C.
Sans qu’on puisse s’en étonner, l’obsession du chiffre est un phénomène assez répandu dans le cadre d’une société capitaliste entièrement dévolue à la production de richesses. Cette obsession se manifeste à échéances régulières dans les pièces consacrées au monde du travail où elle prend volontiers des formes superlatives et exclamatives que vient colorer, à l’occasion, une forte charge libidinale :
Tatjana Winter. Je vais prochainement communiquer encore plus et plus… solidement afin de pouvoir accomplir les missions et les démarches plus vite, de façon plus ciblée ‒ ce qui finalement signifie : plus de chiffre[1] !
Direction. Du chiffre !
Je !
Veux !
Du !
chiffre !
Des marges de progression beaucoup plus fortes !
Et de grâce, […]
oubliez le facteur humain !
Vous parviendrez assurément à de meilleurs résultats[2].
vous ne serez pas surprise d’apprendre que les actionnaires réclament une petite augmentation du chiffre de la colonne de droite
vous ne serez pas surprise d’apprendre que cette petite augmentation du chiffre de la colonne de droite se traduira dans l’entreprise par une demande de gains supérieurs de productivité
vous ne serez pas surprise d’apprendre qu’il faudra soit travailler plus longtemps soit être moins payée soit augmenter les cadences blabla oh comme il Me tarde de vous voir augmenter les cadences toute augmentation de cadence M’a toujours oh
vous ne serez pas surprise d’apprendre que le secteur étant fortement concurrentiel des sacrifices s’imposent de la part de nous toutes – notez bien le « nous-toutes » – si nous voulons garder notre beau et svelte niveau de compétitivité blabla dieu que le cul de cette compétitivité est bandant[3]
Portée haut et fort par des personnages féminins étonnamment nombreux à occuper des fonctions de pouvoir dans les pièces, cette obsession du chiffre perd parfois son statut de « mantra »[4] aux vertus énergisantes, sinon aphrodisiaques, pour révéler un processus de pétrification des affects sous « les eaux glacées du calcul égoïste ». Tel semble être le cas dans ce passage de Sous la glace où le clone de Jean Personne, sous la figure d’un enfant, chuchote dans un micro des séries de cotations en bourse :
L’enfant, le clone de Mr Nobody chuchote dans un micro. […] 3U 31 fr0005167902 uuu 8,25 +114,3 9,25 3,66 75,2 65,97 68,00 1,1 0,20 0,76 0,87 11 9 0,7 14 (12) adva optical 26 fr000513006 adv 3,10 +152,0 3,95 0,50 102,7 88,06 93,00 1,1 –0,04 0,15 0,19 21 16 12 (5) articon 19 DE0005155030 aagn 2,18 +74,4 3,30 0,92 22,4 210,54 208,90 208,97 0,1 –3,45 –0,86 –0,18 fortec 13 de0005774103 fev 32,10 +28,73 –21.34 +13,43 mediclin fr0005998762 uuu 13,79 +500,23 45,33 92,34 +44,31 +23,87 kangol fr0003726319003 uuu 5,43 +8,23 –34,2 26,39 9,2 5,44 0,2 0,34 0,43 yahoo-fr fr0000534452990 –232,1 –243,2 –192,32 pp sa 9,321 3,2 9,3 –3,2[5]
Si l’obsession du chiffre est aussi vieille que le capitalisme, son extension tous azimuts, en revanche, constitue l’une des lignes de force des pratiques managériales telles qu’elles se sont développées (tout au long du XXe siècle) puis imposées (à partir des années 1980) dans les organisations non seulement privées, mais aussi publiques. Excédant la seule évaluation du chiffre d’affaires, du taux de rendement ou du coût de l’activité, cette « mathématisation du monde social » – ou « quantophrénie »[6] – ne cesse d’élargir son champ d’application à mesure que s’amplifie le management par les objectifs et par les nombres. Elle génère une production pléthorique d’indicateurs, de tableaux et de statistiques qui peuvent tout aussi bien porter sur la durée des appels téléphoniques, la satisfaction des clients, la ponctualité des salariés ou le quotient émotionnel des candidats à l’embauche.
