Une commande de la Compagnie des Mers du Nord
avec l’aide à l’écriture de la D.M.D.T.S.
Mise en scène de Brigitte Mounier
Création en novembre 2006 à l’Espace du Moulin à Grande Synthe
L’information avait largement « fuité » dans la presse agricole avant le début du conseil d’administration, Hans-Jeremy Glassfine, son PDG, l’a confirmé en fin de journée lors d’une conférence de presse : « Le conseil d’administration a décidé à l’unanimité de préempter les 26 % des régions non-franchisées détenues par l’État italien et espagnol dans le sud de l’Europe. » Le montant de l’opération s’élèverait à 4 milliards d’euros qui devraient être versés en début d’année 2007.
Selon Hans-Jeremy Glassfine, le PDG de la compagnie de restructuration mentale, une fois finalisée, la préemption des « 26 % des régions non-franchisées détenues par l’État italien et espagnol dans le sud de l’Europe » annoncée hier, assurerait au groupe le contrôle de 95 % de la population catholique calabraise et de 86 % des populations catholiques vivant à plusieurs familles sous un même toit en Estrémadure et en Andalousie, filiales de Speak Spanish Telekom. Ces populations vivant majoritairement à six ou sept sur un seul salaire ou une pension seraient regroupées dans une entité à responsabilité limitée baptisée Europless.
Suite à l’annonce du rachat des populations calabraises et de 86 % des populations catholiques vivant à plusieurs familles sous un même toit en Estrémadure et en Andalousie, la direction du groupe Germano-Britannique a précisé que la première tranche de financement serait assurée par les dividendes versés par Speak Spanish Telekom, et qu’une partie de la seconde tranche proviendrait de la cession de ses parts dans Another Environment Now. Par ailleurs, et pour couper court aux rumeurs qui circulent depuis hier sur un accord qui aurait été passé avec le numéro deux espagnol du recadrage agricole concernant la Basse-Andalousie, Hans-Jeremy Glassfine a précisé qu’il n’avait pas l’intention de racheter les 22,4 % de foyers vivant majoritairement à six ou sept sur un seul salaire ou une pension, foyers actuellement détenus par le groupe basque EBC.
* * *
Alors qu’Another Way Now, l’une des cinq premières compagnies de restructuration mentale mondiales, annonce des profits records pour l’exercice 2006, à savoir 14,2 milliards de dollars (plus de 400 $/seconde !), soit une hausse de 130 % de son résultat annuel, le géant de la restructuration comportementale germano-britannique est en butte aux attaques des quelques 3,4 millions d’habitants qui devraient être rachetés dans les jours qui viennent dans le sud de l’Europe.
Prologue
L’Européenne. Compte tenu de l’ampleur des dysfonctionnements de tous ces p’tits bleds et de la dérive et de l’importance des coûts de la culture méditerranéenne, nous avons décidé de nous séparer de la partie montagneuse du pays. Même les vieux qui sortent leurs chaises en paille le soir dans les zones côtières sont désormais contraints d’adopter de nouvelles approches pour identifier et saisir un nombre suffisant d’opportunités s’ils veulent s’adapter et croître.
L’actionnaire. Aujourd’hui, ces vieux doivent non seulement faire face aux nouvelles façons d’vivre, mais aussi s’bouger un peu l’cul pour qu’leurs bleds aient un peu une aut’e gueule. C’est d’ailleurs ce qui distingue depuis longtemps les vieux qui possèdent une grande faculté d’adaptation de ceux qu’arrivent pas à s’bouger l’cul.
La régionale. Tout à fait. Et malgré un plan d’redressement, ces bleds ne parviennent absolument pas à sortir de leur pauvreté. Et la résistance de ces bleds où t’as encore des mecs accrochés à leur plantations d’oliviers ou à leurs chèvres, procède, en partie, du fait que ces mecs en ont vraiment rien à foutre de vos nouvelles approches pour identifier et saisir un nombre suffisant d’opportunités d’faire du fric, is s’en foutent les mecs de s’adapter !
L’Européenne. C’est bien l’problème… !
L’actionnaire. Il serait tout d’même bon de rapp’ler ce qui ressort du rapport Roth à c’propos. Il est tout à fait édifiant. Il confirme la mauvaise configuration d’ces montagnes où t’as pas un poil d’herbe, et dénonce la présence encore massive de moutons et de chèvres qui ne sont absolument pas adaptés aux nécessités d’une croissance de 3,2, 3,4 %…
La régionale. Et alors ? Chacun évolue dans un environnement particulier…
L’actionnaire. Chacun évolue dans un environnement particulier, peut-être, mais vous reconnaîtrez avec moi que la vieille qui sort sa chaise en paille et s’installe sur le pas d’sa porte pour papoter ou éplucher des légumes ou le mec qui reste accroché à ses chèvres est en total décalage par rapport aux enjeux surgis ces vingt dernières années !
L’Européenne. Nous sommes évidemment préoccupés, comme vous, des menaces qui pèsent sur ces gens qui, c’est vrai, sont vraiment attachants. Le nord de l’Italie a déjà indiqué aux vieux qui sortent leurs chaises en paille et s’installent sur le pas de leur porte qu’il recherchait de nouvelles activités.
La régionale. Et les mecs qui restent accrochés à leurs chèvres ? C’est l’nord qui va prendre les dispositions qui s’imposent pour les faire descendre de leurs montagnes ?
L’Européenne. Il faut savoir qu’aujourd’hui, ces mecs accrochés à leurs chèvres ne satisfont pas à l’engagement pris devant la Commission de Bruxelles.
L’actionnaire. Le fait de permettre à un mec accroché à ses chèvres de pouvoir changer de métier une ou plusieurs fois au cours de sa carrière dans un bled où à trois heures d’l’après-midi t’entends les mouches voler, avec la formation préalable adéquate, lorsqu’il en a le talent, constitue un facteur de développement et d’épanouissement incontestable. La même préoccupation peut d’ailleurs pousser un bled où à trois heures d’l’après-midi t’entends les mouches voler à admettre ou même à favoriser la mobilité externe des types qu’ont pas 45 ans et qui sortent leurs chaises en paille pour papoter, et de considérer avec bienveillance le retour du fils Pellegrini ayant passé quelques années enrichissantes professionnellement dans des montagnes où t’as pas un poil d’herbe.
L’Européenne. Hier, dans un grand élan de générosité et de solidarité envers les mecs qui passent quelques années enrichissantes dans les montagnes où t’as pas un poil d’herbe, Francfort répondant aux inquiétudes de cette région du sud de l’Europe sur le prix du paysage, indiquait que celui-ci avait simplement rejoint son niveau de 1976-1977 et il s’étonnait qu’à l’époque il n’y ait pas eu de manifestation pour en réclamer la hausse.
La régionale. Mais à cette époque, t’avais pas besoin d’un programme pour favoriser la mobilité d’un mec comme le fils Pellegrini dans les montagnes !
L’actionnaire. La question n’est pas là… Aujourd’hui, bien d’autres professions sont concernées par la baisse du prix du paysage. Y a qu’à voir la famille Flumini, is travaillent tous dans une blanchisserie à Rome, y a qu’la grand-mère qu’est restée…
À l’heure où la spéculation sur la partie nord du pays bat tous les records, qu’envisagez-vous de faire pour augmenter le coût du paysage pour les professionnels concernés ?
L’Européenne. Vous m’interrogez sur le prix du paysage…
L’actionnaire. On ne peut rien vous cacher…
L’Européenne. Vous le savez, dans un souci de réduction des dépenses budgétaires, Bruxelles et Francfort mènent une politique dont l’objectif est d’organiser, sur dix ans, c’est-à-dire très progressivement, une augmentation de l’écart entre le prix du paysage où t’as rien qui pousse et celui où maintenant t’as des kilomètres de béton partout sur la côte. Nous faisons d’abord le maximum pour un accompagnement personnalisé et un reclassement individuel des mecs qu’ont passé quelques années enrichissantes professionnellement dans des montagnes où t’as pas un poil d’herbe. Ensuite, le comité interministériel de compression et de formation de ces hommes et de ces femmes qu’arrivent pas à bouger leur cul qui se réunira en septembre arrêtera de nouvelles mesures favorables à ces gens qu’on peut vraiment pas encourager à rester dans des bleds pareils, en particulier les Flumini.
La régionale. Vous parlez des Flumini, mais les Flumini sont allés rejoindre leur cousins à Rome… ce sont les inégalités dans l’accès à la côte où maintenant t’as des kilomètres de béton partout qu’il faudrait réduire…
L’actionnaire. Tout à fait, mais à ce sujet, il faut tout de même souligner l’effort des professionnels du tourisme qui se sont lancés avec enthousiasme pour aider les plus démunis.
La régionale. ?????
L’actionnaire. Ben, oui, quand tu descends d’ta montagne, t’es bien contente d’trouver un boulot d’femme de ménage dans un hôtel… L’adaptation aux besoins d’la côte où maintenant t’as des kilomètres de béton partout nécessite aussi que les femmes, tout comme les mecs encore accrochés à leurs chèvres évoluent.
