T.
Qu’il s’agisse des luttes pour obtenir une limitation horaire de la semaine de travail ou de la dénonciation des cadences imposées par la chaîne, la question du temps – et de sa dépossession – était déjà au cœur des souffrances et des revendications des travailleurs lors de la période industrielle. Cet enjeu continue évidemment d’être crucial dans le cadre des nouvelles organisations du travail, à l’heure où le capitalisme « 24/7 »[1] cherche à aligner « les textures rythmiques et périodiques de la vie humaine »[2] sur le temps homogène des marchés et des réseaux.
Favorisée par l’évolution des technologies de l’information et de la communication, cette déconstruction du temps de travail effectif génère des formes de « nomadisme » qui se sont répandues chez les cadres et qui impliquent un équilibre pour le moins précaire entre autonomie et contrainte :
Chacun gère son temps comme il l’entend. Nous demandons simplement que la flexibilité s’exerce de façon responsable. Chaque collaborateur doit veiller à ne pas pénaliser la disponibilité-clients, le fonctionnement collectif ni le rythme du business[3].
Outre qu’elle s’accompagne de la fragilisation des frontières entre activité professionnelle et vie privée, cette flexibilisation du temps de travail est indissociable d’un phénomène d’intensification qui doit au règne de l’urgence permanente :
Impliquant l’idée d’une intervention immédiate pour éviter que se produise un scénario aux conséquences dramatiques (Jauréguiberry, 1998), l’urgence était autrefois réservée à des domaines bien circonscrits où l’irréversible était en jeu (urgence médicale, urgence juridique avec la procédure du référé). Elle s’est maintenant étendue au domaine économique et elle est devenue un mode de fonctionnement usuel dans les entreprises, comme si l’irréversibilité d’une possible mort économique de celles-ci était en jeu. Elle s’accompagne même d’une sorte de surenchère dans la demande : de la catégorie « urgent », qui correspondait il n’y a pas encore si longtemps à un mode de traitement des dossiers un peu exceptionnel, on est passé au « très urgent » pour à peu près tout et certaines entreprises ou administrations vivent maintenant sous le règne du TTU permanent, tout étant demandé en « très très urgent », comme si l’escalade dans la pression était susceptible d’apporter une réponse au caractère non extensible du temps[4].
Cette « escalade dans la pression » est mise en valeur par les écritures dramatiques et donne lieu à des recherches rythmiques qui visent à souligner les effets d’incorporation et de somatisation de l’urgence chez des cadres en plein surmenage. Ces effets se manifestent alors dans le débit heurté de monologues intérieurs qui viennent renforcer leur isolement : tandis que les phrases courtes, souvent elliptiques, de l’Évaluée dans Burnout exhibent son souci permanent de « gagner du temps »[5] jusque dans la satisfaction de ses besoins élémentaires, les phrases interminables de Jean Personne dans Sous la glace montrent l’épuisement d’un quarantenaire qui n’arrive plus à tenir le rythme. Dans Krach de Philippe Malone, ce sont plusieurs lignes temporelles qui s’entremêlent : unies par un double phénomène d’accélération et d’inexorabilité, elles associent la course folle du travailleur vieillissant qui doit batailler pour maintenir la cadence et la chute inexorable de celui qui a décidé d’y mettre un terme en se défenestrant et qui voit défiler dans un même mouvement les étages de l’immeuble et les périodes de sa vie :
tu cours
à l’usine plus d’usine, au bureau plus de bureau […]
tu fonces, jambes fermes taillées pour la mêlée, petits pas petits bas grand bond – en avant – t’agites, t’excites, plus vite, plus fort, état critique, l’air vicié incise tes poumons, presque à vifs, presque à sec, t’es plus jeune moins leste plus si con, tu brûles, dans tes veines de l’acide, 40 ans 50 ans, n’oublie pas, tu es vieux, l’as toujours été, tu angoisses, t’agites, t’agites, puis forcément t’épuises, du calcaire dans les cuisses, du silex dans le cœur, t’es foutu t’es fossile, tu ralentis, cherches ton souffle, « stop » « stop », comment ça « stop », tu te crois où ? en vacances ? allez retourne dans le rang fonce, on reprend tu reprends[6]
Si l’on insiste beaucoup sur les conditions de travail des cadres, soulignons que la pression ne pèse pas moins sur les autres catégories de travailleurs, d’autant que la réglementation du temps de travail est parfois susceptible de faire l’objet d’« accommodements » que la menace du licenciement rend difficilement contestables.