À devenir une fin plutôt qu’un moyen, cette maladie de la mesure s’avère contreproductive et accroît le fossé entre le travail réel et ses dispositifs d’encadrement, d’autant qu’eux-mêmes échappent bien souvent à l’évaluation de leur coût et de leur efficacité, comme l’a souligné Marie-Anne Dujarier dans Le Management désincarné :
Les assistantes sociales constatent […] que remplir des tableaux de chiffres par voie informatique prend un temps considérable : entre deux et quatre jours par mois d’après elles, selon les cas. […] Leur contribution au management par la performance quantifiée diminue donc sensiblement leur productivité. « Plus on fait de statistiques pour prouver qu’on voit beaucoup de gens, mois on voit de gens », analyse Julie. […]
À ce coût direct s’ajoute celui que génère le travail supplémentaire qu’il faut déployer pour fabriquer de « bons » chiffres. […] « Bricolage », « ripolinage », « verdissement », « replâtrage », « raccommodage », « trucage », « chanstique », etc. les termes peuvent varier d’un milieu à l’autre mais indiquent tous qu’il s’agit d’être plus malin que les dispositifs en fabriquant les signes d’excellence qu’ils exigent. […]
Pour réduire la contrainte qu’imposent ces dispositifs, d’autres décident à l’inverse de saisir des informations lacunaires ou approximatives. […] [Un] infirmier dans une clinique nous explique qu’il doit coder ses patients. D’après lui et ses collègues, cette demande est problématique car les critères prévus dans les dispositifs recouvrent mal la situation réelle et que cela prend trop de temps. Alors « notre chef nous a dit : ne vous emmerdez pas avec la codification ! Mettez tous ‘‘F99’’. C’est ce qu’on a fait. F99, ça veut dire ‘‘autres’’ ». Au final, les dispositifs quantitatifs incitent les travailleurs à consacrer du temps à produire des chiffres régulièrement faux et donc inutilisables[7].
Dans Expansion du vide sous un ciel d’ardoises, F. travaille comme caissière depuis vingt ans dans un centre commercial lorsque celui-ci fait l’objet d’une vaste réorganisation qui, de super, le transforme en hyper. Dans ce nouveau contexte, F. est soumise à de constantes évaluations : celle de ses performances donnant lieu à des moyennes mensuelles dont dépend sa prime individuelle (« Vos chiffres sont bons. […] Vous encaissez une tonne de marchandise en une heure, soit en moyenne 30 clients pour 1650 articles ! Vous tenez la cadence »[8]), mais aussi celle de son adhésion aux valeurs et à la charte de l’entreprise (« vous allez répondre à un petit questionnaire […] [pour calculer] votre degré d’appréhension de l’hyper way. En fonction de vos réponses, nous vous attribuerons une note hyper way »[9]), ou encore celle de son apparence à laquelle procède chaque matin la caisse allemande haute technologie dont la direction vient de doter les postes de travail (« vous pouvez regarder la caméra – merci – diagnostic de votre apparence : 6,5 sur 10 – vous êtes mal coiffée – vous pouvez commencer votre travail – merci »[10]).
Comme on peut le constater, cette fièvre évaluative n’hésite pas à se porter sur l’individu lui-même pour en quantifier toutes les qualités (et tous les défauts). Ainsi de l’« audit complet » auquel Aurélien se voit assujetti afin de pouvoir retrouver un emploi :
Maxime. Il lit. « Ascendance : 1. Stabilité émotionnelle : 3. Clarté des objectifs : 2. Recherche d’approbation : 4. Acceptation des autres : 2. Challenge personnel : 0. » C’est une échelle très médiocre, je ne te le cache pas. Je ne peux pas facilement présenter un profil de ce type à mes clients[11].
Ou de la réunion d’évaluation durant laquelle Jean Personne est noté par ses collègues :
Charles Soleillet. […] Dans l’ensemble je t’ai donné 40 % et je t’ai noté en-dessous de la moyenne.
Aurélien Papon. […] Donc bonne impression, mais selon moi, insuffisante. Je lui ai mis 45 % et je dirais donc que nous devons rejeter ta candidature[12].
