions de Mike Bartlett, c’est déjà mieux, même si on en arrive souvent à l’opposition de la méchante DRH et de l’employée victime. Dès qu’on parle de l’entreprise, la grande question, c’est le schéma que tu représentes. Dans Nobody, il n’y a pas de patron qui vient « cartonner » ses salariés : ils s’autogèrent… et ils se chargent eux-mêmes de s’entretuer… C’est pour ça que la question du benchmarking est si importante : d’une certaine façon, c’est un dispositif qui récupère le principe d’horizontalité à l’œuvre dans le fonctionnement d’Internet et de l’open source qui se sont développés contre les organisations pyramidales traditionnelles, mais il en corrompt complètement la logique collaborative. Il n’est plus question d’évoluer ensemble, mais de s’évaluer les uns les autres, ce qui n’a rien à voir ! Le même squelette a été utilisé pour faire quelque chose d’absolument différent, tout en gardant la force de séduction du modèle initial. C’est très malin : on ne tue pas les gens, on les laisse s’entretuer, tout en faisant comme s’ils se faisaient du bien !
Nous aimerions maintenant aborder le processus de montage. Sous la glace y occupe une place importante. Pour autant, tu as voulu lui adjoindre d’autres fragments de pièces (Peace, État d’urgence, Ivresse…), ce qui aboutit à la recomposition d’un texte qui a sa propre cohérence interne. Peux-tu nous expliquer les raisons de ce choix ? Par exemple, dans Sous la glace, Personne est célibataire, là où il est en couple dans Nobody…
Sous la glace est un texte magnifique qui se suffit à lui-même, la mise en scène qu’en a faite Richter était d’ailleurs formidable, mais la pièce tend à s’essouffler quand on veut l’associer au cinéma. L’idée était de faire une sorte de suite à Electronic City, qui fonctionne sur un principe de champ-contrechamp sur Joy et Tom, deux personnages en transit. Dans Nobody, je procède à un recradrage sur Jean Personne qui devient la figure centrale, et je me focalise sur la dissolution de la vie privée. Dans Sous la glace, l’espace intime est évoqué, mais il reste en hors scène. Moi, je voulais absolument montrer cet espace, et cette envie était liée à la caméra. La caméra a besoin que les textes soient incomplets, sinon elle n’a plus lieu d’être.
C’est aussi pourquoi tous les personnages ont des petites histoires privées, mais ratées. Leur sexualité est très pauvre. Ça manque de corps… Ça m’intéressait de montrer une sexualité proche de l’addiction, pulsionnelle, mais sans ancrage possible avec l’autre. Ce que raconte Richter sur cette impossibilité d’entrer véritablement en contact avec l’autre est très beau. On vit dans une société très onaniste où le sexe est immédiatement consommable sur des sites pornographiques. Que produisent ces endroits de frustration ? Quel degré de frustration faut-il pour aller aussi loin en termes de violence dans le travail ?
Tu as par ailleurs donné une place très structurante aux scènes d’entretien avec la psychologue de l’entreprise qui font pendant aux scènes entre Personne et sa femme. Ces deux éléments permettent de réinvestir un autre motif important de l’œuvre de Richter : non seulement la réduction de la vie privée sous la pression de la vie professionnelle, mais aussi la contamination de l’une par l’autre (surveillance, exigences de performance et mise en scène de soi, conduisant au même isolement affectif dans la chambre et au bureau).
Les dialogues entre Jean Personne et sa femme sont extraits d’État d’urgence qui passe par le prisme du couple. Que tes supérieurs te surveillent, passe encore, mais qu’ils interrogent tes voisins ou qu’ils informent ta sphère intime pour surveiller ton attitude en dehors de ton travail, c’est encore plus violent ! On est dans l’anticipation propre à la science-fiction. Il n’y a plus de contours entre la vie privée et la vie professionnelle. D’ailleurs, dans le spectacle, la chambre est littéralement dans le bureau ! C’est cette porosité que je voulais montrer. Je ne crois pas à l’idée qu’on vivrait dans des mondes virtuels du fait des nouvelles technologies. Ce qui compte, c’est la perte de la notion du temps. Nobody est un projet sur le temps. Par exemple, je vous défie de me dire dans quelle échelle de temps on est dans le spectacle : trois jours ? vingt-quatre heures ? temps réel ? On voulait donner à voir cette temporalité insaisissable qui empêche de dire qu’il y a un temps pour tout. Ce projet est un manifeste sur la question du temps : comment s’accorde-t-on du temps ? A-t-on encore du temps pour se désirer ? Le héros perd les pédales parce qu’il n’a plus la notion du temps.