Dans le respect des règles de l’entreprise le distributeur organise son travail de façon monotone Ce travail ne peut s’effectuer ni entre vingt et une heures et six heures du matin ni durant les jours fériés chômés ou de repos. parle à mon cul Au-delà de six heures consécutives de travail effectif une pause de vingt minutes est obligatoire ma tête est Par ailleurs la durée de travail ne peut dépasser dix heures par jour parle à mon frère Le temps dit de repère conventionnel comprend les temps de chargement préparation déplacement et distribution Le temps réel conventionnel est celui qui vous est payé ils nous la mettent Il est décomposé par journée et par tâche La règle des arrondis peut générer de très légères différences dans les sous-totaux grosse ou légère c’est pareil dans les règles ils nous la[7]
Parce que le temps constitue une donnée quantifiable, il constitue logiquement l’un des leviers essentiels des outils mis en œuvre dans le cadre du management par les nombres, tous champs professionnels confondus. La feuille de pointage et le chronomètre du contremaître s’enrichissent alors de nouveaux dispositifs de contrôle et d’autocontrôle que les progrès de la technologie rendent d’autant plus anxiogènes qu’ils sont censés en garantir l’instantanéité, l’automaticité et l’infaillibilité.
Dans Expansion du vide sous un ciel d’ardoises, la mutation du super en hyper passe notamment par l’arrivée de nouvelles caisses allemandes qui prennent directement en charge le contrôle du temps : elles mesurent le rendement de chaque poste de travail, produisent des statistiques mensuelles dont dépend l’octroi des primes individuelles et rythment l’activité des caissières tout au long de la journée au moyen d’un clignotant qui les avertit que leur cadence est trop lente en passant du vert au rouge. Les effets délétères de ce dispositif sont très efficacement soulignés par la façon dont évoluent les répliques de F. pendant son service. Avant l’apparition des nouvelles caisses, les interventions de cette dernière associent deux régimes de discours, dialogues avec les clients (en caractères romains) et flux de conscience (en caractères italiques), qui mettent en valeur un imaginaire volontiers voyageur et manifestement irréductible aux tâches mécaniques dont s’acquittent le corps et la voix. Or l’irruption des nouvelles caisses introduit un troisième régime de discours (dans une autre police de caractères) qui n’est autre que celui de la caisse elle-même qui s’invite dans la parole de F. pour encadrer son activité et s’insinue bientôt dans son espace mental jusqu’alors préservé (le symbole ⦿ désigne le bip sonore qui accompagne la lecture des code-barres de chaque article et ses apparitions de plus en plus rapprochées renvoient à des cadences de plus en plus difficiles à tenir).
F. (& La Caisse allemande). ⦿ suis dans le jus total faut que j’accélère ⦿ vas-y plus vite ma grande accélère tu es ⦿ suis dans le rouge il est où le code barre ⦿ allez passe au vert l’allemande suis à fond depuis trois heures ⦿ peux plus combien d’heures à tenir pas possible ⦿ vais pas y arriver vais pas tenir ⦿ putain de témoin rouge rouge toujours rouge ⦿ foutre en panne l’allemande moi ⦿ si ça continue vais ⦿ tout lâcher ⦿ vas-y ma grande ⦿ ai trop mal ⦿ mes épaules ⦿ en charpie ⦿ tout ce monde ⦿ allez faut tenir ⦿ faut tenir ⦿ tenir ⦿ tenir ⦿ tenir – RAVIOLIS PUR BŒUF ⦿ tenir – SLIP COTON ⦿ tenir – SALADE ⦿ tenir – PURÉE ⦿ ŒUFS BIO CALIBRE MOYEN ⦿ THÉ GLACÉ PÊCHE ⦿ CACAHUÈTES GRILLÉES ⦿ SAUMON FUMÉ DE NORVÈGE ⦿ PIZZAS CHÈVRE LARDON ⦿ ROULÉ AU FROMAGE ⦿ THON AU NATUREL ⦿ PORTO 10 ANS[8]…
La dernière étape de ce processus est marquée par l’inversion des rapports entre le personnage et la machine (« F. (& La Caisse allemande) » devient « La Caisse allemande (& F.) ») et par la disparition de la voix intérieure de F. au profit du seul décompte des produits, jusqu’à l’effondrement.