La régionale. Mais ta côte où maintenant t’es tout fier parc’que t’as des kilomètres de béton partout pour tes touristes à la con, les hommes et les femmes « encore accrochés à leurs chèvres » comme tu dis, is en ont rien à foutre que tu penses qu’on peut vraiment pas les encourager à rester dans leur village…
L’actionnaire. Ce qui est certain, dis-je, c’est qu’une remise à niveau efficace de ces hommes et de ces femmes qui ne vous en déplaise, restent enclavés dans leurs montagnes où t’as rien qui pousse s’impose. Une remise à niveau qui implique de s’adapter à l’Europe de demain, une Europe de l’innovation, une Europe du risque et sûr’ment pas une Europe de p’tits bleds où à trois heures d’l’après-midi t’entends les mouches voler !
La régionale. Donc selon vous, descendre de sa montagne pour faire les lits de ces groupes de touristes qu’on trimballe dans un p’tit bus, c’est un progrès social !
L’actionnaire. Je le dis très simplement : les gens pauvres doivent évoluer.
L’Européenne. En même temps, ces p’tits bleds, faut pas déconner, une fois qu’t’as fait l’tour des trois quatre ruelles qui s’courent après, tu t’fais chier !
L’actionnaire. …En Californie, les villages de la Silicon Valley ont été les premiers à réaliser que vivre dans un village ça voulait pas dire rester assis d’vant chez toi comme un gros con en attendant qu’ça s’passe ! D’ailleurs là-bas, la nouvelle génération d’habitants rejette totalement le concept de gens attachants… Vous verrez jamais un Californien sortir sa chaise en paille pour papoter ! Le mec i préfère se considérer comme un professionnel tout à fait capable d’évaluer, et sa disposition à collaborer avec ses homologues urbains, et son aptitude à identifier — tout comme le mec qu’habite en ville — une opportunité pour faire du business !
* * *
Une politique défendant l’harmonisation européenne. Depuis plusieurs semaines, le monde catholique est inquiet. Il y a quinze ans, ces régions non-franchisées détenues jusqu’ici par l’État italien et espagnol dans le sud de l’Europe sous-industrialisée comptaient plus de 2 800 villages de moins de 3 000 habitants vivant souvent à plusieurs familles dans de toutes petites maisons rafistolées. D’ici cinq ans, leur nombre ne devrait pas excéder 0,7 % de l’ensemble des régions catholiques habitées. La porte-parole du Programme des Nations Unies pour l’Effondrement Progressif de la Pensée Agricole, Lindsey Andropeska a par ailleurs annoncé mercredi que la plupart des propriétaires de chèvres et autres ruminants devraient renoncer à leurs terres et à leurs animaux d’ici cinq ans.
La régionale. Après avoir pris connaissance des articles publiés par la presse internationale sur le rachat quasi probable par Another Way Now de plus de 80 % des habitants de la Calabre, de l’Andalousie et de l’Estrémadure soit 3,4 millions d’habitants qui devraient être rachetés dans les jours qui viennent dans le sud de l’Europe, le Comité de Pilotage à l’Initiative Post-Agricole et au Développement Andalous a engagé la procédure du droit d’alerte…
Une politique défendant la cause régionale. Les prévisions que vous venez de citer ne prennent pas en compte l’agriculture urbaine. Or, dans de nombreuses villes où des catholiques vivent souvent à plusieurs familles dans de tous petits appartements, les jardins potagers familiaux et communautaires permettent d’améliorer les régimes alimentaires et constituent souvent une source de revenus d’appoint pour ces populations vivant souvent à six ou sept sur un seul salaire ou une pension…
L’Européenne. Qui est-ce qui disait « mieux vaut être les plus pauvres en ville que les plus riches au village » déjà ?
La régionale. Les partisans de l’intégration à l’Union Européenne en Slovénie… Mais là on est pas en Slovénie… Tout d’façon cette ouverture à l’Est là… L’Europe, c’est toujours attractif pour un pays pauvre… On en sait quelque chose, mais bon, au final… D’ailleurs, les critères de rapprochement que l’Union Européenne a imposés en Europe de l’Est sont, en pratique, les mêmes que ceux que le FMI impose aux pays du Sud à travers ses politiques d’ajustement structurel, c’est tout dire…
L’Européenne. On veut faire partie de l’Europe ou on veut pas en faire partie… C’est un choix.
Une représentante des actionnaires. Oui enfin j’crois qu’faut même être clair : ce sont les pays pauvres qui frappent à la porte de l’Europe, c’est pas l’Europe qui va les chercher hein…
La régionale. En attendant, là c’est bien Another Way Now qui vient nous chercher, enfin nous chercher…
L’actionnaire. Oui, enfin là on parlait d’vos potagers et des concentration d’foyers qui vivent à six ou sept sur un seul salaire…
L’Européenne. Jusqu’à présent, les données disponibles indiquent que l’incidence de ces phénomènes de concentration d’foyers vivant à six ou sept sur un seul salaire ou une pension sur le Programme des Nations Unies pour l’Effondrement Progressif de la Pensée Agricole a été, en général, moins grande dans des tous petits appartements en ville, qu’en milieu rural. Et d’ailleurs, dans d’autres pays catholiques, on assiste à une réduction générale de ces phénomènes de concentration excessive de foyers dans un même appartement depuis cinq ans, en Calabre ou en Campanie, par exemple…
L’actionnaire. Ouais, et comme par hasard, qui va d’pair avec la régularisation des habitations bâties sans permis, mais bon…
L’Européenne. Je vous laisse la responsabilité d’vos propos, mais à en croire une étude récente du Comité de Pilotage à l’Initiative Post-Agricole et au Développement Andalous, il s’agit là d’une tendance générale dans la plupart des régions du sud de l’Europe sous-industrialisée : une Europe sous-industrialisée caractérisée je vous l’rappelle, d’une part par un faible esprit d’entreprise et des exportations relativement peu importantes en raison du manque d’ambition et de culture de croissance en général et d’autre part, par des liaisons entre les PME et le système d’enseignement supérieur quasi inexistantes…
L’actionnaire. Ouais en même temps, quand tu vois les PME là-bas… Enfin bon…
L’Européenne. Pour en revenir au rachat des habitants de la Calabre, de l’Andalousie et de l’Estrémadure…
L’actionnaire. Ouais enfin, une partie, parce que…
L’Européenne. 80 % tout de même…
L’actionnaire. Pour la Basse-Andalousie, jusqu’à preuve du contraire, EBC conserve ses parts…
L’Européenne. Oui, enfin on sait lesquelles… Pour en rev’nir à cette opération donc, opération qui assur’rait à Another Way Now le contrôle de près de 90 % des populations catholiques qui vivent souvent à plusieurs familles sous un même toit en Estrémadure et en Andalousie, jusqu’ici, les politiques d’ajustement comportemental qui ont été suivies dans ces régions sous-industrialisées se sont traduites à la fois par une migration accrue de ces populations vers les centres urbains, populations qui, je crois qu’il faut le dire, sont souvent très pauvres… Des populations qui peuvent vivre à six ou sept sur un seul salaire ou une pension dans de tout p’tits apparts et qui, sans ces jardins potagers familiaux ou communautaires ne mangeraient tout simplement pas à leur faim tous les jours…
L’actionnaire. Et… ?
L’Européenne. Et… ???
L’actionnaire. Les politiques d’ajustement comportemental qui ont été suivies dans ces régions sous-industrialisées se sont traduites à la fois par une migration accrue de ces populations vers les centres urbains et… ?
L’Européenne. …Et par une faible réactivité des mentalités… Et pardonnez-moi, mais visiblement ce n’est pas l’annonce de vos injections de capitaux qui va inverser la tendance… D’ailleurs on s’demande bien…
L’actionnaire. Oui enfin je tiens quand même à dire que ces capitaux qui ont tout de même été investis dans des projets d’envergures régionales, des projets d’infrastructure et de lancements de coentreprises catholiques notamment, devraient donner à ces populations, enfin j’ose l’espérer, l’occasion de réajuster leur région et d’les repositionner sur le segment des régions de moyenne gamme…
Une politique défendant la cause régionale. Mais ajuster à quoi… ?