Concernant la présence de la psychologue, l’enjeu est double : c’est celui de la surveillance, mais aussi de l’interconnexion. Mais au-delà de ça, ce qui compte, c’est que tout le monde est connecté : il n’y a pas d’espace propre possible. Le travail sur la lumière va dans le même sens et crée un espace uniformisé, sans ombres. Les entreprises sont souvent éclairées au fluo, il y a très peu de lampes d’appoint et, bien sûr, il y a les baies vitrées, des cloisons qui empêchent d’échanger mais qui font que chacun est sous le regard de tous. Quel espace a-t-on pour être nous-mêmes ?
Pour revenir au personnage de la psy, disons qu’elle est un bon prétexte pour ouvrir sur l’intime, mais aussi pour créer une dynamique qui permette de s’intéresser aux autres personnages qu’on ne suit pas autant que Jean. Cela permet une approche plus systémique, et c’est une belle façon scénaristique de rentrer dans un face-à-face avec un personnage pris dans sa singularité. En somme, on a choisi Jean, mais on aurait pu choisir n’importe lequel de ses collègues. Le paradoxe de ces entretiens, c’est que tous sont dans l’auto-surveillance mais qu’ils en viennent aussi à dire des choses complètement folles. Ils se livrent complètement ! Cette incohérence ou ce paradoxe, cette part d’absurdité permettent d’avoir de la distance. Et puis ces séquences sont souvent très drôles ! L’humour, c’est un aspect essentiel de l’écriture de Richter !
Ce processus de montage est proche de la façon dont Richter lui-même construit son œuvre, en multipliant les versions, en réutilisant des fragments de pièces déjà écrites et en mettant en ligne une grande partie de ses textes. Comment s’est passée la discussion avec lui sur la question spécifique du montage ?
Il n’y a pas eu de dialogue avec Richter sur le montage lui-même. Il a vu Electronic city, puis je lui ai demandé s’il acceptait ou non qu’on aille plus loin. Il m’a écrit une lettre pour me donner toute latitude sur ses textes. J’ai donc la grande liberté de pouvoir écrire des histoires dans ses histoires.
Quelles ont été les différentes étapes du projet, de la version de 2013 à celle de 2015 ? Ces deux créations sont présentées comme des « performances filmiques ». Peux-tu nous dire de quoi il s’agit, tout en précisant la spécificité des deux dispositifs en termes d’articulation entre théâtre et cinéma ?
Cela fait quatre ans qu’on travaille sur les rapports entre cinéma et théâtre, ce qui est absolument banal. L’idée était d’essayer d’inventer à partir de règles déjà existantes à la façon du Dogme95 : je ne voulais pas tricher avec le temps, mais produire de l’image tout en continuant d’avoir une relation au plateau. Ce n’est pas du théâtre filmé, mais ce n’est pas du cinéma pour autant. Il s’agit au contraire de créer une embolie avec le temps propre au cinéma. Se servir d’une structure qui scelle le temps pour y injecter de l’ouverture et la greffer sur une structure où le temps est vivant. Tout cela est parti d’une discussion avec Ariel Garcia-Valdès : je lui proposais de faire un film, il me proposait une pièce qui utiliserait l’image filmée, et nous sommes partis sur l’idée d’un long métrage en temps réel. C’est un peu comme les dramatiques télé à l’ancienne où tout était en direct, à ceci près que je ne fais pas de la télévision non plus ! Je suis un amoureux de Tarkovski, de Jarmusch, du cinéma japonais, de tout un cinéma qui explore le plan-séquence. Comme le disait Tarkovski, le rythme d’un film ne dépend pas que du montage mais du temps qui s’écoule dans un plan. Je n’invente rien. Nobody, c’est un plan-séquence d’1h30 entrecoupé d’autres plans.