Test « de personnalité », « de communication », « d’intelligence », « d’efficacité », « d’adaptabilité », « d’intégration »[9]… Du processus de recrutement au bilan de compétences en passant par l’entretien annuel d’évaluation ou l’apprentissage des techniques de communication, les méthodes de management recourent abondamment à toutes sortes de tests censés permettre de radiographier salariés, collaborateurs et candidats à l’embauche pour en établir le profil, en évaluer les aptitudes et les attitudes, en « manager l’âme »[10]. Au sein de ce qui constitue un marché à part entière, les tests de personnalité occupent une part importante et entérinent l’évolution de pratiques managériales tendant à privilégier le « savoir-être » sur le « savoir-faire » :
Plus généralement, en mettant l’accent sur la polyvalence, la flexibilité de l’emploi, l’aptitude à apprendre et à s’adapter à de nouvelles fonctions plutôt que sur la possession d’un métier et sur les qualifications acquises, mais aussi sur les capacités d’engagement, de communication, sur les qualités relationnelles, le néomanagement se tourne vers ce qu’on appelle de plus en plus souvent le « savoir-être », par opposition au « savoir » et au « savoir-faire ». Les recrutements se fondant sur une évaluation des qualités les plus génériques de la personne – celles qui valent aussi bien pour justifier les appariements de la vie privée, qu’ils soient d’ordre amical ou affectif – plutôt que sur des qualifications objectivées, il devient difficile de faire la distinction entre l’opération consistant à engager des collaborateurs pour accomplir une tâche déterminée et celle qui consiste à s’attacher des êtres humains parce qu’ils vous conviennent à titre personnel[11].
Parmi les tests psychométriques les plus utilisés, on peut citer :
– le test MBTI (Myers Briggs Type Indicator) : inspiré par Carl Jung, ce test identifie les fonctions dominante et auxiliaire du sujet parmi quatre axes (l’orientation de l’énergie, le recueil d’informations, la prise de décision et le mode d’action) et définit seize types psychologiques en fonction de la combinaison des préférences du sujet sur ces quatre axes (l’innovateur, le protecteur, l’idéaliste, le pragmatique, le critique…) ;
– le test Sigmund dont les quatre-cent-quarante questions visent à évaluer trente-huit traits de personnalité qui concernent la vie professionnelle, la vie sociale et la psychologie du sujet (« L’un des intérêts d’un test aussi fastidieux est qu’à la longue, on réfléchit beaucoup moins à chaque question. C’est l’inconscient qui répond »[12]) ;
– le D5D qui décrypte la personnalité en vertu de cinq dimensions (les Big Five[13]), soit « l’ouverture », « l’extraversion », « la conscienciosité » (sic), « l’agréabilité » (sic) et « le neuroticisme » ou « névrosisme » ou « névrotisme » ou « neurotisme » (sic).
La plupart de ces tests intègrent des stratégies qui visent à réduire la tentation de la mise en scène valorisante de soi de la part du sujet testé : en imposant, à chaque question, de choisir entre deux réponses qui ne se contredisent pas, ce qui empêche le sujet testé de répondre uniquement en fonction des attentes qu’il impute à l’entreprise ; en jouant sur la multiplicité des questions et en limitant les temps de réponse afin de contrecarrer l’autocontrôle du sujet testé ; en introduisant des questions-pièges qui permettent de repérer le degré de sincérité du sujet testé et de calculer un coefficient de cohérence valant pour l’ensemble du test ; en demandant au sujet testé de procéder à sa propre évaluation afin de confronter ses notes à celles qui ont été obtenues par le test…
En dépit des critiques dont ils font parfois l’objet, ces tests continuent d’être plébiscités :
La fiabilité de ces tests, qui décrivent la personnalité des candidats de façon assez précise, est régulièrement remise en question. Le même test passé à quelques mois d’intervalle donnera-t-il les mêmes résultats ? « A priori oui, estime Gilles Azzopardi, à moins d’un événement très marquant dans votre vie, comme une rupture sentimentale ou un décès. Cela dit, ce ne sont pas des résultats gravés dans le marbre. Ces tests ne révèlent pas votre être profond. » Ils sont en effet plus faits pour confirmer ou infirmer l’opinion que l’on a d’un candidat. « Le recruteur utilise ce genre de tests pour se rassurer, préciser des détails. »
Psychologues et recruteurs partagent d’ailleurs le même leitmotiv : il n’y a pas de mauvais résultats ou de mauvaise personnalité. Ces tests sont là pour mettre la bonne personne à la bonne place. « Un profil à tendance paranoïaque sera peut-être tout à fait adapté au contrôle de gestion ou à la qualité, où il est bon d’être méfiant et perfectionniste. »[14]
Associant de nombreux marqueurs de technicité et de scientificité à des signes tout aussi insistants de relativité et d’arbitraire, ces tests sont toutefois régulièrement moqués. Pour leurs méthodes :
PDG. […] Vous employez quelles méthodes maintenant ?