L’actionnaire. À la hauteur des marchés bien entendu. Et les marchés n’attendent pas l’évolution des mentalités… Enfin…
La régionale. C’est pas en annonçant que la plupart des propriétaires de ruminants devront renoncer à leurs terres et à leurs animaux d’ici cinq ans ou que l’Europe sous-industrialisée est caractérisée par un esprit d’entreprise et des exportations relativement nuls que les choses vont se débloquer…
L’actionnaire. Ouais enfin, jusqu’à preuve du contraire, c’est pas avec leurs…
La régionale. D’ailleurs ces capitaux, qui va en profiter ? Ceux qui, faute de soutien de Bruxelles, ont déjà abandonné leurs terres ? Ceux qui vivotent avec des p’tits boulots par-ci par-là ? Les jeunes sans formations ? Les enfants qui arriveront sur le marché du travail dans dix ans ? Prenons l’cas des enfants justement… Ça veut dire quoi investir dans des projets d’infrastructure et de lancements de coentreprises quand t’as des gamins qu’ont déjà renoncé à l’école ? Ces enfants qui vous l’avez très bien dit, vivent entassés avec leurs parents dans des tout p’tits apparts ou alors des maisons rafistolées avec des bouts d’ficelles, sont au contact des touristes à longueur de journée… Alors certes, ils connaissent peut-être une dizaine de phrases-clés en langues étrangères, mais ils ne savent même pas lire l’espagnol, leur langue maternelle… Comme beaucoup de ces jeunes qui vivent dans des zones prisées par les tours opérateurs, l’école est pour eux une option, leur véritable travail consiste à vendre des cartes postales à des mecs et des nanas en shorts…
L’Européenne. Peut-être, mais on peut pas nier que le taux de pauvreté, et notamment de pauvreté des enfants, a nettement régressé au cours de ces dernières années dans des régions comme la vôtre. Ce taux est passé de 27 à 15 % en Estrémadure, et, plus spectaculaire de 45 à 19 % en Calabre… Sources Unicef. Bon ceci étant dit, on est bien d’accord, si cette baisse de la pauvreté des enfants est due à la vente de cartes postales — vente qui se fait en plus sur le temps de l’école — il est clair que nous sommes là dans le cas d’une économie de survie, pas d’une économie de créations d’entreprises… Et jusqu’à preuve du contraire, c’est pas avec une économie de survie qu’on r’dresse un pays.
L’actionnaire. En même temps, ça leur donne de quoi bouffer.
L’Européenne. C’est vrai que sans une refonte radicale de leur économie — …enfin leur économie… — on voit vraiment pas comment ces populations, qui, je l’répète, sont souvent très pauvres, — j’veux dire y a qu’à voir comment les mômes collent aux basques des touristes — pourraient tirer leur épingle du jeu dans une Europe, qui, et là je n’crois pas trop m’avancer : ne veut pas d’eux… J’crois qu’faut être clair là-d’ssus, l’Europe ne veut plus se traîner des boulets pareils… Et d’un certain côté on peut la comprendre… Et même si des régions totalement sous-industrialisées comme l’Andalousie ont à un moment donné, connu c’est vrai, une sorte de boom économique dans les années quatre-vingt-dix — notamment avec le développement des cultures sous serre et l’utilisation de nouvelles techniques d’irrigation — on n’peut pas dire aujourd’hui que ces hommes et ces femmes entassés à six ou sept avec leurs enfants dans des tout p’tits apparts ou des p’tites maisons toutes rafistolées ont joué un rôle dans la construction européenne…
L’actionnaire. J’crois qu’là-d’ssus, personne n’est dupe… C’est comme tous ces mecs qui restent accrochés à leurs chèvres…
Tous. ????
L’actionnaire. Écoutez, j’suis désolée, mais faut pas être naïf non plus. Intégrer des mecs qui sont scotchés à leurs chèvres et à leurs fromages là — ou croire qu’on peut les intégrer — à cette construction constitue vraiment un frein à l’harmonisation économique et mentale des pays de l’Union… Rome et Madrid l’ont très bien compris. D’ailleurs, le gouvernement italien avait annoncé dès 2001, dès 2001… son intention de se séparer d’la plupart des habitants d’ces régions…
La régionale. Ça c’est sûr que Madrid l’a bien compris hein, surtout quand is ont supprimé l’Plan d’emploi rural en faveur des journaliers…
L’Européenne. Mais bon en même temps, est-ce qu’ils avait vraiment l’choix ? J’veux dire, le problème il est là aussi…
L’actionnaire. C’est la même chose pour nous hein… Est-ce qu’on a vraiment l’choix ? Y sont là quoi, qu’est-ce qu’on en fait… ? Quand est-ce qui sont rentrés dans l’Europe ? En 1986… Bon ben, aujourd’hui y a qu’à r’garder hein… Après tous les espoirs qu’on a mis en 86 dans l’entrée dans la CEE des populations les plus catholiques du sud de l’Europe et la signature de l’Acte unique européen qui prévoyait la disparition de toutes les frontières économiques, la plupart des projets de refonte structurelle de leur économie — économie qui, faut-il le rappeler, avait toutes les caractéristiques des économies des pays en voie d’développement, j’crois qu’il faut bien être conscient d’ça — …bref, après leur entrée dans la CEE, leur économie a jamais décollé… en vingt ans…
Tous. …
L’actionnaire. J’veux dire : le nord reste le nord et l’sud reste le sud… Ça…
L’Européenne. Bon en même temps, le peu d’élasticité des mentalités agricoles ne date pas d’hier…
L’actionnaire. Ouais, enfin dans l’sud…
L’Européenne. Ouais, enfin tu vas en Pologne… pardonne-moi, mais… Enfin bref, pour en rev’nir à ces régions sous-industrialisées, à de nombreuses reprises, Bruxelles a dû faire preuve de fermeté vis-à-vis d’ces populations qui, fondamentalement — j’crois qu’vous l’avez très bien dit — restent accrochées à leurs chèvres, c’est tout… Maintenant, est-ce que l’annonce de leur rachat va faire évoluer la donne… J’avoue qu’là, je reste sceptique…
L’actionnaire. Ouais enfin rachat c’est pas non plus synonyme de croissance… surtout là quoi… Nos actionnaires ont manifesté un intérêt pour un remaniement des mentalités dans l’sud de l’Europe, c’est un pari, un pari que je respecte, mais c’est un pari risqué.
Et puis je crois qu’c’est clair, on sait très bien, sans vouloir ni provoquer ni polémiquer, que catholicisme et croissance n’ont, jusqu’à preuve du contraire, jamais fait bon ménage, hein… S’imaginer qu’un pays qui dans vingt ou trente ans comportera, j’crois qu’il faut l’dire, une majorité de citoyens de religion ou de culture catholique puisse encore être un pays réactif, quels que soient les contours que l’on donne à ce qualificatif, relève soit de la naïveté, soit du mensonge.
La régionale. Ça c’est sûr : va parler d’culture d’la croissance à des vieux qui sortent leurs chaises sur l’pas d’leur porte pour papoter, tu vas voir…
L’Européenne. On en r’vient au problème du peu d’élasticité d’la pensée agricole…
La régionale. On en r’vient surtout au problème de savoir c’que vous v’nez foutre ici oui.
L’Européenne. En même temps, c’est vrai qu’ce sont des gens très attachants…
Tous. … ???
L’actionnaire. Non, mais attendez, de quoi on parle là ?
La régionale. Ben, c’est bien c’qu’on voudrait savoir… Parc’que c’est bien beau d’débarquer comme ça et d’mettre des notes à tout l’monde là… m’enfin faudrait quand même pas oublier qu…
L’actionnaire. Mais vous confondez tout… J…
La régionale. J’confonds p’t’être tout, mais vous, vous comprenez rien à c’qui se joue ici, rien. Ça suffit pas d’venir donner des l’çons et d’pérorer d’vant des gens que Madame trouve « attachants », c’est sûr c’est attachant des gens qu’on vient voir vivre dans leurs p’tites maisons « toutes rafistolées », pour reprendre l’expression d’Madame, des gens qu’on prend en photo avant d’remonter dans son p’tit bus…
L’actionnaire. Attendez, excusez-moi, mais ces gens qui vous prennent en photo avant d’remonter dans leur p’tit bus comme vous dites, jusqu’à preuve du contraire, c’est eux qui vous font vivre… Faudrait p’t-être pas l’oublier.
La régionale. Dans des p’tites maisons toutes rafistolées, je sais…
Les autres (essayant de calmer l’actionnaire). …
L’actionnaire. Non, mais quand t’entend ça… Je…
La régionale. Nous on a p’t’être pas les moyens de s’prendre une semaine de congé pour s’faire trimballer dans un p’tit bus et aller s’agglutiner comme des grosses mouches à merde autour d’la moindre conn’rie à visiter…
Les autres (essayant de calmer la régionale). …
La régionale. Non, mais faut l’dire, c’est quand même les premiers connards à raquer pour le moindre p’tit porte-monnaie en cuir à la con ou ces espèces d’habits immondes là, genre grosses moufles qui t’grattent au bout d’cinq minutes…
L’Européenne. Genre production locale made in Taïwan surtout ouais…
L’actionnaire. En même temps quand on t’lâche dans ces bleds, genre quartier libre pendant deux heures, qu’est-ce tu veux faire d’autre… ? C’est le p’tit marché bien typique, genre dressé pour les hordes de touristes qui débarquent en bus, ou les p’tits magasins à chier en rang d’oignons dans la sempiternelle p’tite rue où tu peux même pas mettre un pied d’vant l’autre…
L’Européenne. On n’ignore évidemment pas la part que prennent tous ces p’tits marchés bien typiques ou ces p’tits magasins à chier dans la création de la valeur ajoutée en Europe sous-industrialisée, de même que nous n’ignorons pas le processus d’externalisation de la fabrication de ces produits disons « artisanaux »… Ces p’tits porte-monnaie en cuir ou ces habits dont parle Madame…
La régionale. Genre grosses moufles qui t’grattent au bout d’cinq minutes…
L’Européenne. Genre grosses moufles qui t’grattent au bout d’cinq minutes… Mais il faut quand même bien voir que ces gros bœufs en short qui filment tout…
Tous. ????
