Sur thaêtre
Focus Richter :
(Dé)jouer le capitalisme :
façons de produire, manières de représenter
Entretien avec Cyril Teste
Richter matériau : du texte au plateau
Anne Monfort
Le voyage d’hiver de Paul Niemand
Stéphane Hervé
Et ailleurs
Liens :
Le site de Falk Richter
Le collectif MxM
Day-for-night | Cie Anne Monfort
Entretien réalisé par
Bérénice Hamidi-Kim et Armelle Talbot
Traduction d’Anne Monfort
Parmi les œuvres théâtrales qui portent sur le capitalisme actuel, certaines, dont la tienne, mettent l’accent sur la façon dont il régit non seulement la sphère économique, publique, mais aussi la sphère privée des relations affectives.
Ce qui m’intéresse, fondamentalement, c’est la façon dont le système politique et économique fonctionne : d’une part, ses mécanismes et ce qu’il dit de la façon dont on doit vivre, d’autre part, ses conséquences sur la façon dont les gens pensent et agissent. Sous la glace traite ainsi de l’idéologie qui se transmet par l’intermédiaire de la langue, et de l’extension de l’efficacité demandée aux consultants, de ce qui leur est demandé dans le travail mais aussi dans leur vie privée. Certains thèmes m’intéressent particulièrement : l’état physique autant que psychique des hommes du monde occidental, la dépression, le burnout, le surmenage, le sentiment existentiel de vide, de n’en faire jamais assez alors qu’on en fait beaucoup trop, la perte corrélative du sentiment d’appartenance, que ce soit à un groupe ou à un lieu, et la transposition des exigences professionnelles de flexibilité à la vie privée. Le fait de changer d’équipe souvent, de ne partager que peu de temps avec les mêmes collègues… Cela va à l’encontre de la possibilité de créer des relations de longue durée avec d’autres êtres, et donc d’approfondir ces relations. À cause de cela, on peut considérer que le monde des sentiments se modifie, d’autant que les émotions doivent être constamment mobilisées pour le travail.
Sous la glace traite d’un homme qui se consacre exclusivement à son travail, qui consiste à évaluer des collègues, à voir s’ils sont suffisamment utiles à l’entreprise et à élaborer des plans de licenciement. Cela dit aussi, symboliquement, des choses de notre société : une société qui évalue en permanence l’efficacité des individus et qui œuvre à la maximisation du gain qu’on peut retirer d’autrui. Cette idéologie se diffuse dans tous les domaines, y compris dans le domaine artistique où l’on se demande sans cesse ce que peut nous apporter telle ou telle relation. Insidieusement, on se met tous à fonctionner sur ce modèle. C’est la thématique essentielle de toutes mes pièces. À ce titre, la crise économique de 2008 a eu un puissant effet de révélateur : on s’est vraiment rendus compte qu’il existait des failles dans le système, qu’il nous mène à l’épuisement, qu’il est dépourvu de sens et même de stabilité.
Comment l’écriture s’emploie-t-elle à montrer ces failles ?
Pour chaque pièce, j’essaie d’explorer une nouvelle forme, mais le point commun est l’utilisation de la langue, et notamment de la langue médiatique qui raccourcit la pensée. Dans Sous la glace qui date de 2004, la question a été de savoir comment écrire une pièce documentaire moderne, qui ne propose pas de solution mais qui analyse la situation du moment, à partir de la langue des consultants, envisagée comme manifestation de la pensée du consulting. La plupart des phrases utilisées ne sont que des versions retravaillées de propos réels tenus par des consultants dans le cadre du film documentaire de Marc Bauder, Grow or Go[1]. J’ai tâché d’apprendre cette langue comme on apprendrait une langue étrangère, avec ses caractéristiques fortes : beaucoup d’anglicismes, une absence d’émotions. Et j’ai fait coexister cette langue avec une langue poétique qu’elle vient sectionner de plus en plus.