Quand ce n’est pas l’évalué lui-même qui doit fournir sa propre notation :
Tatjana Winter. Maintenant quittez brièvement votre corps et regardez-vous. Oui, exactement : un regard froid, analytique sur ce que je vois, ça, là, ce que désigne ma voix intérieure quand elle dit je. (bref silence) Quelles sont les performances de ce Je ? Sur une échelle de 1 à 10 ?
Stefan Schmidt. 9
Henning Brück. 10
Markus Mayer. 7 ?
Tatjana Winter (bref silence). 7 ? (bref silence)
Markus Mayer. Je ne sais pas, 8 ?
Tatjana Winter. C’est suffisant ? (Silence) C’est suffisant ?
Luise Sommer. Où voyez-vous des possibilités pour optimiser tout cela[13] ?
Sans doute est-ce dans les pièces d’Alexandra Badea que ce processus de quantification érigé en filtre de l’existence tout entière est appréhendé de la façon la plus systématique. C’est en tout cas le grand mal dont est atteint le Responsable Assurance Qualité Sous-Traitance de Pulvérisés :
– Pour ce qui est du suivi du call center de Dakar on a des résultats globaux moyennement satisfaisants pour une volumétrie d’appels à 838 000 […]
– Taux d’absentéisme ?
– 12 %
– Énorme. Taux de turnover ?
– 9 %
– Niveau de service ?
– 78 %
– Trop peu. Taux de ré-appel ?
– 34 %
– Énorme […]Tu pourrais parler en continu pendant le reste de ta vie.
Parler de diagnostics, de pronostics, d’évaluation, de recommandation, de réinjection.
Parler pour ne pas se taire, pour ne pas entendre les silences, le bruit de ta respiration, l’hésitation de l’autre, le temps suspendu, la peur de l’échec. […]
Tu parles en chiffres, tu parles en pourcentages, tu parles en graphiques, histogrammes, tests d’hypothèse, et tableaux excel[14].
On retrouve des symptômes sensiblement similaires chez l’Évaluateur de Burnout, dont le travail consiste à établir des profils psychologiques à grands renforts de tests et de questionnaires :
Profil des caractères
Décideur 12 %
Dynamique 11 %
Communiquant 9 %
Organisateur 13 %
Gestionnaire 12 %
Prudent 9 %
Intellectuel 12 %
Imaginatif 11 %
Innovant 11 % […]Vous êtes extraverti à 51 % et introverti à 49 %[15]
Que l’on songe enfin au quotidien d’Utilisateur numéro Y 1980-0417-9405-2, l’un des personnages de Je te regarde, qui surveille son taux de bonheur tandis que sa direction surveille son taux de productivité :
Mon taux de bonheur diminue chaque jour /
Malgré l’analyse de mes diagnostics
Je n’arrive pas à le booster […]
– Avec qui tu es ?
– Époux […]
– Quel est ton niveau de sentiments pour lui ?
– 5 pour cent
– Quel est son niveau de sentiment pour toi ?
– 1 pour centAu bureau on m’envoie une alerte concernant mon taux de productivité
Suite à l’analyse de votre clavier on constate que votre vitesse de frappe a diminué sensiblement les 15 derniers jours
Suite à l’analyse de votre fauteuil on constate que vous êtes exposé à un risque de burn out de 63 pour cent
Veuillez prendre les mesures nécessaires pour améliorer vos résultats[16]
Renvoyant à la rivalité entre des entreprises qui poursuivent les mêmes objectifs, la concurrence a connu un double processus d’internationalisation et d’intensification qui s’est rapidement répercuté sur la façon dont les nouvelles organisations du travail mobilisent leurs salariés et s’emploient à les mettre eux-mêmes en concurrence en les soumettant à des procédures individualisées d’évaluation, de gratification et de sanction et en jouant sur la menace du déclassement et du chômage. Autant d’éléments que pointait déjà Gilles Deleuze en 1990 en soulignant le passage des sociétés disciplinaires aux sociétés de contrôle et celui de l’usine à l’entreprise, cette « âme » ou encore ce « gaz » qui circule imperceptiblement et « ne cesse d’introduire une rivalité inexpiable comme saine émulation, excellente motivation qui oppose les individus entre eux et traverse chacun, le divisant en lui-même »[17].