En fait, la grande différence entre les versions de 2013 et de 2015, c’est ce que voient les spectateurs. Dans la version de 2013, 30 % de la production du film était à vue. On était en architecture naturelle : les spectateurs ne voyaient que le dos de la performance, ils étaient dehors, regardaient l’écran et, au-dessus, très loin, le bâtiment avec des acteurs minuscules. Dans la nouvelle version, qu’on appelle « la version studio », 70 % de la production du film est à vue. C’est beaucoup plus, mais il reste quand même du hors champ, quelque chose d’incomplet… Il y a ce que les acteurs jouent dans les coulisses et que l’on ne voit qu’à l’image, ce qu’ils jouent sur le plateau et qu’on ne voit pas sur l’écran, et puis des angles morts qui subsistent… Je trouve très beau ce jeu entre la coulisse et le hors champ, cette circulation entre les deux.
J’ajoute qu’on va aussi créer une version du spectacle sans aucun décor, façon Dogville, au LUX de Valence où je suis artiste associé.
Dans « la version studio », le statut de ce que l’on voit sur le plateau est indécis, à la fois lieu de fabrication du film diffusé en direct sur l’écran, avec cameramen qui tournent à vue, et lieu de fiction mettant constamment en jeu tous les personnages, y compris quand ils sont hors champ pour la caméra. Peux-tu revenir sur ce point, et préciser le sens des séquences face caméra, qui donnent l’impression qu’un documentaire est en train d’être tourné sur l’entreprise ?
Cela part du principe du docu-fiction, un peu comme Sous la glace, à ceci près qu’on a ajouté de la fiction. Sous la glace est moins fictionnel que Nobody. Ce qui m’intéresse, c’est de flouter les codes, de procéder à des formes de sampling pour constituer un objet hybride. Quand les personnages sont en salle de réunion, le filmage relève du format documentaire (le chef opérateur Nicolas Dorémus en a d’ailleurs faits beaucoup), alors que pour les scènes qui se déroulent dans la chambre, le format relève du cinéma de fiction. À certains moments, les personnages ignorent qu’ils sont filmés et à d’autres, ils le savent et on a alors affaire à un film d’entreprise où ils sont interviewés. Ceci dit, l’intervention de la voix off trouble ce partage et nous emmène encore ailleurs.
Cela rejoint la question de l’intimité et de l’absence de frontières entre les espaces et les temporalités. On est dans une société de l’autofiction. Quand tu communiques par Skype, tu regardes l’autre, mais tu te regardes aussi toi-même. C’est la même chose avec les selfies. Aujourd’hui, 90 % des gens sont naturels devant un objectif. Ils « s’autofictionnalisent » continuellement, et cela produit une forme d’indétermination propre à notre époque. Dans Nobody, on cherche précisément à rendre les contours nébuleux. La frontière ne doit pas être marquée : on ne sait pas vraiment s’ils sont filmés à leur insu ou en représentation pour un documentaire. Le moment où ça bascule doit rester imperceptible, parce qu’il l’est aussi dans nos propres vies.
Peux-tu revenir sur les jeux d’échelle que permet le dispositif : échelle collective de l’entreprise (sur scène), échelle intersubjective des dialogues (à l’écran), échelle intrasubjective du personnage principal en plein burnout (en voix off) ? Cette distribution va de pair avec un travail de composition de l’espace sonore : comment a-t-il été pensé ?
Le travail réalisé sur le son est très cinématographique. On a plusieurs strates : la musique, les voix, et les nappes, les environnements, ce qui constitue le corps sonore d’une entreprise. On a construit cette partition pour qu’on soit plus proches du cinéma que du théâtre. Quand on regarde un film, le son est un élément crucial ! Ça l’est moins au théâtre, sauf chez des gens comme Joël Pommerat dont les créations ont précisément à voir avec le cinéma. Nobody, à l’origine, c’était à la perche. Maintenant, c’est au micro HF : on entend le moindre souffle, ce qui pose d’ailleurs toutes sortes de questions techniques dont on prendra la pleine mesure quand on répétera directement dans les lieux de représentation. À ce stade, il y a beaucoup de bruits comme les sonneries de téléphone ou le claquement des talons qui couvrent les dialogues, mais il ne s’agira que d’un bruit de fond dans le spectacle. Les différentes sources sonores seront assez hiérarchisées pour éviter les parasitages. De plus, nous répétons pour l’instant sans la baie vitrée : celle-ci nous permettra de sélectionner tous les sons pour que tout soit intelligible.