La pièce utilise différentes sources : j’ai travaillé comme un journaliste d’investigation qui irait participer aux réunions de consultants sous couverture pour comprendre de l’intérieur le fonctionnement de ce monde, puis j’ai réalisé des entretiens avec des sociologues et des philosophes comme Richard Sennett[2], ou encore des journalistes économiques… Enfin, il y a une part autobiographique : mon père a longtemps travaillé comme manager, et quand j’étais enfant, j’ai vu de très près à quoi ressemblait cette vie, celle d’un manager qui travaille trop, qui s’effondre régulièrement, qui n’est plus capable de communiquer avec sa propre famille et se retrouve enfermé dans sa solitude. La pièce est composée de différents modes d’écriture qui s’entremêlent. Cela reflète la façon dont je vis dans cette société en tant qu’artiste. Nous vivons tous comme des petits managers, nous avons des téléphones portables, des ordinateurs, nous sommes très connectés, nous élargissons notre cercle d’amis en fonction de nos intérêts. Le système est vraiment en nous.
Par ailleurs, je suis metteur en scène, donc les textes sont influencés par les acteurs que j’envisage. Cela a été le cas pour My Secret Garden[3], mais aussi pour Sous la glace : le rôle de Jean Personne a été écrit pour Thomas Thieme, un acteur très connu en Allemagne, qui venait de jouer le roi Lear, et cela m’a permis de mettre en parallèle la façon dont Shakespeare montre comment un roi perd son royaume et son pouvoir, et la façon dont ce consultant, anciennement très puissant, déchoit, perd le pouvoir, et en devient fou.
Initialement, Sous la glace s’inscrit dans un ensemble intitulé Le Système, composé de plusieurs créations dont tu as été alternativement ou simultanément l’auteur et le metteur en scène (Electronic City, Amok, Hôtel Palestine et Sous la glace). Peux-tu revenir sur cet ensemble qui associe de multiples formes de violence, économique, géopolitique, médiatique… ? Que désigne ce « Système » et quelle place y occupe Sous la glace ?
Le Système est un cycle de pièces. Si l’on jouait tous les textes à la suite, cela durerait plusieurs jours. Je mets ici du matériau à disposition. Mon idée était que les pièces pouvaient se jouer seules ou que plusieurs textes pouvaient se combiner. J’imaginais aussi que tous les textes du Système ainsi que mes notes de l’époque pouvaient s’utiliser comme matériau pour un colloque, un cycle de spectacles ou un projet de recherche théâtral. Je voulais inciter des collectifs de théâtre à trouver des solutions très personnelles en se confrontant à ma proposition pour un nouveau théâtre politique. Il y a davantage que les quatre textes cités ici, j’ai écrit à cette époque de très nombreux textes courts sous le titre Esquisses pour l’Empire. C’étaient des esquisses, des tentatives. Dans différents textes, j’analyse les modes d’action du système dans lequel nous vivons. Je tente de m’en approcher sur le plan dramatique. Quelle est l’idéologie de notre système, comment agit-il en nous ? D’après quelles images du bonheur vivons-nous ? Où est le pouvoir dans notre société, où le ressentons-nous, où apparaît-il de façon cachée ? Quelle langue parlent les puissants et comment nous parlent-ils ? Ce sont toutes ces questions que j’aborde dans Le Système. Sous la glace est bien sûr la pièce centrale de ce cycle, avec Electronic City. Sous la glace représente l’idéologie, la pensée et la langue de la société de l’efficacité – la dictature de l’efficacité – et j’y montre à quel point cela abîme et détruit l’humain.
Pour revenir plus spécifiquement sur ta mise en scène de Sous la glace[4], comment s’est fait le choix de la scénographie, entre réalisme et fantastique ?
