S.
Présentés comme un gage de qualité et d’efficacité, les scripts langagiers sont des argumentaires et des formules préétablis qui se sont imposés dans de nombreux métiers du privé comme du public (téléopérateurs, guichetiers, caissiers, commerciaux[1]).
Le formateur. Ne dites pas « si j’étais vous » ou encore « à votre place », ou même « je vous comprends, parce que moi… ». Vous n’êtes pas eux.
Le guichetier. Mais les clients aiment bien que nous ayons une relation de confiance avec eux.
Le formateur. Je suis d’accord et vous devez le faire. Mais établir une relation de confiance n’implique pas que vous deviez vous mettre à leur place. Vous, vous êtes La Poste. Alors, dites plutôt : « La Poste vous propose… » ou « La Poste s’engage… ». Vous devez rechercher ce que La Poste peut proposer de mieux.
Un autre guichetier. De mieux pour eux ou de mieux pour La Poste ?
Le formateur. C’est pareil. La Poste propose ce qu’il y a de mieux pour son client[2].
Les contraintes imposées par ces scripts ont souvent été soulignées chez les téléopérateurs, notamment dans le cadre du développement des centres d’appels et de leur externalisation de plus en plus fréquente. Outre les impératifs de rythme et de résultat auxquels ils sont soumis, des dispositifs d’écoute et d’enregistrement permettent une supervision étroite des échanges téléphoniques avec les clients de la part du personnel encadrant.
Objection téléphonique : « Je n’ai pas le temps de vous recevoir… »
Traitement de l’objection au téléphone :
– Soit nous décodons : « Quand pourriez-vous me recevoir ? », « Qu’est-ce qui pourrait vous donner envie de trouver du temps pour me recevoir ? »
– Soit nous livrons une émotion : « Lorsque vous me dites que vous n’avez pas le temps de me recevoir, j’ai le sentiment qu’il faut que j’arrive à trouver une bonne raison qui vous donnerait envie de me recevoir… Qu’en pensez-vous ? »
– Soit nous utilisons notre joker : « C’est justement la raison pour laquelle j’ai envie de vous rencontrer… » ou « voilà une bonne raison de nous rencontrer ! »Objection téléphonique : « Rappelez-moi dans un mois… »
Les réponses pour traiter cette objection téléphonique :
– Soit nous décodons : « Oui, à quelle heure ? »,
– Soit nous livrons une de nos émotions : « J’ai le sentiment que c’est une façon élégante de vous débarrasser de moi… Qu’en pensez-vous ? »
– Soit nous utilisons notre joker : « C’est justement la raison de mon appel, nous fixer un rendez-vous… »Objection téléphonique : « Donnez- moi une bonne raison de vous recevoir… »
Traitement de l’objection téléphonique :
– Soit nous décodons : « Quelle serait cette bonne raison ? »
– Soit nous livrons une émotion : « Lorsque vous me demandez de vous donner une bonne raison pour me recevoir, j’ai le sentiment que vous êtes prêts à accepter notre rendez-vous… Qu’en pensez-vous ? »
– Soit nous utilisons notre joker : « C’est justement la raison pour laquelle j’ai envie de vous rencontrer… »[3]
La discipline linguistique qu’exige le monde du travail est déjà à l’œuvre dans Les Travaux et les jours où Yvette, nouvelle recrue du Service Après-Vente de la société Cosson, est sommée d’acquérir « le style de la maison » et doit faire face à des injonctions hautement contradictoires (« chez Cosson on est bref […] / On est bref très personnalisé très attentif et bref »[4]). Les personnages de Vinaver jouissent toutefois de véritables marges de manœuvre et d’improvisation, et c’est bien d’un Âge d’Or qu’il est ici question, avant que le Comité de Réduction des Coûts Structurels ne décide de la disparition du Service et de l’automatisation du traitement des réclamations.
En revanche, ce processus de standardisation des échanges semble bien plus avancé dans le call center sénégalais où se déroulent certains tableaux de Pulvérisés (« C’est en fait tout le dialogue qui est scénarisé pour un rendement optimal »[5]) ou dans le supermarché où F. travaille comme caissière dans Expansion du vide sous un ciel d’ardoises :
ne dites pas « tapez votre code »,
mais,
« vous pouvez taper votre code » ;
ne donnez pas d’ordre au consommateur,
donnez-lui le pouvoir[6]
Dans Building, c’est la mise en page qui exhibe cette standardisation : les deux colonnes mettent en vis-à-vis deux discours rigoureusement identiques, à l’exception de quelques noms et pronoms désignant les clients convoités et de rares répliques en caractères gras, dialogue (très) personnel où les télémarketeurs s’éloignent momentanément du script pour s’adresser directement l’un à l’autre.