Maxime. On fonctionne de plus en plus sur le prospectivisme global. Si bien qu’on travaille avec tous les tests classiques, grapho, morphopsycho, socio-ethno, et en plus on s’appuie sur une méthodologie modulable… Là ça balaye large ! On peut aussi bien demander l’avis d’un voyant spécialisé que celui d’un décideur de l’audiovisuel… On croise les rapports, ça permet de détecter des potentialités transversales, c’est le top[15] !
Comme pour leurs résultats :
Directeur. Il lit. « C’est un garçon sensible, au tempérament inégal, qui manque de certitudes à titre personnel, ce qui relativise son potentiel évolutif en dehors d’un contexte balisé… » […]
Maxime. Et là : « Malgré une velléité de perfectionnisme, le candidat est doté d’une maturité incertaine susceptible de freiner ses perspectives, et s’il doit valider l’opérationnalité des missions proposées en travaillant en interaction dans une confrontation d’idées, il y a tout lieu pour que le candidat, par ailleurs idéaliste, manque de structures quant aux contours des actions futures… »
Directeur. Pas bon, pas bon[16]…
Les tests ne sont pas moins dotés d’un grand potentiel théâtral et dramatique qui explique leur récurrence dans les écritures contemporaines : jeux de rôle, de masque et parfois de dupes, ils mettent en abyme la question de la représentation, et les joutes en huis clos qu’ils ménagent sont riches de tensions modulables, du rapport de domination enrobé de fausse cordialité à l’opposition frontale, auxquelles se mêlent bien souvent des inflexions comiques mâtinées d’absurde ou de cruauté.
L’entretien-fleuve que subit Fage tout au long de La Demande d’emploi est particulièrement propice à cette composition hybride de registres, d’affects et d’effets. Visant manifestement à endiguer la tentation de l’auto-valorisation, le questionnaire bipolaire du morceau 17 achève de transformer le candidat en cobaye :
Wallace. Entre ces deux choses à laquelle vous identifiez-vous plus volontiers un bras une jambe […]
Un léopard une abeille […]
Un vase un tapis […]
Une foule un désert […]
La lune le soleil […]
Le sperme la morve […]
Un départ une arrivée […]
Une hyène un rat […]
Un ventre un dosFage. Tout ça est noté dans mon dossier ?
Wallace. J’entre vos choix sur cette grille cela aboutit à un profil qui permet certains recoupements un ventre un dos
Fage. Je refuse de continuer
Wallace. Comme vous voulez
Fage. Un ventre
Wallace. La perversité la médiocrité
Fage. Quelle que soit la réponse ça se retourne contre moi j’arrête
Wallace. Ne vous raidissez pas la perversité
Fage. La médiocrité[17]
Entre déviance avouée et normalité suspecte, Fage a raison de dénoncer le piège que lui tend la dernière alternative. Encore ne saura-t-il jamais décoder la place que tous ses « choix » lui attribueront dans la grille où il s’apprête à se voir épinglé : redressement de l’homme-léopard par l’homme-foule ? Aggravation de l’homme-tapis par l’homme-médiocrité ? Sous couvert de neutralité scientifique, c’est bien la « perversité » d’un tel dispositif expérimental que souligne ici le dialogue vinavérien, en même temps qu’il met au jour les injonctions contradictoires et proprement intenables auxquelles doit faire face le candidat pour complaire aux exigences de l’entreprise convoitée.