Comment envisages-tu les rapports de force, de coexistence ou de concurrence, entre ces différents plans, les déséquilibres ou les hésitations qu’ils peuvent produire sur le spectateur en termes de regard et d’écoute ?
Chaque spectateur fera son trajet, un peu comme nous, aujourd’hui, faisons notre propre sélection parmi les événements qui se produisent et les informations qui nous parviennent. De plus, le théâtre n’est pas tyrannique comme peut l’être le cinéma : c’est un plan fixe et général (ou large) où tu cherches ce que tu as envie de chercher. C’est comme ça que je regarde le monde : je ne focalise pas mon regard sur un point, et je veux que le spectateur puisse papillonner dans le dispositif. La revendication passe aussi par le regard : tu peux regarder où tu veux, même si tout est maîtrisé. Le plateau permet justement de recontextualiser les enjeux et de désamorcer la tyrannie de l’image.
À mon sens, l’écran ne peut pas remporter la mise si le temps du film est le même que le temps du plateau. C’est la question clé si l’on veut que le plateau ait autant de force que l’écran, la condition de la greffe entre l’image et la scène : il faut le même temps, et il faut aussi que l’image s’écoute, qu’elle ait été pensée « à l’oreille ». Ce qu’on vise, c’est la création d’un espace où on peut vaquer, sans avoir à se dire constamment qu’on est en train de rater quelque chose. La création de temps d’errance possible pour conduire le spectateur à un état d’écoute flottante.
Films et séries ont souvent investi le monde du travail, notamment la vie de bureau des cadres, petits, moyens et grands, selon des modes très contrastés, de The Office à La Question humaine. Certaines œuvres ont-elles constitué des sources d’inspiration… ou au contraire des repoussoirs ?
Personnellement, j’aime beaucoup la version anglaise de The Office : c’est sur l’inefficacité pure ! Cela ne raconte pas du tout la même chose que Sous la glace, mais c’est formidable, notamment le jeu des acteurs et la façon dont ils intègrent puis oublient la caméra. Du point de vue esthétique, la première version de Nobody n’est pas si éloignée de The Office, mais la seconde va plutôt chercher du côté de La Question humaine, Margin call ou Bienvenue à Gattaca. Je pense aussi à L’Exercice du pouvoir, Ressources humaines, Le Direktør, Tokyo Sonata de Kurosawa et Shame de McQueen. Ces deux derniers surtout, pour leur sobriété, leur minimalisme, mais aussi la misère sexuelle qu’évoque Shame. Richter et McQueen, c’est fou comme ça se ressemble !
Je suis également très inspiré par la qualité des séries qui se produisent actuellement, True Detective, Top of the lake… L’écriture de Richter me fait l’effet d’un petit HBO du théâtre. D’ailleurs, j’adorerais transformer Nobody en série ou écrire une série avec Falk ! Dennis Kelly a bien créé Utopia !
Quel type d’entreprise veux-tu représenter ? L’univers visuel et textuel évoque à la fois la start-up, la grande firme et la moyenne entreprise, ce qui tient aussi à la coexistence d’accessoires high-tech et d’autres qui semblent déjà d’un autre temps comme les dossiers papiers.
Dans la performance filmique de 2013, on était dans une ambiance qui renvoyait davantage aux années 1990 qui était aussi tributaire des bureaux où l’on jouait. Ce n’est plus le cas maintenant que l’on joue dans nos propres décors : on est plutôt chez Apple ou au Boston Consulting Group, avec une esthétique très léchée, un design froid… Mais c’est vrai que l’entreprise représentée peut aussi faire penser à une structure de plus petite envergure du type start-up. Le papier a disparu, mais pas complètement. On joue d’ailleurs sur cette incohérence : la tablette tactile d’un côté, la photocopieuse de l’autre ! Bienvenue à Gattaca et The Office ! Du reste, ce mélange entre l’ancien et le nouveau est assez emblématique de notre génération transitoire. Dans la musique électro, on mixe l’analogique et le numérique. À sa façon, c’est aussi ce que fait Richter dans son écriture, et c’est ce qui caractérise ma façon de travailler. J’aime cette pluralité-là !