Les stratégies mises en œuvre pour favoriser cette « saine émulation » sont multiples, du challenge (i.e. défi) ponctuel mettant en compétition plusieurs services, équipes ou collègues à la façon d’un concours ou d’une épreuve sportive, à des dispositifs plus systématiques d’encadrement de l’activité, tels reporting (i.e. rapport d’activité), ranking (i.e. classement) ou benchmarking (i.e. étalonnage).
Autre trait saillant de la personnalité des jeunes vendeurs : leur goût pour les challenges collectifs. Profitant de cette propension naturelle, certaines entreprises tentent d’attiser leur saine rivalité et de susciter l’émulation au moyen de challenges collectifs et ponctuels : « Untel a pris neuf rendez-vous cette semaine. Si vous atteignez, en moyenne, dix rendez-vous au cours de la semaine prochaine, j’invite toute l’équipe à déjeuner au restaurant. » […] Chez Dale Carnegie, Fabrice Courdesses pousse encore plus loin la logique de l’émulation, utilisant un système de reporting comparatif. « Mais attention, prévient Georges Nikakis, s’il peut être judicieux d’exploiter, chez eux, ce goût des défis, il convient d’éviter soigneusement que l’émulation ne dégénère en une âpre concurrence. » [18]
Cette frontière effectivement ténue entre (saine) émulation et (âpre) concurrence est particulièrement observable dans le cas du benchmarking, technique d’analyse comparative qui consiste à étudier les « meilleures » pratiques en vue de s’en inspirer et d’augmenter la performance et qui fit l’objet, en 2008, d’un vibrant plaidoyer de la part de Laurence Parisot :
J’adore la langue française et je voudrais que Mesdames et Messieurs nos académiciens fassent un jour entrer dans notre dictionnaire le mot de benchmarker. Car il nous manque ! Benchmarker, c’est comparer, c’est étalonner, c’est mesurer ou, plus exactement, ce sont ces trois actions à la fois : benchmarker, c’est évaluer dans une optique concurrentielle pour s’améliorer. Benchmarker, c’est dynamique. C’est une grande incitation à ne pas rester immobile.
Se benchmarker, c’est oser regarder dans le miroir son reflet objectif plutôt que de refuser de voir les choses en face et de mettre la tête sous son aile. […]
Se benchmarker, c’est être réaliste. C’est se donner les moyens du pragmatisme. C’est savoir qu’on n’est pas seul au monde, ni le centre du monde, c’est refuser l’illusion qui empêche de grandir. Benchmarker un produit ou un service ou une idée, c’est l’apprécier à l’aune de critères pluriels car nous sommes maintenant dans un monde où la qualité est à la fois un droit et un devoir. Benchmarker ses équipes, c’est tout faire pour accroître le niveau de compétence de nos salariés[19].
Érigé en principe d’organisation de l’activité, le benchmarking interne (impliquant la comparaison, non entre plusieurs entreprises, mais entre plusieurs services, succursales ou agences d’une même entreprise) a été toutefois reconnu comme nocif par le Tribunal de grande instance de Lyon en 2012 :
Attendu que ce système consiste en une évaluation permanente, chaque agence […] voit ses performances analysées au regard des autres agences, donc est mise en concurrence, qu’au-delà et au sein de chaque agence, la performance de chacun des salariés est regardée par rapport à la performance des autres salariés,
Attendu qu’aucun objectif n’est imposé ni aux agences, ni aux salariés, que le seul objectif qui existe est de faire mieux que les autres, qu’ainsi nul ne sait à l’issue d’une journée donnée, s’il a ou non correctement travaillé, puisque la qualité de son travail dépend avant tout des résultats des autres, qu’avec un tel système tout est remis en question chaque jour ce qui crée un stress permanent, d’autant que les outils informatiques permettent à tout le monde de suivre en direct, depuis chaque poste, ce que fait chacun des commerciaux de toute la banque, […]
Attendu que par ailleurs le benchmark a directement des conséquences sur les relations sociales au sein de l’entreprise, qu’en effet, chaque salarié bénéficie d’une rémunération composée d’une partie fixe et d’une part variable, que la part variable dépend directement des résultats au benchmark, puisqu’elle est déterminée en fonction des résultats de l’agence par rapport aux autres agences, qu’ainsi, si un salarié de l’agence a des résultats médiocres ou inférieurs à ceux des collègues, il va directement impacter la part variable de l’ensemble de ses collègues, […]
