Cœur d’acier
Eddy. On nous demande de rester paisibles.
Tu peux encore rester paisible, c’est ça /
Et la colère /
Tu vois Anna, si je pouvais, je descendrais dans la ville et ce ne sont pas des canettes que je jetterais contre les murs.
Des pierres entières dans les vitrines et le rideau de fer que je balancerais.
Raser tout avant que ça ne soit eux qui se mettent à le faire.
On ne nous regarde pas, on ne nous considère pas /
Qu’est-ce qu’on considérerait après tout ?
Qu’est-ce qu’on peut considérer dans un crassier ?
Je dis crassier /
Y a que ceux qui le connaissent, qui savent ce que c’est /
Ne me fais pas dire ce que je ne dis pas Anna /
Je ne dis pas que le crassier est plus beau qu’un morceau de côté des Alpes /
Je dis qu’ils vont raser /
Tout /
On ne nous demandera pas si ça nous convient.
Ça peut convenir à qui ?
Doris. Anna, viens-là !
C’est quoi ce bordel !
Qu’est-ce que je t’avais /
C’est quoi ces manilles, pose ça Eddy /
C’est la maison de redressement que vous cherchez !
Pose ça /
Manquerait plus que tu y mettes l’essence, puis le feu /
Vous avez quoi dans la tête !
Eddy. On a rien dans la tête.
On a plus rien dans la tête.
ENCULÉ !
On a le crâne vide.
Je voudrais le faire disparaître /
Tu vois
c’est comme ça qu’on devrait les faire taire /
Doris. On se calme Eddy /
Eddy. On se calme de quoi ?
T’as déjà vu une bulle tropicale pousser au milieu des crassiers ?
Regarde /
Tu crois franchement qu’on va creuser des trous pour des piscines et planter des bananiers ?
Doris. Je ne sais pas Eddy /
Eddy. Tu crois franchement que moi ou ma mère on ira faire les gigolos en tee-shirt moulant dans leur bordel à Hollandais pour retrouver du travail ?
Doris. Ce n’est peut-être pas si grave /
Eddy. Et ton mari
tu le vois avec un tee-shirt moulant sur de la musique zen ?
La technique /
On lâche des bulldozers pour retourner la terre et on devrait dire merci !
Tu dis merci quand un chauffard te roule sur le visage dans la nuit ?
Doris. Je ne sais pas Eddy. Faut pas voir le mal /
Eddy. Toi, tu ne vois rien
parce que c’est gentil ta petite vie /
On sait bien que si tout flanche
tu auras toujours ton contrat de fonctionnaire pour torcher des vieux dans les hôpitaux /
Moi je ne veux pas qu’on saccage le peu de choses qui pourrait rester du passé.
Doris. Tu peux pas me parler comme ça, Eddy /
Tu es dur, Eddy /
Tout est dégueulasse ici, Eddy /
Moi j’ai envie de changement /
Justement j’ai envie qu’on le dépoussière un peu le passé et qu’on aille de l’avant /
Et s’il faut raser des vieilles briques alors je ne peux que rendre grâce /
Eddy. Je t’emmerde !
Anna. Viens maman.
Doris. Il est complètement ivre, Anna.
On ne laisse pas quelqu’un complètement saoul au milieu /
Eddy. Laisse moi pleurer !
Parce que c’est fini les lumignons et les parades gentilles dans la nuit, Anna /
On est pas des chiens /
Anna. Calme /
Eddy. Alors va lui dire que tu es contente
que tu trouves que c’est bien /
Lève-toi /
Vas-y /
Doris. Tu arrêtes Eddy maintenant !
À quoi ça sert de se mettre dans un état où tout sort de tes gonds ?
À quoi ça sert d’être sanguin comme ça ?
Te mettre la tête dans un étau /
Et
tu te fais saigner les mains
et tu te fais pleurer pour rien /
Pourquoi tu veux tout prendre à cœur alors que
Eddy
ce n’est pas Dubaï qu’on va construire sur une usine !
C’est du travail !
Eddy. Mais ferme-la !
* * *
L’homme. T’es arrivé Bobby.
Bobby. Je n’ai pas eu le temps de vous en parler avant /
Ma mère
la canette /
Vous avez de l’aisance dans la parole.
L’homme. Tu, comment ça /
Bobby. Le discours.
L’homme. Tu t’intéresses au discours /
Bobby. C’est un peu ma passion, oui.
J’écoute, j’essaie de comprendre comment les choses s’articulent.
Vous articulez bien.
L’homme. C’est l’habitude.
Bobby. Vous avez un conseiller passionnant, belle prose. Mieux que celui de votre campagne pour les élections, si je peux me permettre cette petite pointe de remarque.
Vous êtes heureux d’être un élu ?