L’Européenne. Non, mais j’veux dire, faut pas s’voiler la face non plus… De toutes façons, c’est pas là l’problème… Mais il faut bien voir que jusqu’ici, ces… appelez-les comme vous voulez, ces « clients » conditionnaient la compétitivité des populations que vous êtes sur le point de racheter — enfin d’la population active en tout cas…
La régionale. Ouais enfin bon, toujours est-il que ça débarque en hordes agglutinées derrière un p’tit drapeau et après ça vient donner des l’çons…
L’actionnaire. Faut pas tout mélanger non plus…
La régionale. Bon bref… Pour en rev’nir à notre côté « boulet » comme le dit si délicatement Madame — qui représente Bruxelles quand même hein… —, pour en revenir à notre côté boulet donc, et là je n’parle pas d’ces p’tits marchés bien typiques, genre dressés pour les gros bœufs qui débarquent de leur p’tit bus ou des p’tits magasins contre lesquels nous nous battons… Hein… ces p’tits magasins à chier qui sont en rang d’oignons là, dans ces p’tites rues où tu peux même plus foutre un pied d’vant l’autre, non, je parle de ces hommes et de ces femmes qui refusent ce qui s’apparente aujourd’hui à une véritable économie du compromis, une économie du compromis dans laquelle on les enfonce depuis trop longtemps… Je parle de ces hommes et de ces femmes dont Bruxelles ne sait plus quoi faire…
L’Européenne. … ???
La régionale. Parfaitement… Pour bien comprendre notre côté « boulet » donc, pour bien comprendre cette absence totale de dynamisme de ces hommes et de ces femmes dont Bruxelles ne veut pas et qui vivent entassés à six ou sept dans de tout p’tits apparts comme vous vous plaisez à l’préciser…
Tous. Sans compter les enfants…
La régionale. Ouais, sans compter les enfants… Pour mieux comprendre cette absence totale de dynamisme de ces hommes et de ces femmes donc, des hommes et des femmes entassés à six ou sept avec leurs enfants…
Tous. Dans des tout p’tits apparts ou des p’tites maisons toutes rafistolées…
La régionale. OK… dans des tout p’tits apparts ou des p’tites maisons rafistolées… Donc, pour mieux comprendre l’absence totale de dynamisme de ces hommes et de ces femmes, des hommes et des femmes effectivement entassés à six ou sept avec leurs enfants dans des tout p’tits apparts ou des p’tites maisons rafistolées, i’m’semble qu’i faut aller plus loin que l’argument des populations qui restent accrochées à leurs chèvres, et plutôt s’demander, quelles sont les intentions réelles d’Another Way Now. Les Calabrais, les Andalous et les Estrémaduriens ont le droit d’savoir. Ils ont le droit d’savoir et de participer aux grandes orientations qui vont décider de leur devenir dans les semaines qui viennent. Et ça, Hans-Jeremy Glassfine semble l’avoir oublié.
L’actionnaire. Écoutez, je sais qu’le sort de vot’e région sous-industrialisée se joue loin de vot’e pampa et que depuis quelques jours vous êtes en train de prendre conscience qu’on n’vous demand’ra pas votre avis sur cette opération, opération qui devrait vous voir passer sous l’contrôle d’Another Way Now dans les prochaines semaines… Mais je crois qu’il faut que vous compreniez bien une chose : dans ce type d’opération, les actionnaires sont les seuls concernés, les seuls. En aucun cas les populations concernées, a fortiori des populations vivant majoritairement à six ou sept sur un seul salaire ou une pension, ne doivent s’interposer. Populations ou élus d’ailleurs.
La régionale. Que tu crois…
L’actionnaire. ???
La régionale. Qui va les faire fonctionner tes infrastructures et tes coentreprises là ? Tu nous prêtes des touristes ?
L’Européenne. Écoutez, je crois que l’débat n’est pas là… Votre pauvreté cache un vrai malaise… Aujourd’hui, nombreux sont celles et ceux qui s’interrogent sur l’avenir de l’Europe, et surtout sur ce que cette Europe signifiera dans un avenir proche. Aujourd’hui, il me semble que le vrai débat n’est pas de savoir si on peut ou non vous sortir de votre pauvreté, mais plutôt d’savoir si une Europe — s’agit-il encore de l’Europe d’ailleurs… — enfin d’savoir si une Europe qui risque d’être bientôt à majorité catholique et où un grand nombre de villes européennes sont d’ores et déjà à majorité catholique, peut ou non, prétendre demeurer ou redevenir une Europe de la croissance…
Tous. … ??? …
L’Européenne. Non, mais j’crois qu’faut app’ler les choses par leur nom.
L’actionnaire. Bah attendez, c’est pas un hasard si l’numéro trois mondial de la restructuration comportementale s’intéresse au sud de l’Europe hein… J’veux dire, la montée du catholicisme, maintenant on n’peut plus la nier… Faudrait être naïf pour pas la voir…
La régionale. C’est clair qu’aujourd’hui, l’Europe du nord flippe, et elle a raison d’flipper…
L’actionnaire. Ce qui est clair, c’est que de tout temps, l’innovation a créé une tension entre les pays les plus avancés sur le plan technologique et les pays sous-industrialisés comme le vôtre. À nous de trouver des solutions adaptées à votr’ retard.
La régionale. Mais de quel retard tu parles ? Quand on voit débarquer tous ces gros bœufs du nord en short, pardon, mais on s’demande où il est l’retard… J’veux dire, ça maîtrise à peine deux cents mots d’vocabulaire, ça s’agglutine autour d’la moindre connerie derrière un p’tit drapeau et c’est engraissé au hamburger…
L’Européenne. J’crois qu’là, nous nous égarons. Vous savez très bien de quoi il s’agit… Aujourd’hui, vos régions sous-industrialisées doivent faire un véritable choix : le choix du progrès social et de la croissance ou le choix…
La régionale. Ah parc’que s’faire trimballer comme un bœuf dans un p’tit bus, t’appelles ça un progrès social toi !
L’Européenne. Je le dis très simplement : les gens pauvres doivent évoluer.
Une petite sœur des riches. Chaque jour, nous rencontrons dans ces p’tits magasins à chier ou ces rues où on ne peut même plus mettre un pied devant l’autre, des hommes et des femmes qui souffrent de leur différence économique et sociale. Chaque jour, des responsables politiques, des militants d’associations et d’Organisations Non Gouvernementales, nous disent leur inquiétude, leur désarroi. Celles et ceux qui affrontent ces gros bœufs qu’on trimballe dans des p’tits bus ne savent souvent plus quoi faire. Aujourd’hui, un écart grandit entre celles et ceux qui essayent de s’adapter à ces gros bœufs, de profiter des évolutions technologiques et de la croissance dont bénéficient les pays riches, et une part croissante de la population d’Europe du Nord qu’on trimballe dans des p’tits bus, une population dont la dignité sociale se défait, une population qui a perdu tout idéal. Cet écart nous inquiète. Cet écart nous inquiète parce qu’il interroge toute conscience soucieuse de la dimension humaine de la vie.
Tous. ???
La régionale. Bah, c’est vrai qu’y a d’quoi s’poser des questions… Quand tu les vois, tu t’dis qu’t’es en face de vrais dysfonctionnements culturels.
La sœur. Sans aller jusque là et surtout sans juger ces hommes et ces femmes, quand ils ne sont pas agglutinés derrière un p’tit drapeau, quand ils se retrouvent livrés à eux-mêmes…
La régionale. Vous voulez dire, quand ils sont plus derrière leur p’tit drapeau avec un mec ou une nana en train d’leur expliquer c’qu’ils voient et qu’ils débarquent en hordes avec leurs shorts et leurs caméscopes dans les p’tites boutiques à chier dont on parlait tout à l’heure ?
La sœur. Je veux dire que cet homme ou cette femme en short se retrouve seul(e) avec sa banane qui pendouille et son caméscope, sans repères, pour construire sa personnalité.
La régionale. Tu m’étonnes.
L’actionnaire. En même temps, ces p’tits bleds, faut pas déconner, une fois qu’t’as fait l’tour des trois quatre ruelles qui s’courent après, tu t’fais chier !
La régionale. TU t’fais chier.
L’Européenne. Bruxelles ne dit pas autre chose. Je partage complèt’ment votre désir de voir ces populations qui restent accrochées à leurs chèvres avoir une exigence de réactivité. Des instructions ont d’ailleurs été données en ce sens — en accord avec leurs autorités locales…
L’actionnaire. Ouais enfin quand tu vois les autorités…
Tous. ???