Nous aimerions t’interroger maintenant sur l’ambivalence que produit le parti pris esthétique du spectacle, tant au niveau de la distribution que de la scénographie. Si le propos est de montrer un univers délétère, il n’en reste pas moins que la vitrine est belle : les acteurs sont jeunes et beaux, ils sont très bien habillés et évoluent dans un espace immaculé, leur smartphone à la main… On retrouve d’ailleurs cette ambivalence dans certains spectacles de Richter comme Trust et Rausch, plus, d’ailleurs, que dans Sous la Glace, où Jean Personne est un cadre vieillissant qui détonne au milieu des jeunes loups dynamiques et séduisants. Comment joues-tu avec le risque que l’attraction l’emporte sur la répulsion dans la perception du spectateur ?
Montrer un vieux se faire tuer par de jeunes requins, c’est attendu à mes yeux. Dans Nobody, on a affaire à un requin parmi d’autres requins : ils sont tous jeunes et tous s’entretuent. La part de séduction qu’exerce ce système pourtant absolument destructeur doit impérativement faire partie de la représentation. Comme Richter, je veux montrer le côté magazine sur papier glacé : tout est extrêmement beau, propre, séduisant… et l’empathie se crée à travers la séduction. Je trouve cela beaucoup plus subversif ! On est dans un fascisme soft qu’on ne peut pas comparer avec le fascisme historique. Le pouvoir est devenu très séducteur, il maîtrise l’art de la communication, de la présentation de soi : c’est sa force redoutable !
En ce qui concerne les costumes et la scénographie, c’est le minimalisme qui a constitué mon souci premier. Les costumes sont beaux, certes, mais ils sont aussi très sobres, presque invisibles. Chéreau, je crois, disait que la force d’un costume, c’est qu’il ne se voie pas mais qu’il fasse voir la beauté de l’acteur et du texte. J’aime le minimalisme. Je suis assez japonais de ce côté-là. Pour la scénographie, c’est la même chose : ce serait beaucoup trop facile de venir la salir pour faire mine de révéler l’envers du décor ! Sur scène, l’open space n’est pas seulement là pour représenter le monde du travail, il doit permettre de faire ressortir les acteurs et le texte. La scénographie n’a pas à prendre en charge ce que dit le texte qui est suffisamment violent pour qu’on n’ait pas besoin d’en rajouter. La scénographie, c’est une toile blanche. Dans un texte de Leiris sur Bacon, il dit que ce qui sépare et réunit à la fois le fond et la forme, c’est le contour comme limite commune. Contrairement à un Rothko, Bacon assume la surface, il n’y a pas de mouvement dans le fond, mais seulement dans la forme. C’est pareil ici : quand l’un ou l’autre personnage de consultant se met à tenir des propos carrément fachos politiquement, il faut mettre un fond blanc derrière pour qu’on les entende pleinement. L’image a beau être en papier glacé, le discours est clairement écœurant.
Si le monde de l’entreprise évolue à de nombreux égards, je suis très sensible pour ma part à la dimension esthétique de cette évolution : la façon dont on s’habille, les espaces dans lesquels on circule, le design des objets… L’esthétique, ce n’est pas la surface, c’est la profondeur. La question de la critique est là. Quand on parle de vitrine et de papier glacé, c’est très profond. La guerre de communication est sophistiquée, et le théâtre a intérêt à se situer à cet endroit-là. Et Richter, Badea, Kelly, Bartlett…, ce sont des auteurs connectés qui ont compris comment fonctionne le monde dans lequel on vit. Et la nécessité de tridimensionnaliser la première page du magazine, de mettre la surface en volume, de donner à voir son épaisseur. La subversion est là.
[1] Isabelle Bruno et Emmanuel Didier, « L’évaluation, arme de destruction », Le Monde diplomatique, n° 710, mai 2013, p. 3.
Pour citer ce document
Cyril Teste, « (Dé)jouer le capitalisme. Façons de produire, manières de représenter », entretien réalisé par Bérénice Hamidi-Kim et Armelle Talbot, thaêtre [en ligne], Chantier #1 : Scènes du néomanagement, mis en ligne le 29 janvier 2016. url : https://www.thaetre.com/2015/12/20/dejouer-le-capitalisme-facons-de-produire-manieres-de-representer-cyril-teste/
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