Attendu que toutes ces instances [médecine du travail, inspection du travail et assistances sociales] notent :
– une atteinte à la dignité des personnes par leur dévalorisation permanente utilisée pour créer une compétition ininterrompue entre les salariés,
– un sentiment d’instabilité du fait qu’il n’y a aucune possibilité de se situer dans l’atteinte d’objectifs annuels puisque le résultat de chacun est conditionné par celui des autres,
– une culpabilisation permanente du fait de la responsabilité de chacun dans le résultat collectif,
– un sentiment de honte d’avoir privilégié la vente au détriment du conseil du client,
– une incitation pernicieuse à passer outre la réglementation pour faire du chiffre,
– une multiplication des troubles physiques et mentaux constatés chez les salariés, troubles anxio-dépressifs, accidents cardio-vasculaires, troubles musculo-squelettiques, […]Par ces motifs :
Le Tribunal […]
– dit et juge que l’organisation collective de travail basée sur le benchmark compromet gravement la santé des salariés de la cera et contrevient aux dispositions des articles L4121_1 du code du travail,
– fait défense à la cera d’avoir recours à une organisation du travail fondée sur le benchmark sans astreinte[20]
Cette ambiance délétère au sein des équipes est largement représentée dans les pièces consacrées au monde de l’entreprise, comme c’est le cas de Push Up[21], Après la pluie[22], Sous la glace[23], Hard Copy[24] ou Chaos manager[25]. Dans ces deux derniers cas, la dégradation des relations de travail franchit d’ailleurs un saut qualitatif puisque c’est une mise à mort qui vient sanctionner l’exacerbation des rivalités. Les trois collègues de bureau de Hard Copy s’en prennent en effet à une quatrième en vertu d’un crescendo qui les mène de la médisance en bande organisée au meurtre collectif. Informées d’une imminente réduction des effectifs, Blanche, Belle et Douce craignent que leur équipe ne pâtisse de l’incompétence prétendue de leur nouveau souffre-douleur et en viennent à l’assassiner (« Belle. On ne pardonne plus, on tue ! / […] Blanche. Elle a raison. Attachons-lui les mains ! »[26]). Après avoir loyalement averti leur chef de bureau de leur action, les trois femmes peuvent s’enorgueillir de bénéficier de l’entier soutien de leur direction pour avoir participé d’elles-mêmes à la réduction de la masse salariale et défendu avec aplomb les valeurs de leur organisation. Tout est donc bien qui finit bien :
Blanche. […] Il a dit que notre réaction était tout à fait compréhensible […] et qu’il ne s’agissait que d’un cas de légitime défense, de nous-mêmes et de l’entreprise dans ce qu’elle avait de plus cher : son image de marque, sa rentabilité et la qualité de ses produits.
Belle. Qui sont les trois mamelles d’une entreprise dynamique.
Blanche. Oui. Il a dit aussi que de toute façon un pourcentage de perte de 7% était inscrit dans les statuts du Groupe[27].
« Le concurrent que tu n’élimines pas est ton fossoyeur. Ton semblable est ton ennemi »[28] assène-t-on dans Chaos manager. Mais alors que les meurtrières d’Isabelle Sorente recourent à des ustensiles de bureau pour procéder à l’exécution du maillon faible, Jean-Marie Piemme dote son héroïne d’une scie électrique et agrémente le sacrifice de la collègue rivale d’un rituel anthropophage :
Tout à coup, venant du cagibi on entend un bruit de scie électrique répétitif, bruyant et brutal. […]
Jennifer entrouvre la porte et lance une main coupée. […]
Jennifer surgit, couverte de sang, tenant deux grands sacs à la main.Jennifer (désignant les sacs). Le cadavre de Françoise Riclet est avancé. […] J’ai saigné la bête ! Je l’ai immolée sur l’autel des affaires, j’ai recueilli son sang et je l’ai bu. J’ai aspiré son venin et sa puissance. J’ai scié le bras gauche, puis le droit, puis les jambes, puis la tête, puis le torse, puis les côtes, alléluia ! J’ai découpé le sale corps de cette sale bonne femme avec la ferveur d’une communiante pour l’hostie, alléluia, alléluia ! […]
Maintenant, que le plus fort mange le plus faible. J’ai faim !Elle se saisit d’un morceau du corps, le mange à belles dents[29].