Télémarketeuse 1 Bonjour, Frédérique Leblanc, entreprise Consulting Conseil à l’appareil, auriez-vous l’amabilité de me communiquer le nom de votre directeur ou directrice des ressources humaines ? Franck Woofle ? Pourrais-je m’entretenir avec lui je vous prie ? Karim, j’ai quelque chose à te dire… Il n’est pas disponible ? À quelle heure pensez-vous qu’il sera joignable ? Vous l’ignorez ? Plutôt dans une heure ? En fin de journée ? Demain matin ? À l’heure du déjeuner pendant une accalmie ?… J’aurais quelques informations à lui communiquer qui lui permettront d’optimiser les relations inter-hiérarchiques au sein de votre entreprise. J’attends un enfant. |
Télémarketeur 1 Bonjour, Frédéric Leblanc, entreprise Consulting Conseil à l’appareil, auriez-vous l’amabilité de me communiquer le nom de votre directeur ou directrice des ressources humaines ? Aline Vercheux ? Pourrais-je m’entretenir avec elle je vous prie ? Attends… Elle n’est pas disponible ? À quelle heure pensez-vous qu’elle sera joignable ? Vous l’ignorez ? Plutôt dans une heure ? En fin de journée ? Demain matin ? À l’heure du déjeuner pendant une accalmie ?… J’aurais quelques informations à lui communiquer qui lui permettront d’optimiser les relations inter-hiérarchiques au sein de votre entreprise. Quoi ?[7] |
Un sigle est une abréviation formée par des initiales que l’on épelle distinctement (PDG pour Président-Directeur Général, DRH pour Directeur des Ressources Humaines), tandis que l’acronyme, formé par les lettres ou les syllabes de plusieurs mots, se prononce à la façon d’un mot ordinaire (ainsi le Medef – Mouvement des entreprises de France – est un acronyme qui s’est substitué en 1998 au sigle CNPF – Conseil National du Patronat Français – sur la proposition du publicitaire Maurice Lévy).
La langue « managementale »[8] est riche de ces abréviations qui peuvent être transversales, mais aussi spécifiques à une entreprise, voire à l’un de ses secteurs d’activité, et qui désignent notamment fonctions, services, indicateurs et dispositifs d’encadrement. Présentée comme un gage d’innovation et une promesse d’efficacité redoublée, la transformation régulière de l’organisation interne des entreprises et des produits offerts sur le marché du conseil en management favorise l’enrichissement permanent de ce fonds lexical.
Signes de reconnaissance, de maîtrise et de technicité propres à tout jargon professionnel, sigles et acronymes ont pour effet de rendre le propos indéchiffrable pour le néophyte, quoique la connaissance des mots dont ils sont issus ne facilite pas nécessairement la lisibilité de leur référent (AOR pour Analyse par les Options Réelles). Cette opacité est accrue lorsque plusieurs sigles sont associés dans la même proposition (« AID : programme de RD demandées par les Directions à la DER »[9]), qu’ils comptent plus de trois ou quatre lettres (CSCCMP pour Conseil Supérieur Consultatif des Comités Mixtes à la Production) ou qu’ils sont constitués à partir de termes anglais (CMMI pour Capability Maturity Model Integration). Constituent également des facteurs aggravants les cas d’homonymie (RSE pour Réseau Social d’Entreprise et Responsabilité Sociétale des Entreprises) et de synonymie (RSE, RSI, RCE, RCI, RPE et RPI renvoient au même signifié, que le Réseau soit Social, Collaboratif ou Professionnel, d’Entreprise ou Interne).
Cette siglomanie caractérise particulièrement les manuels en management qui abondent en trouvailles à vocation mnémotechnique, quitte à faire passer pour des méthodes très élaborées des opérations intellectuelles qui relèvent du sens commun.
L’approche comportementale s’appuie souvent sur le découpage d’une problématique complexe en phases plus facilement assimilables et gérables. L’objectif que l’on se donne doit être « SMART » pour Spécifique (et exprimé en termes positifs), Mesurable, faisant l’objet d’un Accord entre les différentes parties, Réaliste, et inscrit dans le Temps[10].
Le QQCOQPC est un outil obligeant au questionnement exhaustif. Il permet de définir précisément le contour d’une problématique à définir ou à résoudre ou d’une action à réaliser.
Que signifie QQCOQPC ?
– Qui
– Quoi
– Comment
– Où
– Quand
– Pourquoi
– Combien[11]
Cette propension à la siglaison et à l’acronymie est logiquement réinvestie par les écritures dramatiques, qu’il s’agisse de revisiter certaines fonctions identifiables par le jeu de l’emphase et de la redondance (« DTRH (Mlle Lanier), la Directrice de toutes les relations humaines » et « DIFI (Priscilla Robinson), la directrice internationale des finances internationales »[12]) ou de railler les ridicules d’une créativité langagière qui fonctionne en surrégime tout en tournant à vide (« Pour la mise en route du PAB le plan d’accroissement des bénéfices monsieur Bataille a réuni hier les cadres et la maîtrise du Siège le PAB ça ne vivra que si ça devient un GMI un grand moulin à idées »[13], « S.S.V.Q. ! SELF SERVICE VERY QUICK »[14]). Tous les alliages semblent dès lors imaginables :
Fage. D’où vient ce nom CIVA ?