Au milieu de la pièce s’ouvre soudain une porte vers une autre réalité. C’est le moment où la conscience de mon personnage principal, Jean Personne, se scinde : il est encore présent au travail, et en même temps absent. Il a des visions, il voit un enfant, il est peut-être lui-même cet enfant, ou peut-être voit-il l’enfance qu’il n’a jamais pu vivre. Tout ce qui l’entoure devient de plus en plus surréaliste. Il ne pense plus de façon linéaire et évidente, et cela lui procure un espace où il peut se retirer. Il vit une « déconnexion » de la réalité qui contamine toute la pièce. C’est comme un virus qui se propage : Jean Personne tombe progressivement dans un délire, et la pièce à sa suite. Nous voyons la réalité qui se décale, ce qui permet de mieux l’identifier. C’est une réponse tardive à la distanciation brechtienne : ce cauchemar où nous vivons, c’est la réalité. Nous ne la percevons que rarement dans sa dimension cauchemardesque parce que nous nous sommes habitués à elle et qu’on nous raconte tout le temps que tout est bien ainsi et que tout a toujours été ainsi, et que notre société n’a pas d’autre alternative, et que le marché et sa dérégulation sont un don de Dieu… Mais en fait nous vivons dans un cauchemar. Un cauchemar tragi-comique. Il a aussi des côtés drôles, on dirait parfois un dessin animé absurde. Les consultants qui prônent l’efficacité sont à la fois des personnages comiques et des monstres. Lorsque Chaplin a représenté Hitler, c’est ce type de portrait qu’il en a fait : un personnage comique et un monstre. Tout comme George W. Bush était à la fois un personnage comique et un monstre. Tout comme cette parole de l’efficacité est absolument comique et monstrueuse. Nous rions de ces êtres qui sont responsables de la crise financière tout en sachant qu’ils détruisent notre société. La dimension irréelle de la pièce permet également d’offrir une échappatoire poétique. Il y a une autre réalité, il y a une autre vie : dans l’imagination, la poésie, l’humour, la beauté, l’horreur des images.
Si cette création compte encore de véritables personnages, on y trouve déjà ton goût pour l’adresse frontale, qui oscille ici entre la conférence publique et le monologue intérieur. Pour quelles raisons privilégies-tu ce mode d’adresse ?
Je veux m’adresser directement aux spectateurs, les impliquer. La forme de la pièce est aussi une conférence. Les consultants vendent leur philosophie de l’efficacité, ils font leur propre marketing, ils veulent convaincre le spectateur, ils entrent en dialogue avec lui et cherchent sa compréhension et ses faveurs. Le spectateur ne doit pas se distancier, se mettre en retrait, les personnages veulent le convaincre, le séduire : il doit voir le monde comme eux. Dans la mesure où le spectateur est inclus dans Sous la glace, il est soumis à une sorte de lavage de cerveau, il ne tarde pas à penser comme les personnages, qui fraternisent avec lui.
Sous la glace a également fait l’objet d’une adaptation opératique dont tu as signé le livret et la mise en scène[5]. Qu’est-ce qui a motivé cette création ? En quoi la pièce te semblait-elle se prêter à ce type d’adaptation et comment as-tu conçu le passage d’une forme à l’autre, compte tenu de la multiplicité des styles et des régimes de discours qui caractérise la pièce ?