L’entretien d’embauche de Monsieur Sabia, quant à lui, est beaucoup plus expéditif. Le onzième tableau – et le onzième étage – de Building nous conduit en effet à la Direction des ressources humaines pour une courte pause avant que la pièce ne poursuive son ascension dans les bureaux de Consulting Conseil : plus de six heures après l’heure officielle de son rendez-vous, le candidat au recrutement voit son sort réglé en quelques minutes à l’issue d’une seule et unique épreuve :
Responsable recrutement. Donnez-moi six mots. […]
Candidat. Oui. Je… Table, vélo… papier… […]
Heu… pilule, chaise, radiateur.Responsable recrutement. Vous rendez-vous compte que vous n’avez cité que des noms communs et aucun verbe ? […]
Ce qui revient à dire aucune action. Des objets léthargiques, plantés là dans votre imaginaire, hormis le vélo peut-être qui pourrait rejoindre l’idée de mouvement. Mais un mouvement bien tranquille, bien papy des années 50. Ça, vous n’avez pas choisi la moto ou l’avion. Vous vous êtes contenté d’un petit vélo couleur bleue qui se promène sur des chemins de campagne. […]
[Il] faut être inconscient pour citer la pilule […] L’homme que refuse d’être père refuse la paternité de toute création professionnelle. Bref. Poursuivons sur les autres mots : table, chaise, radiateur, papier. Pour qui nous prenez-vous monsieur Sabian […]
Pensez-vous que Consulting Conseil est une entreprise de gratte-papier bien confortablement assis à leur table et qui usent leur temps à se dorer la pilule scotchés au radiateur[18] ?
À leur tour, les salariés doivent se plier à ces exercices dont dépend leur évaluation. Ainsi, F. voit tester son degré d’adhésion aux valeurs du centre commercial où elle travaille au moyen d’un Questionnaire aux Choix faussement Multiples dont elle a le malheur de discuter les termes :
Direction. En fin de journée, votre compte de caisse est excédentaire :
a. vous gardez l’argent en trop.
b. : vous signalez l’excédent à la caisse centrale.
c. : vous ne faites rien.F. Je ne sais pas.
Signaler un excédent signifie :
« admettre d’avoir fait une erreur dans la journée. »
Il y a eu des mises à pied pour ça.
Je le sais.
Garder l’argent en trop n’est pas honnête,
ne rien faire : je ne comprends pas la solution c,
on est tellement contrôlés […].
Je n’ai pas de réponse.Direction. Il faut une réponse ! […]
F. Je ne sais pas.
Direction. Une réponse ! […]
Ne réfléchissez pas ! […]
Une question sans réponse peut affecter gravement votre note hyper way[19].
C’est Burnout qui offre incontestablement la panoplie la plus complète de ces tests auxquels l’Évaluateur consacre l’essentiel de son activité, tout occupé qu’il est à « remplir des cases »[20]. S’appuyant sur d’évidentes recherches documentaires, Badea reprend ici les questions et les grilles de divers tests existants (tests de personnalité comme le MBTI ou « tests de Freudenberger »[21] pour diagnostiquer les risques de burnout) et les tisse en une toile compacte où s’enlisent et se perdent les deux personnages de la pièce, Évaluée comme Évaluateur, tous deux incapables de voir la mort au travail sous l’amoncellement des tableaux et des chiffres.
L’évaluateur. […] Choisissez l’adjectif qui vous décrit le mieux :
Joyeuse ou Combative
Fidèle ou productive […]Choisissez l’action qui vous décrit le mieux…
Ne jamais accepter la défaite
ou Rester fidèle à mes convictionsPréparer et ordonner des dossiers
ou Servir efficacement les autres […]Nous vous conseillons de répondre le plus spontanément et sincèrement possible.
Il n’y a pas de bonne ou mauvaise réponse.