L’actionnaire. Non, mais bon…
L’Européenne. Non mais bon quoi ?
L’actionnaire. C’est aussi à Bruxelles de prendre ses responsabilités… La politique de l’Union Européenne face à la montée du catholicisme en Europe depuis trente ans est une véritable politique de l’autruche… Aujourd’hui, tout l’monde sait que l’catholicisme recrute à tour de bras, et pas seulement dans les pays sous-industrialisés… Qu’est-ce que vous avez fait pour enrayer la montée du catholicisme depuis dix ans ?
La régionale. Attendez, attendez là…
L’actionnaire. Laissez-moi terminer. Maintenant, c’qui est clair, si les pays d’entrée d’gamme de l’Europe du sud sous-industrialisé se sentent exclus de l’Europe, ils seront favorables à la montée du catholicisme…
La régionale. Mais de quelle Europe on parle… Parce que si c’est celle de Maastricht…
L’Européenne. Mais Maastricht… Mais parlons-en d’Maastricht… Ça fait treize ans que l’traité a été signé, les pays désireux d’intégrer la monnaie unique devaient satisfaire à des critères de convergence précis : déficit budgétaire inférieur à 3 % du PIB, limitation de la dette publique à 60 % du PIB, réduction de l’inflation… Aujourd’hui, grâce au dynamisme du nord de vot’e pays, ces critères sont respectés, mais sans lui, vous seriez très loin de ces critères, et vous l’savez très bien…
L’actionnaire. Et pour abonder dans le sens de Madame, je rappellerai que si les résidents de la Navarre ou du Pays Basque ont des revenus annuels qui oscillaient entre 12 500 et 13 500 euros (entre 1996 et 2001), ceux d’Estrémadure gagnaient à peine 8 000 euros par personne… 8 000 euros par personne… Bon, en même temps, leur inflation est beaucoup moins élevée que dans l’nord du pays…
L’Européenne. Ben évidemment, l’inflation espagnole est due, on l’sait, en grande partie à la spéculation immobilière, là vous voulez spéculer sur quoi… Leurs baraques rafistolées ? J’veux dire : Rev’nu annuel moyen par habitant : moins d’8 000 euros, dette publique : 140 milliards d’euros… Et on parle même pas d’l’endettement familial, parc’que là…
L’actionnaire. En même temps, vous vous attendiez à quoi… ? À un miracle estrémadurien ?
La régionale. D’un aut’e côté, l’aide de Bruxelles, c’est pas l’plan Marshall non plus hein…
L’Européenne. C’est pas l’plan Marshall, mais c’est tout d’même, rien que pour l’Estrémadure, 94 millions d’euros ! 94 millions d’euros de fonds européens pour une dépense totale de 137 millions d’euros, dont une partie pour l’entrée d’la société de l’information dans les entreprises et le tissu économique en général ! Alors pardon…
L’actionnaire. Pour une région où on torture encore les taureaux, c’est pas mal…
L’Européenne. Si y avait qu’ça…
La régionale. C’est bien, j’vois qu’on a appris sa p’tite leçon par cœur. Vous avez bien signé vot’e petite lettre au moins ? « J’ai été informée de la souffrance qu’enduraient les animaux pendant les fêtes de la Saint-Jean et je suis choquée. Ils sont torturés pendant des heures avec des fléchettes et des banderilles. Il est inimaginable qu’une telle chose puisse se produire au vingt-et-unième siècle. Je vous informe que je ne me rendrai pas dans la région d’Estrémadure, car je ne désire pas passer mes vacances dans un endroit où les animaux sont torturés à mort »… Mais ne v’nez pas, ne v’nez pas…
L’actionnaire. Je voudrais dire quand même à ce sujet que d’après une étude réalisée pour la fondation Franz Weber — qui est comme chacun l’sait l’un des chefs de file des anti-corrida — c’est en Allemagne que l’on se montre le plus opposé à la corrida (93 % de gens interrogés sont contre), viennent ensuite la Suisse (82 %), la Belgique (81 %) et la France (73 %). En Espagne évidemment, ça tombe à 49 %. On en revient à c’qu’on disait tout à l’heure : l’sud reste le sud. Point.
L’Européenne. Cela dit, c’est leur culture hein… On a voulu l’élargiss’ment…
La régionale. Ouais, et t’as une fondation aussi contre tes hordes de supporters anglais imbibés d’bière ? Avec une p’tite pétition à signer, genre « je ne désire pas passer mes vacances dans un endroit où des supporters imbibés d’bière se déplacent en hordes » ?
L’Européenne. En attendant la Grande-Bretagne présente d’autres chiffres que les vôtres…
L’actionnaire. Ah, c’est sûr que là, on est pas dans l’cas d’un pays d’entrée d’gamme qu’attend qu’Bruxelles débloque des crédits pour avancer… Enfin le jour où l’Union Européenne comprendra que c’est pas en débloquant des crédits qu’les choses avancent… J’veux dire si y a pas une économie forte derrière, tu peux toujours débloquer des crédits hein… On voit bien l’résultat… De toute façon, les chiffres parlent : au sein des 25, les écarts ne cessent de s’accroître. Je crois qu’il faut pas s’leurrer. La région de Londres — avec ses « supporters imbibés d’bière » — est bien évidemment la plus riche de l’Union élargie, avec un produit intérieur brut par habitant équivalent à à peu près 260 % de la moyenne des Quinze. Elle est suivie par Bruxelles-capitale (215 %), le Luxembourg (195 %), Hambourg (170 %) et l’Ile-de-France (165 %). Quant aux six plus pauvres, toutes sont situées en Pologne (29 à 33 % de la moyenne) ! Mais avant l’élargissement, ce sont trois régions grecques et l’Estrémadure espagnole qui occupaient le bas du classement (moins de 55 %)…
L’Européenne. Sans commentaires.
L’actionnaire. D’toute façon, j’crois qu’aujourd’hui, les choses sont claires : soit vos régions d’entrée d’gamme s’posent deux trois questions sur l’état d’leur économie près d’vingt ans après leur entrée dans l’Europe…
L’Européenne. …Et avec tout l’fric qu’on a investi.
L’actionnaire. …et vous prenez enfin les décisions qui s’imposent ; soit les élus, les chefs d’entreprise — enfin les chefs d’entreprise… — continuent à faire l’autruche et dans c’cas, quand Another Way Now se sépar’ra de vous — comme l’a fait déjà Madrid — faudra pas s’étonner… J’veux dire, aujourd’hui les habitants d’vos régions doivent non seulement s’interroger sur leur absence totale de réactivité, mais aussi et surtout apprendre à fonctionner sans les perfusions de Bruxelles… C’est d’ailleurs ce qui distinguera à l’avenir ceux qui s’bougent un peu l’cul de ceux qui restent accrochés à leurs plantations d’oliviers ou à leurs chèvres.
Une artisane-fromagère. Ce qui à l’avenir distinguera véritablement celles et ceux qui, pour reprendre votre expression, « restent accrochés à leurs plantations d’oliviers ou à leurs chèvres » de celles et ceux qui s’bougent un peu l’cul, c’est avant tout la faculté d’inadaptation croissante aux réalités de la fabrication artisanale dont les marchés font preuve… Depuis qu’j’ai été obligée de mettre des gants en latex pour vendre mes fromages de chèvre par exemple…
L’actionnaire. Bah encore heureux…
L’artisane-fromagère. Attendez. Tout à l’heure vous nous expliquiez qu’intégrer des mecs qui sont « scotchés à leurs chèvres et à leurs fromages » — je cite, hein… les mecs en question apprécieront — intégrer ces « mecs » donc, à la construction d’l’Europe constituait un vrai frein à l’harmonisation économique et mentale des pays d’l’Union… Non mais vous imaginez quoi ? Qu’vous allez régenter la production fromagère internationale ? Qu’on vous a attendu pour savoir comment y fallait les fabriquer nos fromages ? Et puis qu’est-ce que vous y connaissez à la production des fromages ? J’veux dire si vot’e modèle, c’est ces espèces de fromages à pâte dure là, genre Cheddar ou Gouda, ben bonjour… Et puis surtout qu’est-ce que vous croyez ? Qu’on va s’faire hara-kiri pour qu’après vous puissiez nous r’fourguer toutes vos merdes sous vide ? Genre je bouffe du caoutchouc ? Et là j’m’adresse à Madame (à l’Européenne)… Si votre mise aux normes a un coût, comme vous nous l’ressassez assez souvent, elle a aussi un goût, le goût de l’uniformisation… Ou plutôt du non-goût. La bonne fadeur du nord… Mais vous allez y arriver, vous allez y arriver… J’préfère même pas savoir quels fromages — enfin quels fromages — mes enfants mang’ront demain… Qu’est-ce que vous leur concoctez ? Des fromages de chèvres élevées en batteries ? Des babybels fermiers ?