Le compositeur Jörn Arneke a commencé à s’intéresser à la matière Sous la glace. Il y a une première esquisse de la pièce où Jean Personne enfant manifeste des dons artistiques mais en est détourné par ses parents qui veulent qu’il fasse des études « raisonnables », quelque chose qui rapporte de l’argent, et qui le poussent à travailler dans le domaine économique. Dans cette première version, Jean a une ouïe très fine, il entend la déchirure entre lui et les hommes, il entend le bruissement des chiffres. Derrière son masque de l’efficacité économique se cache une grande sensibilité. Tout cela invitait à une adaptation musicale par un compositeur. Arneke a suivi la musicalité du texte et a trouvé des transpositions sonores pour les émotions, les sujets, les espaces qui apparaissent dans Sous la glace. Il y avait les trois consultants – Papon et Soleillet étaient joués par des acteurs, toujours poussés à leurs limites vocales car ils ne savaient pas chanter au sens classique du terme, mais tout leur texte était noté de façon très précise, et il y avait perpétuellement des transitions entre une parole rythmique, des sons bruitistes, le chant. Jean Personne était joué par un baryton et l’enfant faisait partie d’un chœur de jeunes garçons à la voix cristalline. Toute la dramaturgie de la pièce se racontait par la différence des voix. Il y avait en outre un chœur de consultants – cinq chanteurs – et un grand ensemble de cordes. À quoi ressemble notre système d’un point de vue sonore ? Quels sont les sons, à quoi ressemblent les voix que crée un tel système fondé sur l’efficacité ? Si on lit précisément Sous la glace, on se rend compte à quel point j’y évoque souvent les sons et les bruits. Tout cela était le matériau qui a servi de base au travail du compositeur. Je trouve que cela a créé une pièce fascinante de théâtre musical. Le son du système.
Plus encore que la musique, c’est la danse qui s’invite de plus en plus systématiquement dans tes spectacles, via la collaboration avec Anouk van Dijk : quels sont les mérites, pour toi, de ce dialogue entre l’écriture théâtrale et l’écriture chorégraphique ? Dans quelles mesures ce dialogue a-t-il transformé ton rapport à l’écriture et au plateau et que permet-il de donner à voir de ce que la société fait au corps ?
Dès le début de mon travail d’auteur comme de metteur en scène, je me suis intéressé au corps dans notre société. Comment notre système politique, notre système économique agissent-ils sur notre façon de penser, de ressentir, d’aimer, mais aussi comment nos corps y sont-ils abîmés ? Quels corps notre société façonne-t-elle ? Cette question s’est certainement développée lorsque j’ai étudié les écrits d’Alain Ehrenberg, et auparavant ceux de Virilio et de Baudrillard décrivant les types de corps produits par le néolibéralisme – des corps accélérés, épuisés dans des états extrêmes. Dans quels espaces résident ces corps ? Comment les corps fonctionnent-ils, comment réagissent-ils les uns aux autres dans un monde où les hommes communiquent entre eux presque exclusivement par le biais du virtuel ?
Sur un autre plan, ce sont les limites de la langue qui m’intéressent. Où, sur scène, le texte s’arrête-t-il ? Où le corps peut-il exprimer quelque chose que je ne peux plus décrire par les mots ? La spécificité du travail avec Anouk van Dijk tient au fait que si elle prend toujours mes textes comme point de départ de ses chorégraphies, elle y ajoute du tiers, qui existe entre les lignes du texte mais n’y est pas exprimé directement. Cela ouvre sur un autre plan que celui de l’intellect, sur un endroit que la langue n’atteint pas, ni ne peut traduire.
Mon écriture a été influencée par le travail avec les danseurs. J’écris différemment quand je sais que des danseurs vont participer à un projet. Je laisse davantage d’espaces intermédiaires. Les lieux ne sont pas définis, il n’y a pas de personnages au sens dramaturgique classique du terme. Je sais que je dois laisser une place pour que la danse puisse se déployer. En même temps, les textes doivent permettre que la danse s’équilibre dans un champ de signification créé par la pièce.
Sous la glace a souvent été monté par d’autres metteurs en scène que toi, notamment en France (Stanislas Nordey, Anne Monfort, Victor Gauthier-Martin, Vincent Dussart…), et a également fait l’objet d’une adaptation de Cyril Teste auquel tu as donné toute liberté pour l’utilisation de tes textes (Nobody) : suis-tu ces créations et quel regard portes-tu sur elles et, particulièrement, sur celle de Cyril Teste ?