L’homme. Oui /
Bobby. C’est intéressant.
L’homme. Merci
Bobby. Vous savez j’ai bien écouté ce que vous avez dit. Personnellement, je ne pense pas que ce soit si important la reconversion.
On va leur donner du travail.
Ils ne feront que se plaindre.
Au fond vous serez obligé de faire comme partout ailleurs.
Embaucher ailleurs.
Les gens sont fainéants par ici.
Mon père est fainéant.
Il est là
il distribue de la grainaille à ses pigeons
in fine pourquoi ?
Aucun enrichissement personnel.
Soutenez les véritables libertés d’entreprendre, Monsieur.
L’homme. Tu ne devrais pas regarder ton père comme tu le regardes.
Bobby. Vous avez déjà regardé ses mains à mon père ?
Elles tremblent.
Ce n’est pas un dysfonctionnement nerveux.
C’est la peur.
Il s’est planté.
Il ne nous laissera rien.
Regardez cet homme.
De manière mondiale
il nourrit 260 000 personnes à travers le monde.
L’argent nourrit. Les idées ?
Personne ne parle de ce que permet d’accomplir
en vrai
l’argent.
Personnellement nous savons vous et moi que ce n’est qu’un coup de peinture sur un mur de salpêtre ce Center Park.
Investissez dans les Philippines.
* * *
Doris. Tu veux pas poser ça, Joseph /
Joseph. Sais-tu combien d’oiseaux j’ai pu rassembler dans ce pigeonnier, Doris ?
Sais-tu le temps que cela a pris pour rassembler dans ce pigeonnier ces oiseaux venus de tous les côtés du monde, Doris ?
Les races, je ne les différencie plus.
Ils peuplent mon monde, prennent la figure de mon monde.
Je les regarde et les nourris comme jamais je n’aurais pu nourrir quiconque.
Leurs plumes, doux ramages
sont autant de vie /
Certains d’entre eux étaient élevés pour parcourir des terres
transmettre par delà des monts
des messages.
Aujourd’hui, ils ne servent plus à rien.
Aujourd’hui, c’est ça que tu cuisines, Doris.
Des oiseaux de collection qui ne finiront pas dans les bocaux d’un taxidermiste parce que nous les bouffons, Doris.
Je les égorge, tu les plumes, nous les mangeons.
De l’alouette de collection dans nos assiettes, Doris.
Je ne pensais pas que nous prendrions tant de plaisir à en faire des goulaschs, Doris.
Sais-tu, Doris, que je détruis tous les œufs qu’elles pondent ces dames ?
Je suis la vilaine accoucheuse.
Je prends les œufs et les jette dans la poubelle.
C’est ça, cette odeur dans le pigeonnier.
C’est celle des cadavres qui pourrissent dans leur coquille.
Le comble Doris, c’est qu’au milieu de tout ce petit charnier, depuis une semaine, il y a eu une éclosion d’œufs de mouche.
Je voudrais ne plus les nourrir mes pigeons
que déjà leurs enfants morts nés ont trouvé le bon moyen de produire de la becquée pour leurs pères et leurs mères.
Ce grouillement, Doris /
Il est fascinant, non ?
N’aie donc pas peur, sotte.
Regarde.
Approche, je vais te montrer autre chose.
Ici /
Vois-tu
la poubelle s’est, je crois, transformée en couveuse.
Hier, je suis entré ici
et c’est un petit bruit
comme celui d’un chaton agonisant qui sortait de cette poubelle.
Il n’est pas très beau
ce rescapé.
Il est même terrible avec ses yeux cachés sous une membrane de peau.
Le plus juste serait de l’éclater contre un mur, Doris, ce petit monstre qui défie la nature.
Mais je suis qui /
Je suis encore un homme, Doris, non ?
Doris. Il va falloir faire le ménage.
Mettre les plus beaux en cage.
On a encore reçu une lettre Joseph.
Pour l’expulsion.
Sans sommation.
Joseph, il va falloir partir.
Joseph. Tu regardes trop tes catalogues des voyages de l’agence.
Tu les feuillettes tellement que tu crois que nous pourrions partir vers un de ces pays.
Tu délires, Doris.
Tu délires tellement /
Anna croit que nous allons partir.
Tu vas finir par nous rendre tarés avec tes sottises.
Doris. Joseph, j’aimerais bien que tu lises cette lettre.
Au moins celle-là.
Joseph. Je ne sais plus lire, Doris.
Doris. Est-ce que tu pourrais arrêter /
Joseph. Est-ce que tu pourrais sortir de là
tu commences à lâcher des gaz anxiogènes pour mes oiseaux.
La viande sera dure ce soir.
Magali Mougel, Cœur d’Acier.
Inédit, 2015.