L’Européenne. Écoutez, c’est pas parc’que vous arrivez pas à nous r’fourguer vos trois quatre fromages qui s’courent après qu’i faut r’mettre en cause trente ans de politique agricole commune. Allez faire un tour en France, vous verrez qu’la mise aux normes hygiéniques — hygiéniques Madame — ne nuit ni à la qualité ni à la diversité…
L’artisane-fromagère. Allez dire ça aux producteurs d’Époisse…
L’actionnaire. Vous voulez parler fromage ? On va parler fromage. Depuis l’1er janvier 2000, obligation est faite à certains producteurs de fromages fermiers — vous êtes productrice de fromages fermiers (ton légèrement interrogatif) — de se soumettre aux normes européennes tant pour votre atelier de transformation que pour les analyses de vos fromages. Sont concernés : les producteurs, ou les productrices…, qui remettent plus de 30 % du poids total de leurs produits à des intermédiaires et livrent…
L’artisane-fromagère. …
L’actionnaire. …et qui livrent à une distance supérieure à 80 km de leur atelier. Pour les autres, il existe encore une dispense d’agrément…
L’artisane-fromagère. On a construit notr’fromagerie dans une vieille grange du village qui à l’origine servait d’étable pour les vaches. Et je tiens à préciser que celle-ci a été réalisée suivant les normes européennes (ça nous a coûté assez d’fric c’t’histoire…). Comme l’été notre vente se fait principalement sur place, c’est la salle d’emballage-stockage qui nous sert de point d’vente directe. On a installé une baie vitrée donnant dans la salle de fabrication, c’qui permet à nos clients d’assister à la fabrication d’nos fromages… Tout en respectant les normes d’hygiène.
La régionale. Ouais, les bœufs en short avec leur banane qui pendouille et leur caméscope… Les mecs sans r’pères…
L’actionnaire (la coupant). Ces bœufs en short avec leur banane qui pendouille et leur caméscope comme vous dites, représentent quand même…
La régionale. Sans r’pères…
L’actionnaire. Oui oh j’vous en prie… ces « clients » représentent quand même près d’87 % d’son chiffre d’affaires. QUATRE – VINGT – SEPT %… D’ailleurs, son chiffre d’affaires hors clientèle locale, progresse de 77 % en 2005 et représente 36 % du chiffre d’affaires total du bled où vous habitez… Contre 26 % en 2004 et 13 % en 2002. Et avec son étable transformée en fromagerie, au 31 décembre 2005, elle a tout d’même servi 7 812 clients dont près d’40 % d’touristes envoyés par des tours opérateurs (les mecs qu’on trimballe en p’tit bus…). En plus, avec l’intégration des fermes voisines, notamment celle des Flumini, son étable aménagée est devenue en 2004 LA grosse fromagerie du coin… Une espèce de numéro un calabrais d’la distribution artisanale de chèvres. Chèvres qui bien entendu sont inexportables… Mais ça…
L’artisane-fromagère. J’l’attendais celle-là… Là on parle de l’Europe, mais si j’prends l’exemple du Canada… l’Canada, vous connaissez ? Et bien le niveau annuel d’accès pour l’importation de fromage est fixé à 20 411 866 kilogrammes. Alors, excusez-moi, mais j’vois pas pourquoi les fromages de mon « étable aménagée » comme vous dites n’auraient pas accès à l’exportation…
L’actionnaire. Avant d’aller au Canada, faudrait d’abord que vous puissiez les vendre dans un rayon de plus d’80 kilomètres vos fromages…
L’artisane-fromagère. Sur les marchés pour touristes le long d’la côte… ? Entre deux marchands d’paniers made in Taïwan ?
L’actionnaire. Ouais sur les marchés pour touristes le long d’la côte. Et bien pour vous rendre sur ces marchés pour lesquels vous semblez avoir des difficultés à obtenir une autorisation…
L’artisane-fromagère. …
L’actionnaire. Je sais très bien de quoi j’parle… Pour vous rendre sur ces marchés donc, je vous rappelle que si le transport excède 80 km, la réglementation vous oblige à utiliser un engin « réfrigérant »… « ré-fri-gé-rant », c’est à dire isotherme, doté d’une source de froid — engin qui doit par ailleurs disposer d’une attestation de conformité technique (délivrée par le fabricant) et sanitaire (délivrée par la Direction des services vétérinaires).
L’artisane-fromagère. En même temps c’est moi qui fixe la température, alors…
L’Européenne. C’est bien là tout l’problème. Madame, excusez-moi, mais connaissez-vous la valeur de tolérance UFC pour les fromages extra-durs ou durs ?
L’artisane-fromagère. Les Unités Formant Colonie… oui, mais bon… j’veux dire…
L’Européenne. 10/g 100/g. 10/g 100/g… C’est le maximum autorisé en terme de germes Madame.
L’artisane-fromagère. Oui, vous parlez du dénombrement des Staphylocoques à coagulase positive… escherichia coli, mais…
L’Européenne. Escherichia coli, tout à fait. Escherichia coli et les salmonelles sont actuellement les principales sources d’infection bactérienne alimentaire en Europe Madame. Les symptômes de l’infection sont : maux d’tête, fièvre, douleurs abdominales et diarrhée dans un délai de 12 à 48 heures après l’ingestion. Madame, des adultes en bonne santé guérissent en général après une semaine, en revanche des complications sont à craindre chez les personnes affaiblies ou les jeunes enfants. Mais dans tous les cas, qu’il s’agisse de personnes en bonne santé ou non, de personnes âgées ou de jeunes enfants, dans tous les cas Madame, si ces personnes ne sont pas soignées à temps, elles peuvent entraîner la mort. La mort Madame.
L’artisane-fromagère. Écoutez, jusqu’à preuve du contraire, mes fromages n’ont jamais tué personne…
L’Européenne. J’aimerais vous croire Madame. Comme j’aurais aimé croire ce paysan tyrolien il y a quatre ans…
Tous. ????
L’Européenne. Le Tyrol, c’est pourtant pas la Calabre… Pourtant, souvenez-vous… Début juin 2001, un garçon de neuf ans provenant d’une ville assez importante du Tyrol — j’ai oublié l’nom du village — a été admis à l’hôpital pour une diarrhée sanglante, deux jours après avoir visité une ferme avec son école.
L’artisane-fromagère. …
L’Européenne. Laissez-moi poursuivre… Un prélèvement de selles a mis en évidence une souche d’escherichia coli entéro-hémorragique O157 ne fermentant pas le sorbitol et produisant des toxines Shiga 2c. Pendant ces cinq jours à la ferme, l’enfant avait bu du lait d’chèvre non traité — du lait d’chèvre non traité — donné par le fermier, comme 13 autres enfants sur 19, plus le maître. De nombreuses souches d’escherichia coli O157 ne fermentant pas le sorbitol et produisant des toxines Shiga 2c ont été cultivées à partir de deux groupes d’échantillons fécaux prélevés quelques jours plus tard sur sept chèvres de la ferme. Les échantillons de lait recueillis le même jour ne contenaient pas de souche d’escherichia coli. La PCR (polymerase chain reaction) a permis d’identifier les gènes de virulence stx1, stx2, eae et hly dans un seul échantillon. Après quatre jours, l’enfant était complètement guéri et a pu quitter l’hôpital, mais il était porteur asymptomatique Madame. Le 12 juin, la sœur du garçon (âgée de 27 mois), qui elle, n’avait pas visité la ferme, a été hospitalisée pour une diarrhée sanglante. Le 13 juin Madame, un échantillon de selles a révélé une souche d’escherichia coli productrice de toxines Shiga 2c et ne fermentant pas le sorbitol…
L’actionnaire. Enfin, pardonnez-moi, mais c’est qui qui arrose ces fermes à coups d’subventions ? Au passage, encore une région catholique… Quand vous débloquez des crédits, vous savez bien que vous investissez pas dans des unités de production pilotes au niveau d’l’hygiène… Et j’parle même pas d’l’intérêt sur l’plan économique, parc’que là…
L’Européenne. Dites tout d’suite que Bruxelles est responsable des germes que toutes ces populations qui survivent dans leurs montagnes à coups de subventions transmettent à nos enfants !
L’actionnaire. Je comprends tout à fait le problème que posent les chèvres de Madame. Tout comme je comprends votre cri d’alarme face aux risques qu’il y a à laisser des gens comme Madame fabriquer leurs fromages dans leurs étables aménagées — étables aménagées qui, vous venez de nous en faire l’implacable démonstration, peuvent faire de nos enfants des porteurs asymptomatiques d’un virus, qui, on le sait aujourd’hui, peut tuer… Mais, si l’absence de formation de ces fromagers subventionnés par Bruxelles peut avoir des conséquences dramatiques en matière de santé publique, elle pose surtout l’problème de l’intérêt qu’il y a à arroser des régions pareilles à coups de subventions !