Je vois toujours les travaux d’autres metteurs en scène avec beaucoup d’excitation. Il est important pour moi que les metteurs en scène prennent mon texte au sérieux et se laissent porter par lui, sa rythmique, son contenu, qu’ils puissent se laisser emmener dans un territoire qui soit pour eux une terre nouvelle. S’ils pénètrent le texte en profondeur, ils peuvent le confronter à leur propre esthétique. Et il m’intéresse aussi de voir que des metteurs en scène prennent cinq ou dix de mes pièces et construisent ainsi une nouvelle œuvre autour d’un sujet qui les intéresse.
Je suis très heureux de la réception de mes pièces en France et en Belgique. Mes textes sont toujours des invitations aux metteurs en scène à les traiter de façon à créer quelque chose de nouveau. Ils supportent beaucoup, ce sont des textes forts qui permettent une forte intervention artistique. Je les considère comme un matériau qui permet aux metteurs en scène d’affiner et de développer leur propre esthétique. J’ai trouvé toutes les mises en scène que j’ai vues très fortes. Das Systèm mis en scène par Stanislas Nordey au Festival d’Avignon de 2008 a été pour moi un événement bouleversant. Jusque-là, j’avais toujours souhaité que quelqu’un traite ainsi mes textes et construise à partir de différents textes une œuvre radicale, poétique et personnelle, un grand spectacle exigeant vis-à-vis des spectateurs, qui ne les épargne pas, les livre à un bombardement de textes et de pensées, à un voyage de six heures dans la pensée et les sensations de l’auteur Falk Richter. J’aime beaucoup les travaux d’Anne Monfort, je trouve qu’elle crée une poésie très fine, très personnelle dans ses mises en scène. Par ailleurs, elle est évidemment ma voix française, elle a traduit toutes mes pièces, c’est par son intermédiaire que je parle en France. Le Nobody de Cyril Teste a aussi été un immense événement. J’avais vu quelques travaux de lui et j’avais suffisamment confiance en lui pour l’autoriser à créer une nouvelle œuvre à partir de tous les textes qui l’intéressaient. Et j’ai trouvé le résultat grandiose. Jusqu’à aujourd’hui, je n’ai vu que la captation vidéo, mais je l’ai trouvée très intense, très pénétrante. J’étais surpris de voir que mes scènes fonctionnent aussi dans un décor très réaliste, comme des scènes de film. Après avoir vu Nobody, j’ai eu envie d’écrire pour le cinéma et la télévision. En France.
Évoquant tes talents de dialoguiste et la dimension cinématographique de ton écriture, Cyril Teste nous a dit qu’il adorerait créer une série avec toi : en quoi le cinéma ou la série télévisée pourraient-ils constituer pour toi de nouveaux territoires d’exploration et dans quelles mesures ta pratique artistique est-elle influencée par ces formes d’expression ?
Cela m’intéresse. La télévision allemande est malheureusement assez horrible. Mais j’ai l’impression que la télévision française a un niveau plus élevé, produit des créations plus précieuses sur le plan artistique. Je m’imaginerais bien inventer et écrire une série pour la télévision française ou belge. Enfin, si quelqu’un m’y invite, je prendrais le temps de le faire. Et oui, mon écriture est influencée par la télévision et le cinéma. Comment pourrait-il en être autrement ? Je ne peux pas concevoir qu’un auteur européen ou américain vivant aujourd’hui ne soit aucunement influencé par la télévision et le cinéma. Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, je ne regarde plus la télévision, sauf à l’hôtel quand je suis en voyage, je regarde des clips sur youtube, je télécharge des séries, je regarde des films en DVD mais tout ce qui m’entoure, tout ce que je vis, entends, vois, rêve, imagine, influence mon écriture.
Sous la glace a été écrit il y a une dizaine d’années. En lisant l’ensemble de tes pièces, on a l’impression que la sphère privée y occupe une place de plus en plus importante, même si le hors-champ économique reste déterminant pour expliquer ce qui s’y joue. Peux-tu revenir sur cette évolution ? A-t-elle une dimension politique ?