Wallace. Je vous laisse imaginer
Fage. Il y a un dieu hindou
Wallace. Vous savez tout ce que l’Occident puise actuellement dans l’Orient quand il s’agit de trouver les ressources spirituelles nécessaires pour résister aux aspects les plus stérilisants de la société technocratique CIVA C.I.V.A. Communauté Internationale
Fage. De Vacances Agréables ?
Wallace. Agréables ? Non
Fage. De Vacances aménagées ? De Vacances assistées ? […]
Wallace. De Vacances Animation[15]
Au même titre qu’anglicismes et slogans, sigles et acronymes participent d’une langue qui multiplie les signes de dynamisme alors qu’elle est profondément automatisée. Son discrédit souvent moqueur n’implique toutefois aucunement son inefficacité : pour faire écran entre le sujet et le monde, les mots continuent d’être tranchants et participent au bon fonctionnement des affaires. Ainsi de ceux qui sortent « en cascade » de la bouche des cadres chargés du licenciement de Marie, partagée entre le statut de victime silencieuse (dans le présent de la situation) et celui de commentatrice lucide et pourtant bienveillante (dans le récit qu’elle livre au passé) :
Marie. Ils n’étaient pas méchants. […]
Bruno. B to B.
Marie. Juste aveuglés.
Bruno. Prononcez bi tou bi.
Marie. Ils y croyaient dur comme fer.
Bruno. Business to business.
Marie. Avec toute la fougue de leur jeunesse. […]
Mathilde. B to C.
Marie. Avec toute la fougue de jeunes soldats qu’ils étaient.
Nicolas. Prononcez bi tou ci.
Marie. Au service du nerf de la guerre.
Mathilde. Business to consumers[16].
[1] Voir Marie-Anne Dujarier, Le Management désincarné. Enquête sur les nouveaux cadres du travail, Paris, La Découverte, 2015, p. 42 et suiv.
[2] Verbatim d’une session de formation des guichetiers de La Poste, cité dans Fabienne Hanique, Le Sens du travail. Chronique de la modernisation au guichet, Paris, Éditions érès, coll. Sociologie clinique, 2004, p. 202 et suiv. Mise en page modifiée par nous.
[3] Frédéric Chartier, « Les réponses pour traiter les objections téléphoniques », dans Comment réussir par téléphone nos prises de rendez-vous ?, Les Sacquetons, SFAP Éditions, [s.d.].
[4] Michel Vinaver, Les Travaux et les jours, Paris, L’Arche, 1979, p. 65-66.
[5] Alexandra Badea, Pulvérisés, Paris, L’Arche, 2012, p. 35.
[6] Christophe Tostain, Expansion du vide sous un ciel d’ardoises, Les Matelles, Éditions Espaces 34, coll. Espace Théâtre, 2013, p. 11.
[7] Léonore Confino, Building, Paris, Éditions L’Œil du Prince, 2012, p. 48.
[8] « Yves Pagès à propos de Pouvoir Point, Vraie-fausse conférence », dans Jean-Charles Massera et al. (dir.), It’s Too Late to Say Littérature : aujourd’hui recherche formes désespérément, Ah !, n° 10, p. 145-148.
[9] EDF, « Plan stratégique 1990-1992 », cité dans Fabienne Cusin-Berche, « L’abréviation dans le discours d’entreprise : l’ésotérisme des sigles », Linx, n° 27, 1992, p. 123.
[10] Patrick Amar, Psychologie du manager. 50 petites expériences psychologiques pour mieux réussir au travail, Paris, Dunod, 2008, p. 23.
[11] Frédéric Davi, « Le QQCOQPC », blog Le Manageur, mis en ligne le 31 décembre 2012.
[12] Olivier Brunhes, Koffi Kwahulé et François Prodromidès, Aziou Liquid. Rêves au travail, Paris, L’avant-scène Théâtre, n° 1226, 1er août 2007, p. 10.
[13] Michel Vinaver, Les Travaux et les jours, Paris, L’Arche, 1979, p. 55.
[14] Christophe Tostain, Expansion du vide sous un ciel d’ardoises, Les Matelles, Éditions Espaces 34, coll. Espace Théâtre, 2013, p. 23.
[15] Michel Vinaver, La Demande d’emploi, Paris, L’Arche, 1973, p. 24-25.
[16] Sylvain Levey, Dans la joie et la bonne humeur (ou Comment Bruno a cultivé un helicobacter pylori), dans Comme des mouches, pièces politiques, Paris, Éditions Théâtrales, 2011, p. 179-180.