L’Européenne. En même temps, regardez-la dans son p’tit véhicule réfrigéré pour aller vendre ses trois quatre fromages qui s’battent en duel… Si demain Bruxelles décide de leurs couper leurs subventions, vu c’qu’ils produisent, c’est évident qu’ils arrêtent tout d’suite…
L’actionnaire. En même temps, avec l’ouverture de l’Europe à l’Est, ne me faites pas croire que vous allez continuer à les perfuser… J’veux dire, tout l’monde sait très bien qu’c’est pas avec une Europe des étables aménagées et du lait cru qu’les investisseurs vont affluer…
L’Européenne. Oui enfin j’vous rappelle tout d’même que cette Europe des étables aménagées et du lait cru, vous venez d’en rach’ter une partie hein… Enfin bon je…
L’actionnaire. Oui sauf qu’investir c’est pas subventionner… Je sais qu’la différence est dure à comprendre à Bruxelles, mais elle existe. Europless ne sera pas un second Maastricht.
L’Européenne. Maastricht partait d’une volonté d’ouverture…
L’actionnaire. Et Europless de démantèlement du sud de l’Europe. Maintenir l’Italie et l’Espagne dans leur intégrité dev’nait impossible.
L’Européenne. Rome et Madrid ne disent pas autre chose…
L’artisane-fromagère. Rome et Madrid ne disent peut-être pas autre chose, mais en ce qui concerne la Calabre, c’est Rome qui nous a plantés. Reste à savoir maintenant si la recapitalisation d’Europless, de plus de 7 milliards d’euros, qui est demandée aux banques calabraises et à celles des deux régions espagnoles, sous formes notamment de conversions de prêts j’crois, non ?
L’actionnaire. Ouais ouais, tout à fait.
L’artisane-fromagère. Reste à savoir donc si cette recapitalisation d’ma région et des deux régions espagnoles peut sauver ma fromagerie…
L’actionnaire. L’ex-Calabre, tout comme l’ex-Andalousie ou l’ex-Estrémadure ont un besoin urgent d’capitaux et par conséquent, elles ne peuvent pas décourager les investisseurs… Ça s’rait courir au suicide.
L’artisane-fromagère. C’qui veut dire… ?
L’actionnaire. C’qui veut dire Madame, que nous sommes convaincus que le recentrage de vos activités sur ce qui a constitué jusqu’ici la force de vos régions sous-industrialisées — je parle du tourisme — constitue la meilleure stratégie — en fait la seule — à adopter pour assurer votre croissance… Enfin vot’e croissance…
L’Européenne. …Et faire fructifier les investissements d’leurs actionnaires.
L’artisane-fromagère. Attendez, vous voulez quoi ? Que j’transforme mon unité d’production en étable-vacances ? En Musée d’la fromagerie ?
L’actionnaire. Madame, est-ce que vous avez déjà mis les pieds ailleurs que dans votre pierrier ?
L’artisane-fromagère. ?????
L’actionnaire. Est-ce que vous vous êtes déjà posé, ne serait-ce qu’une seule fois, la question de savoir pourquoi tout l’monde se barre de vos montagnes là ?
L’Européenne. Madame attend peut-être qu’un grand groupe rachète ses chèvres…
L’artisane-fromagère. Les gens s’barrent de nos montagnes comme vous dites, parc’que Rome et Bruxelles ont tout fait pour qu’is s’barrent… On nous a bassinés pendant vingt ans avec la construction d’l’Europe, mais cette construction de l’Europe ne se fera pas tant qu’on fera le jeu des investisseurs et d’la spéculation.
L’actionnaire. Il ne s’agit plus d’la construction d’l’Europe Madame. La construction de l’Europe vous l’avez manquée. Aujourd’hui, il s’agit de vous restructurer.
L’artisane-fromagère. Attendez, pendant trois ans j’me suis cassé l’cul à mettre toute ma fromagerie aux normes, et maintenant vous v’nez m’dire qu’on doit s’restructurer ?
L’actionnaire. Madame, je crois que vous n’avez pas très bien compris… En passant sous l’contrôle d’Another Way Now, vous allez être regroupés dans une entité à responsabilité limitée baptisée Europless… OK ? Rome ayant cédé la plupart des régions d’entrée d’gamme du sud de la péninsule italienne, vous n’êtes plus dans l’Union Européenne…
L’artisane-fromagère. Mais au sein d’« une entité à responsabilité limitée »…
L’actionnaire. Exactement. Donc, il ne s’agit plus d’répondre aux normes d’une Union Européenne qui ne vous concerne plus ou à des critères que vous n’avez jamais été capables d’assumer — je parle de Maastricht, mais de vous repositionner dans cette nouvelle entité et surtout sur un segment un peu plus ambitieux qu’celui d’vos fromages à pâte…
L’artisane-fromagère. …
L’actionnaire. Pâte dure, pâte molle ?
L’artisane-fromagère. …Pâte molle…
L’actionnaire. Pâte molle, bon… Ben aujourd’hui, Another Way Now envisage de supprimer des activités comme la vôtre.
L’artisane-fromagère. Ben voyons… Et mes chèvres, elles se r’positionnent où ? Dans Eurochèvres ? C’est toi qu’émets les titres ?
L’actionnaire. Mais si vous y t’nez tant qu’ça à rester dans vot’e secteur de fromage à pâte molle… Allez-y, faites-nous des propositions… Vous avez fait une étude de faisabilité pour pénétrer l’marché dans votre catégorie d’fromage ? Comme apparemment vous êtes un peu prise par votre étable là, vous pensez externaliser pour la distribution ?
L’artisane-fromagère. Attendez, chacun son boulot et la distribution c’est pas mon boulot, moi mon boulot c’est d’faire des fromages…
L’actionnaire. Ça on a compris.
L’artisane-fromagère. Maintenant si vos réseaux d’distribution n’savent pas r’pérer la qualité des produits comme les miens, si pour pénétrer l’marché faut faire d’la quantité, si vot’e marché, c’est celui du Gouda sous vide ou du cendré made in Hong-Kong, j’crois qu’c’est pas vraiment mon problème… C’est plutôt c’ui du consommateur… Et puis jusqu’à preuve du contraire, c’est pas au goût d’s’adapter au marché… On alors si c’est l’cas faut p’us faire d’fromage, faut faire, j’sais pas moi… D’toute façon j’crois qu’on parle pas d’la même chose.
L’actionnaire. J’crois surtout madame, que vous n’aurez plus les moyens de faire vos fromages. Another Way Now, une fois encore, c’est pas Bruxelles. On n’parle plus d’aide Madame, mais d’obligation de résultats. Et j’suis désolée d’vous l’dire, mais c’est pas en aménageant une étable qu…
L’artisane-fromagère. De VOTRE point d’vue ! Au Canada…
L’actionnaire. Mais l’Canada Madame, avant d’en parler, faut déjà savoir si vous pouvez les vendre ailleurs que derrière votre baie vitrée ou dans les trois quatre p’tits marchés pour touristes qui s’courent après dans vot’e rayon d’80 kilomètres ! Au Canada Madame, il faut savoir que seuls les distributeurs de fromage peuvent demander une quote-part de la portion non utilisée du CT du fromage.
L’artisane-fromagère. ???…
L’actionnaire. Contingent Tarifaire. Et : « Distributeurs de fromage » Madame, s’entend, aux fins d’la loi sur les licences d’exportation et d’importation, des compagnies qui, en 2005, ont vendu plus de 100 tonnes de fromage à des détaillants, et dont plus de 35 % des revenus bruts sont dérivés de la vente de fromage.
L’artisane-fromagère. Moi, la vente des fromages, c’est 100 % d’mes revenus.
L’actionnaire. Peut-être, mais vous en vendez sûr’ment pas des tonnes et surtout, c’est pas en restant derrière la baie vitrée d’votre étable que vous allez développer vos ventes auprès des détaillants… Mais bon, le problème n’est pas là… et vous l’savez bien…
L’artisane-fromagère. La transformation artisanale du lait, ça vous supportez pas, hein… Nos régions « sous-industrialisées » comme vous dites, sont pauvres, ce sont des régions de chèvres et d’moutons, ça non plus vous supportez pas à Francfort ou à Londres… C’est un pays rude Madame, un pays de vent, avec une végétation sauvage, une terre brulée par le soleil, une terre sèche… Matin et soir, été comme hiver, qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige, on trait nos chèvres et on les trait avec amour, pas en espérant faire du chiffre. Après, il faut recueillir le lait, le filtrer…
L’Européenne. Oui bon abrégez parc’que…
L’artisane-fromagère. Parc’que quoi ? Vous aimeriez que j’la ferme hein ? Qu’on la ferme tous, qu’on arrête de vous faire chier avec nos problèmes d’égouttage et d’affinage… Avec nos réalités du sud… Ah ça vous dégoûte hein, mais dites-le qu’ça vous dégoûte… Dites-le qu’vous attendez qu’une chose c’est qu’on crève, qu’on crève avec nos chèvres… J’ai grandi sur cette terre, ce « pierrier » comme vous dites, et bien c’pierrier Madame, il m’a tout donné… Cette terre, c’est notre sueur et notre sang… c’est notre fierté, c’est…
L’actionnaire. Écoutez Madame, personne ici ne conteste la dur’té de votre vie dans votre étable perdue au fin fond d’la Calabre. Il suffit d’vous imaginer au volant d’votre petite voiture réfrigérée pour aller vendre vot’e cinquantaine de fromages à pâte molle pour s’en convaincre… Il n’en demeure pas moins que c’est pas avec une étable aménagée et un p’tit véhicule réfrigéré que vous allez créer d’la valeur pour nos actionnaires. Le problème il est là.