Ce qui m’intéresse de plus en plus en effet, c’est la façon dont le monde des sentiments est devenu un marché. De même que le capitalisme est parti à la conquête de nouveaux continents géographiques et les a exploités, de même, il s’attaque aujourd’hui à cet autre univers qu’est la psyché, le monde émotionnel. Il y a un marché de psys, de coachs, et le capitalisme peut tirer énormément de profits de la perte de repères des gens. De plus, c’est une perte qu’il a créée et qu’il entretient : la crise du capitalisme n’en est jamais vraiment une, et le désespoir, celui qu’a provoqué par exemple la crise économique de 2008, constitue une promesse de profits considérable, une véritable aubaine pour le capitalisme.
Le travail des consultants a d’ailleurs changé : ils ne jugent plus seulement le travail effectué, mais aussi la façon dont les individus s’engagent émotionnellement dans leur travail. On teste à la fois leur stabilité, leur fragilité, et le fait qu’ils considèrent leur patron et leur équipe comme une famille. Il ne s’agit plus seulement d’accomplir son travail, mais aussi de s’engager totalement, émotionnellement, intérieurement. Par ailleurs, les émotions sont toujours le grand sujet du théâtre, et ce qui m’intéresse, c’est que l’amour est désormais devenu un autre lieu, comme le travail, où sont testées l’efficacité, la performance de chacun. Des mécanismes de surveillance sont mis en place, par les partenaires mais aussi par des spécialistes et des experts comme les psys et les coachs.
Comment cette évolution s’est-elle traduite dans l’écriture ? Et par ailleurs, comment cela affecte-t-il le processus de création, et le travail documentaire notamment ? En effet, tu ne parles plus d’un univers professionnel qui t’est étranger, ou du moins éloigné : dans tes derniers spectacles, on a l’impression de personnages qui sont plus proches de toi professionnellement, qui exercent des métiers créatifs etc.
Cela passe par le fait que dans mes dernières pièces, il n’y a plus de personnages, c’est simplement du texte. De plus, ça m’intéresse comme metteur en scène de travailler avec des acteurs qui viennent en tant qu’eux-mêmes sur le plateau. Dans certains cas, je m’adresse même de façon directe au public, et les acteurs sont alors des représentants de l’auteur auprès du public. J’aime cette idée de parler sans intermédiaires, de livrer des processus de pensée : c’est possible au théâtre alors que ça devient si rare dans notre société hantée par les communicants.
Par ailleurs, j’ai complètement arrêté d’écrire des didascalies, j’envisage désormais une pièce comme une simple collection de textes. Mon idée en tant qu’auteur est de mettre du matériau textuel à la disposition d’un groupe d’acteurs ou d’un metteur en scène, et qu’il y ait une discussion sur ce qu’on va jouer. En Allemagne, il existe une expression : vom Blatt spielen (« jouer comme c’est écrit ») qui renvoie à des pièces avec des indications extrêmement précises rendant le travail du metteur en scène superflu. Je préfère de loin être dans un dialogue artistique. De plus en plus d’artistes considèrent mon texte comme un matériau, qui leur laisse beaucoup de liberté, alors même que ces textes me sont très personnels.
Nous aimerions revenir sur cette question du travail collectif, mais aussi du collectif en tant que tel, tant du point de vue du processus de création que de la façon dont tu le représentes. Nous pensons notamment à Rausch[6], où le mouvement Occupy est représenté comme une force en définitive assez faible. Faut-il y voir la marque d’un certain pessimisme politique ?
Je ne suis ni optimiste, ni pessimiste. J’essaie de décrire ce que je perçois de notre monde. Je pense que des mouvements comme Occupy sont une bonne chose, cela a permis de rassembler des gens, cela a aussi permis à ceux qui n’y ont pas directement participé d’oser réfléchir à notre système et de ne plus considérer qu’il était dépassé de le faire. Ces mouvements créent donc un moment d’espoir, même s’ils ne durent pas très longtemps et même si l’influence de ce mouvement spécifique a été très minime.