La concurrence n’est cependant pas le seul fait des CSP+ et s’étend au milieu ouvrier où elle dissout toute solidarité de classe : ainsi de L’Usine[30] où abondent non seulement les dissensions mais aussi les injures et les coups au sein d’une communauté désunie par la constante menace du chômage, ou d’Éléments moins performants où un contrôleur choisi parmi ses collègues est chargé de tenir à jour des listes de travailleurs « suspects » en vue de potentiels renvois (« Il nous faut des noms, des noms, des noms. […] Tous les jours dans les médias des hommes politiques annoncent le licenciement de mille ou deux mille ouvriers. Nous devons y être préparés. Nous devons tenir prêtes ces quantités »[31]).
Dans la pièce de Turrini, la concurrence s’immisce parmi les chômeurs eux-mêmes, serait-ce sous la forme de l’hallucination[32]. Alors qu’ils viennent de perdre leur emploi, Hans et Anna regardent un jeu télévisé dans leur salon lorsque l’animateur et ses assistantes s’invitent chez eux et leur proposent un nouveau jeu intitulé 6 sur 45 :
L’animateur. […] Ils sont quarante-cinq à chercher du travail, mais il n’y en a que pour six. […] Vous connaissez les règles du jeu 6 sur 45 ? Je vous pose une série de questions, et vous répondez par oui ou par non. Si vous dites non, vous avez perdu. Si vous dites oui, vous restez dans la course. Après chaque oui vous vous frappez vous-même au visage, pas trop fort, ce n’est qu’un jeu, mais pas trop timidement non plus. […] À mon signal, c’est parti ! […]
6 sur 45 ! Ils sont quarante-cinq à chercher du travail, mais il n’y en a que pour six. Êtes-vous prêt à renoncer à dix pour cent de votre salaire antérieur ?Hans. Oui.
Il se frappe au visage. Le public applaudit et rit. Les applaudissements et les rires proviennent de la télévision.
L’animateur. À vingt pour cent ?
Hans. Oui.
Il se frappe au visage. Le public applaudit et rit. […]
L’animateur. Êtes-vous prêt à accepter n’importe quel travail ? De jour ou de nuit ? Quelle que soit la distance de votre domicile ? Quel que soit le caractère du patron ?
Hans. Oui. Oui. Oui.
Hans se frappe au visage avec un rire hystérique.
L’animateur. Formidable, Hans. […]
Ursula et Barba, les assistantes, introduisent trois mannequin qui portent chacun un masque et un manteau.
Après cette première manche époustouflante, voici donc la deuxième, particulièrement difficile. […] (Il indique l’un des mannequins.) Mettons que ce soit un camarade de travail, avec qui vous avez travaillé pendant dix ans. Lui aussi est au chômage. Lui aussi est candidat à un emploi, au même emploi que vous. Si vous êtes prêt à supplanter votre rival, plantez-lui votre poing dans la figure !
Hans frappe le mannequin qui s’effondre avec un drôle de bruit. Le public applaudit. L’animateur indique le mannequin suivant.
Ce mannequin-ci, chez Hans, est votre propre frère. Si vous voulez toujours gagner, frappez !
Hans frappe le mannequin qui s’effondre avec un drôle de bruit. Le public applaudit[33].
[1] Falk Richter, For the disconnected child, trad. Anne Monfort, 2013, inédit.
[2] Christophe Tostain, Expansion du vide sous un ciel d’ardoises, Les Matelles, Éditions Espaces 34, coll. Espace Théâtre, 2013, p. 29.
[3] Philippe Malone, L’Entretien, Montpellier, Éditions Espaces 34, coll. Espace Théâtre, 2006, p. 25.
[4] Falk Richter, For the disconnected child, op. cit., p. 27.
[5] Falk Richter, Sous la glace, trad. Anne Monfort, dans Hôtel Palestine. Electronic City. Sous la glace. Le Système, Paris, L’Arche, 2008, p. 118-119.