Il ne faut pas avoir honte
de vouloir une vie plus facile pour sa famille.L’évaluée. Je veux être la meilleure
J’ai beaucoup d’ambition
Je respecte la hiérarchie
J’ai beaucoup de potentiel
Je suis toujours souriante
Je fais tout pour y arriverJe travaille plus et je mérite plus[22]
Notons un dernier cas de figure, plus atypique : celui du test collectif « autogéré », au cœur de La Méthode Grönholm de Jordi Galceràn [23]. La pièce montre plusieurs candidats au recrutement enfermés dans une même pièce et soumis à plusieurs exercices imposés à distance par le biais d’ordinateurs. Découvrir le membre des ressources humaines qui se cache parmi les candidats, élire à l’unanimité un leader au sein du groupe, décider de l’engager pour le poste ou de l’exclure du processus de sélection… Telles sont les épreuves qui composent la pièce, réactivant l’atmosphère claustrophobe et paranoïaque des Dix petits nègres tout en l’agrémentant de la perversité propre aux pratiques manipulatrices de la télé-réalité.
[1] Jonathan Crary, 24/7. Le Capitalisme à l’assaut du sommeil, trad. Grégoire Chamayou, Paris, Zones, 2014.
[2] Ibid., p. 18.
[3] Xavier Perrin, directeur immobilier de Microsoft pour l’Europe de l’Ouest, cité dans Elsa Fayner, « Le “free seating” ou la liberté de ne plus avoir de siège au boulot », Rue89, 25 mai 2011.
[4] Nicole Aubert, « L’urgence, symptôme de l’hypermodernité : de la quête de sens à la recherche de sensations », Communication et organisation [En ligne], 29|2006, mis en ligne le 19 juin 2012. Sur ce sujet, voir notamment Nicole Aubert, Le Culte de l’urgence, Flammarion, Paris, 2003 ; Francis Jauréguiberry, « Télécommunications et généralisation de l’urgence », Sciences de la société n° 44, mai 1998 ; Zaki Laïdi, Le Sacre du présent, Flammarion, Paris, 2000.
[5] Alexandra Badea, Burnout, dans Contrôle d’identité. Mode d’emploi. Burnout, Paris, L’Arche, 2009, p. 101.
[6] Philippe Malone, Krach, Le Perreux sur Marne, Quartett Éditions, 2013, p. 45.
[7] Claudine Galea, Les Invisibles, Les Matelles, Éditions Espaces 34, coll. Espace Théâtre, 2013, p. 44-45.
[8] Christophe Tostain, Expansion du vide sous un ciel d’ardoises, Les Matelles, Éditions Espaces 34, coll. Espace Théâtre, 2013, p. 69.
[9] Alexandra Badea, Burnout, op. cit., p. 140.
[10] Valérie Brunel, Les Managers de l’âme. Le développement personnel en entreprise, nouvelle pratique de pouvoir ?, Paris, La Découverte, coll. La Découverte/Poche, 2008. Nombre de ces tests et des théories auxquelles ils s’adossent sont analysés et critiqués dans le chapitre « Les théories du développement personnel », p. 63-95.
[11] Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, coll. NRF essais, 1999, p. 151.
[12] Gilles Azzopardi, cité dans Flore Fauconnier, « Se préparer aux tests de personnalité », Journal du net, 12 juillet 2006.
[13] Lewis R. Goldberg, An alternative « description of personality » : The big-five factor structure, Journal of Personality and Social Psychology, n° 59, 1990, p. 1216-1229.
[14] Flore Fauconnier, « Se préparer aux tests de personnalité », art. cité.
[15] Isabelle Bournat, Homme inutile, Presses Électroniques de France, 2013 [s.p.].
[16] Ibid.
[17] Michel Vinaver, La Demande d’emploi, Paris, L’Arche, 1973, p. 57-61.
[18] Léonore Confino, Building, Paris, Éditions L’Œil du Prince, 2012, p. 55-56.
[19] Christophe Tostain, Expansion du vide sous un ciel d’ardoises, Les Matelles, Éditions Espaces 34, coll. Espace Théâtre, 2013, p. 33-34.
[20] Alexandra Badea, Burnout, op. cit., p. 119.
[21] Ibid., p. 136.
[22] Ibid., p. 117-119.
[23] Jordi Galceràn, El mètode Grönholm, Barcelone, Proa, 2005. Cette pièce espagnole de 2003 a été jouée en France, mais sa traduction reste inédite à ce jour. Elle a fait l’objet d’une adaptation cinématographique par Marcelo Piñeyro en 2005, sous le titre français La Méthode. On trouvera un exemple (effarant) de ces sessions collectives de recrutement dans le film documentaire La Gueule de l’emploi de Didier Cros (2011).