Concernant la façon dont je travaille, le terme collectif n’est pas approprié. Je travaille depuis quatorze ans à la Schaubühne où il y a des structures hiérarchiques, même si elles ne sont pas toujours palpables. L’organisation du système théâtral allemand est telle que le metteur en scène gagne plus que les acteurs, prend les décisions, est considéré comme responsable face à la direction. Dans cette mesure, on travaille comme des entreprises tout à fait normales. Cela étant dit, je tâche de plus en plus de sortir de ce système et de travailler en indépendant. C’était le cas pour My Secret Garden, où j’ai travaillé avec trois performeurs – Stanislas Nordey, Laurent Sauvage et Anne Tismer – qui mettent aussi en scène leurs spectacles, écrivent leurs textes… Nous avons travaillé tous les quatre sur un pied d’égalité. D’une certaine manière, c’est aussi ce que j’essaie de faire avec les acteurs et les danseurs avec lesquels je travaille en Allemagne, qui sont d’ailleurs parfois indiqués comme co-auteurs du spectacle, parce qu’ils sont très engagés dans le processus de création, qu’ils apportent de la matière et des idées.
Nous voudrions revenir sur la question des pouvoirs critiques du théâtre. Dans un des tableaux de Trust[7], les personnages, affalés sur des canapés, évoquent toutes les références qui nourrissent ta réflexion (Illouz, Ehrenberg etc.), mais disent en même temps que le savoir de la catastrophe ne sert pas à grand-chose et que la conscience des phénomènes n’aide pas à les modifier. Quelle influence cela a-t-il sur la capacité du théâtre à nous aider à agir ? Ton théâtre n’a pas renoncé à l’exigence d’en découdre avec la réalité, mais avec un scepticisme qui tranche avec toute la tradition du théâtre critique qui pensait que la prise de conscience permet l’action.
Trust formule un constat. J’ai écrit la pièce en pleine crise financière, alors que la propagande d’État d’Angela Merkel était à son comble. On nous a d’abord dit que le problème n’était qu’américain, puis que tous les pays seraient touchés, mais il n’a jamais été explicitement reconnu que la crise financière allait produire une crise économique mondiale d’une importance considérable, et que cela nous concernait tous. Et de fait, à ce moment-là, la société était à la fois trop choquée et trop épuisée. Une phrase revient d’ailleurs de façon lancinante dans la pièce : « et si on ne touchait à rien ». C’était paradoxal et suicidaire car on venait d’avoir la preuve que ce système ne marchait pas et était nuisible. Pour moi, le devoir d’un auteur n’est pas de propager de l’espoir, de proposer des solutions immédiates ou de diffuser des slogans, c’est de faire prendre conscience de ces paradoxes et de ces contradictions.
Ces contradictions, ne les vis-tu pas sur le plan professionnel, en tant qu’auteur-metteur en scène ? Bien que le monde théâtral allemand s’inscrive dans une économie subventionnée, n’es-tu pas confronté à des inégalités et à un productivisme qui ont directement à voir avec la logique de marché capitaliste ?
Je pense que le théâtre n’est plus un espace protégé, qu’en effet, il est régi par les principes du marché : il faut avoir du succès, faire de la publicité… Cela étant dit, tant que j’ai du succès, je jouis d’une certaine liberté, et j’en ai incontestablement plus qu’un stagiaire dans une entreprise de consulting ! Par exemple, je peux décider de mon utilisation du temps, ce qui est un point crucial. Ce que j’apprécie également dans mon travail, c’est que je ne reçois pas d’ordres directs d’instances qui me diraient ce que je dois écrire ou comment je dois mettre en scène. Il n’en reste pas moins que je fais partie du système. Je pense qu’il faut toujours partir de l’idée qu’on appartient à ce système, qu’il est en nous, pour se donner les moyens d’élaborer un regard critique. C’est une contradiction qu’il est impossible de dépasser.