[6] Vincent de Gaulejac, La Société malade de la gestion. Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social, Paris, Seuil, 2004. Voir aussi Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres, Paris, Fayard, 2015.
[7] Marie-Anne Dujarier, Le Management désincarné. Enquête sur les nouveaux cadres du travail, Paris, La Découverte, 2015, p. 48-50.
[8] Christophe Tostain, Expansion du vide sous un ciel d’ardoises, op. cit., p. 70.
[9] Ibid., p. 31.
[10] Ibid., p. 57-58.
[11] Isabelle Bournat, Homme inutile, Presses Électroniques de France, 2013 [s.p.].
[12] Falk Richter, Sous la glace, op. cit., p. 104-105.
[13] Falk Richter, For the disconnected child, op. cit.
[14] Alexandra Badea, Pulvérisés, Paris, L’Arche, 2012, p. 51-52.
[15] Alexandra Badea, Burnout, dans Contrôle d’identité. Mode d’emploi. Burnout, Paris, L’Arche, 2009, p. 130.
[16] Alexandra Badea, Je te regarde, dans Je te regarde. Europe connexion. Extrêmophile, Paris, L’Arche, 2015, p. 50.
[17] Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », dans Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 243.
[18] Stéphanie Moge-Masson, « Gestion des compétences : faites grandir vos commerciaux en herbe », Action Co, 26 février 2003.
[19] Laurence Parisot, « Benchmarker, c’est la santé ! », discours à la convention du medef à Bruxelles, 8 février 2008. Tout aussi enthousiaste, la suite du discours est éclairante par sa promotion d’un benchmarking étendu à l’échelle nationale : « Et benchmarker un pays, qu’est-ce que c’est ? C’est le comparer à d’autres, rubrique par rubrique, et relativement au but qu’on recherche. […] Parce qu’en ayant benchmarké on aurait mis en place les réformes : la baisse du coût du travail, le transfert progressif des cotisations familiales vers la solidarité nationale car il n’y a qu’en France qu’elles sont à la charge exclusive des entreprises. Imaginons que les impôts taxant l’investissement aient été… boutés hors de France, et en premier la taxe professionnelle. Ce serait alors évident pour tout le monde que benchmarker c’est la santé ! En l’occurrence, la santé d’un pays ! »
[20] Extrait des minutes du greffe du Tribunal de grande instance de Lyon dans le cadre du procès intenté par le syndicat Sud contre la Caisse d’Épargne Rhône-Alpes Sud (CERA), jugement du 4 septembre 2012 n° RG 11/05300.
[21] Roland Schimmelpfennig, Push Up, trad. Henri-Alexis Baatsch, dans Une nuit arabe. Push Up, Paris, L’Arche, 2002.
[22] Sergi Belbel, Après la pluie, trad. Jean-Jacques Préau, Paris, Éditions Théâtrales, 1997.
[23] Falk Richter, Sous la glace, trad. Anne Monfort, dans Hôtel Palestine. Electronic City. Sous la glace. Le Système, Paris, L’Arche, 2008.
[24] Isabelle Sorente, Hard Copy, Arles, Actes Sud-Papiers, 2001.
[25] Jean-Marie Piemme, Chaos manager, dans Serpents à sornettes suivi de Chaos Manager, Arles, Actes Sud-Papiers, 2012.
[26] Isabelle Sorente, Hard Copy, op. cit., p. 35.
[27] Ibid., p. 36.
[28] Jean-Marie Piemme, Chaos manager, dans Serpents à sornettes suivi de Chaos Manager, op. cit., p. 105.
[29] Ibid., p. 111-112.
[30] Magnus Dahlström, L’Usine, trad. Terje Sinding, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2001.
[31] Peter Turrini, Éléments moins performants, trad. Henri Christophe, Arles, Actes Sud-Papiers, 1990, p. 88.
[32] En dehors du champ théâtral, un exemple fameux de cette concurrence entre chômeurs est fourni par Le Couperet, roman policier de Donald E. Westlake (1997) adapté au cinéma par Costa-Gavras (2005).
[33] Peter Turrini, Éléments moins performants, op. cit., p. 56-57.