L’artisane-fromagère. Ouais, ben jusqu’à preuve du contraire, c’est l’affinage qui détermine la qualité d’ma cinquantaine de fromages à pâte molle — c’est-à-dire, de MON travail, et pas les rapports d’vos commissions à la con et encore moins des actionnaires. Merde.
L’actionnaire. Madame, je veux bien mettre votre énervement sur le compte de votre inadaptation aux réalités du marché ou de votre pauvreté, mais…
L’artisane-fromagère. Tu veux parler marché ? On va en parler ! Lors de la Conférence ministérielle de Cancun, en 2003, personne à l’OMC s’est entendu sur un document cadre pour l’agriculture, personne : la Conférence s’est même terminée avant qu’les ministres aient pu dire quoi qu’ce soit sur c’document — qui cont’nait bien sûr des éléments qui parlaient en not’e faveur… Pas tous, mais y en avait. Alors il disait évidemment qu’les négociations devaient décider quand toutes les subventions à l’exportation en agriculture devaient prendre fin… Bon, là c’est clair que j’peux pas êt’e d’accord, mais d’un aut’e côté, il cont’nait deux trois idées intéressantes comme l’approche intégrée en matière d’accès aux marchés, où les mecs avançaient l’idée que c’est les conditions et surtout les modalités qui régissent l’élargissement, des contingents tarifaires justement, et c’est elles qui devaient être négociées, même si c’est clair que dans c’domaine, y a encore un gros boulot à faire…
L’actionnaire. Quelles modalités ?
L’artisane-fromagère. Ben les modalités d’production.
L’actionnaire. Oui… et alors ? Là j’avoue que…
L’artisane-fromagère. Faut plus d’soixante jours pour faire les fromages que j’fais…
L’Européenne. Madame, en 1996, l’article 24 de l’arrêté du 30 décembre 1993 a été abrogé. Vous l’savez. Il a été abrogé et remplacé par un certain nombre de dérogations à l’obligation d’respecter certaines des dispositions des articles 6, 7 et 9 (1o et 2o) qui peuvent être accordées aux établissements de fabrication de fromage comme les vôtres d’une durée de maturation de soixante jours au moins ou d’autres produits à base de lait présentant des caractéristiques traditionnelles.
L’artisane-fromagère. C’est exactement c’que j’dis.
L’Européenne. Attendez, ces dérogations concernent, et jusque là on est d’accord, la nature des matériaux composant les équip’ments spécifiques à la préparation, au conditionnement ou à l’emballage des fromages, et les caves d’affinage ou les salles de maturation d’ces mêmes fromages, donc en gros, pour c’qui vous concerne, votre ancienne étable à vaches. Mais, et c’est là qu’je veux en v’nir, aux fins d’cet arrêté, on entend par « produit à base de lait présentant des caractéristiques traditionnelles » les produits à base de lait dont l’existence est soit historiquement reconnue et remonte à au moins cinquante ans, soit fabriqués selon des références techniques ou des méthodes de fabrication codifiées ou enregistrées dans vot’e pays par un syndicat professionnel ou par une association représentative de producteurs — ou productrices — comme vous, soit protégés par un texte réglementaire de portée nationale. Est-ce que vos fromages sont historiqu’ment reconnus ? Quand on voit vot’e production et la façon dont vous d’vez batailler pour pouvoir les vendre en dehors de votre fromag’rie, on s’doute que non ; tout comme on s’doute, et dites-nous si j’me trompe, que vos techniques et surtout vos méthodes de fabrication ne sont pas forcément celles qui sont codifiées ou enregistrées par un syndicat professionnel ou par une association représentative de producteurs… Et même si elles sont bien enregistrées…
L’actionnaire. Mais enregistrée ou non, vous savez très bien qu’ça change pas l’fait que l’fromage, au niveau retour sur investiss’ment, c’est peanuts ! J’veux dire, on va pas passer trois heures non plus sur cette histoire de fromagerie…
L’Européenne. L’assurance de la qualité passe par la traçabilité du processus de production… Les diarrhées sanglantes, c’est pas moi qui les ai inventées.
L’actionnaire. OK, mais j’vous rappelle quand même qu’on parle de recapitalisation et d’plan d’redress’ment là… Et assurance que les chèvres de Madame vont pas r’filer la diarrhée aux bambins qui viennent visiter son étable ou pas, c’est pas avec sa cinquantaine de fromages à pâte molle qu’on va r’dresser l’ex-Calabre… Faut être clair, in fine, le plan d’redress’ment se traduira par une réduction de près de moitié du nombre de ces activités qui servent à rien… La Calabre, c’était quand même 25 % de chômeurs, faut pas l’oublier…
La régionale. Et près de 50 % chez les jeunes…
L’actionnaire. Voilà, c’est pas moi qui l’invente hein.
L’Européenne. Ben oui on l’sait, la Calabre c’est l’agriculture : oliviers, agrumes… un peu d’bois (châtaignier, sapin…) et puis l’élevage, point.
L’actionnaire. Raison d’plus pour passer à aut’e chose. J’veux dire, dans une boîte, les dirigeants subissent une pression quotidienne pour réaliser les résultats qu’on attend d’eux… Vous voulez quand même pas qu’on s’attendrisse sur une nana qui veut pas sortir d’sa fromag’rie…
L’Européenne. Oui enfin là, on est quand même dans l’cas d’une région…
L’actionnaire. On ÉTAIT… dans l’cas d’une région. (S’adressant à l’artisane-fromagère) Donc pour vous, la stratégie c’est simple hein… persuader les investisseurs que votr’Calabre leur offre les meilleures perspectives de rend’ment financier. Point. J’veux dire, le reste c’est…
L’Européenne. Et les foyers qui vivent encore à six ou sept sur un seul salaire ou une pension que détient EBC ?
L’actionnaire. Les attentes des consommateurs en matière de pays pauvres, de service et d’prix sont plus fortes que jamais et continuent à augmenter… — la majorité des pays d’Europe du Nord ont des coûts salariaux nettement plus élevés que leurs concurrents sous-industrialisés du sud de l’Europe — ces dernières années, le capital s’est donc fort logiquement tourné vers le sud. Cependant, jusqu’ici ce sud ne pouvait offrir que de faibles perspectives de développement avec ses ouvriers et ses agriculteurs. Donc de toute évidence, la première action stratégique à adopter est d’fuir l’agriculture.
Épilogue
(Écran : micro, pupitre… Apparition de Hans-Jeremy Glassfine)
Je ne puis prédire combien de temps il nous faudra pour convaincre cette dame pour qu’elle arrête de nous gonfler avec son étable aménagée et son p’tit véhicule réfrigéré. Son r’cadrage ne produira son plein effet que sur un long terme et c’est à nous de continuer à envisager, avec nos actionnaires, des solutions de rechange à la consolidation de ces espèces de managers en bottes de caoutchouc qui en fait génèrent des cacahuètes ; mais que ceci soit clair : nous ne laisserons pas ces populations qui restent accrochées à leurs chèvres nous emmerder longtemps. La recapitalisation et le redressement de ces populations en voie de pasteurisation est en marche. En janvier 2007, la Calabre, l’Andalousie et l’Estrémadure seront pleinement intégrées, ce qui devrait renforcer notre position sur le marché européen et nous permettre de doubler nos marges opérationnelles en deux ans. D’ici là, il s’agit pour nous de décourager toute subvention, toute forme d’aide à la modernisation de l’agriculture ou autres plans de conversion en agriculture biologique et à terme, tout comportement fermier.
La restructuration des mentalités agricoles a un coût : celui d’la suppression de tous ces bleds où à trois heures d’l’après-midi t’entends les mouches voler. Et elle suppose qu’on arrive à bien faire comprendre à cette dame dans son p’tit véhicule réfrigéré que l’plan j’ai grandi sur cette terre, cette terre m’a tout donné, cette terre c’est notre sueur, cette terre c’est notre sang, cette terre c’est notre fierté, c’est fini, terminé.
Je vous remercie de m’avoir écouté.
Pour citer ce document
Jean-Charles Massera, Another Way Now pourrait supprimer 2800 villages d’ici cinq ans, thaêtre [en ligne], Chantier #1 : Scènes du néomanagement, mis en ligne le 29 janvier 2016. url : https://www.thaetre.com/2015/12/23/another-way-now-pourrait-supprimer-2-800-villages-dici-cinq-ans-jean-charles-massera/
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Another Way Now pourrait supprimer 2800 villages d’ici cinq ans