[1] Marc Bauder, Grow or go. Les Architectes du village global, Bauderfilm/ZDF, 95 min, 2003. Le film revient sur le parcours de quatre jeunes diplômés d’une école privée allemande en management, l’European Business School, de leur sortie de l’école à leurs premières expériences professionnelles. Il a également fait l’objet d’une adaptation théâtrale par Françoise Bloch et le Zoo Théâtre, Grow or go, créé en 2008 au Théâtre National de Bruxelles.
[2] Sociologue américain, Richard Sennett a écrit plusieurs ouvrages sur le travail et le capitalisme actuel, parmi lesquels Le Travail sans qualités. Les conséquences humaines de la flexibilité, Paris, Albin Michel, 2000, et La Culture du nouveau capitalisme, Paris, Albin Michel, 2006. Réalisé en 2003, l’entretien entre Falk Richter et Richard Sennett est accessible en ligne dans une traduction d’Anne Monfort sur le site de Falk Richter. url : http://www.falkrichter.com
[3] My Secret Garden, texte de Falk Richter, mise en scène de Stanislas Nordey, avec Stanislas Nordey, Laurent Sauvage et Anne Tismer, création en 2010 au Festival d’Avignon.
[4] Unter Eis, texte et mise en scène de Falk Richter, création en 2004 à la Schaubühne am Lehniner Platz, Berlin.
[5] Unter Eis, livret et mise en scène de Falk Richter, musique de Jörn Arnecke, création en 2007 à la Ruhrtriennale, Ruhr.
[6] Rausch, texte de Falk Richter, mise en scène et chorégraphie de Falk Richter et Anouk van Dijk, création en 2012 au Schauspielhaus, Düsseldorf.
[7] Trust, texte de Falk Richter, mise en scène et chorégraphie de Falk Richter et Anouk van Dijk, création en 2009 à la Schaubühne am Lehniner Platz, Berlin. Concernant la mise en cause de la puissance de mobilisation de la pensée critique, voir Falk Richter, Trust, trad. Anne Monfort, dans Trust. Nothing hurts, Paris, L’Arche, 2010, p. 21 : « apparemment ils se sont tous endormis en lisant de gros livres d’art et des ouvrages de philosophie et de science sociale : Alain Ehrenberg La Fatigue d’être soi, Eva Illouz Sauver l’âme moderne, Wolfgang Fritz Haug Esthétique des marchandises dans le capitalisme high tech, Byung-Chul Han Hyperculturalisme. Culture et mondialisation, ils sont tous couchés dans un océan de canapés et de fauteuils et baignent dans leur épuisement, ils bougent ça et là lentement, comme des fougères… ». Cette mise en cause atteint son paroxysme dans la suite de l’extrait, lorsqu’est évoqué l’ouvrage fictif du tout aussi fictif chercheur islando-japonais, Atsushi Lyngursvötsson, dont le sixième volume – « effondrement du système financier dans le capitalisme high tech après l’effondrement du système soviétique » – est en préparation : « nous ne comprendrons peut-être rien à ce livre et même si nous le comprenions, nous ne saurions pas quoi faire de nos connaissances, à quoi sert tout ce savoir ? À quoi ? Nous aurions peur que Atsushi Lyngursvötsson ne soit arrivé à la conclusion que le système tel que nous le vivons aujourd’hui s’effondre en effet au plus tard dans 5 ans, et que faire alors de cette conscience ? Convenir d’un nouveau système ? Comment cela pourrait être possible ? […] C’est trop compliqué de changer tout ça. » (ibid., p. 25).
Pour citer ce document
Falk Richter, « Voyage au cœur du système », entretien réalisé par Bérénice Hamidi-Kim et Armelle Talbot, thaêtre [en ligne], Chantier #1 : Scènes du néomanagement, mis en ligne le 29 janvier 2016. url : https://www.thaetre.com/2015/12/20/voyage-au-coeur-du-systeme-falk-richter/
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