E.
Selon l’Organisation Internationale du Travail, l’employabilité est « l’aptitude de chacun à trouver et conserver un emploi, à progresser au travail et à s’adapter au changement tout au long de la vie professionnelle »[1]. Indissociable du développement de l’insécurité de l’emploi et de la fin corrélative des longues carrières effectuées dans la même entreprise, la notion d’employabilité est devenue centrale dans le cadre de ce que Luc Boltanski et Ève Chiapello appellent « la cité par projets » propre au « nouvel esprit du capitalisme » tel qu’il s’est mis en place à partir des années 1990 :
Les personnes ne feront plus carrière mais passeront d’un projet à un autre, leur réussite sur un projet donné leur permettant d’accéder à d’autres projets plus intéressants. […] Chaque projet […] se présente comme une opportunité d’apprendre et d’enrichir ses compétences qui sont autant d’atouts pour trouver d’autres engagements.
La notion clé dans cette conception de la vie au travail est celle d’employabilité qui désigne la capacité dont les personnes doivent être dotées pour que l’on fasse appel à elles sur des projets. Le passage d’un projet à l’autre est l’occasion de faire grandir son employabilité. Celle-ci est le capital personnel que chacun doit gérer et qui est constitué de la somme de ses compétences mobilisables[2].
Inspiré par la prise d’otages de la maternelle de Neuilly en 1993 par un entrepreneur au chômage autobaptisé « Human Bomb », Hors jeu raconte la chute de Gérard Smec, ingénieur diplômé ayant perdu son travail à 55 ans et éprouvé par deux années de vaines tentatives pour retrouver un emploi. C’est lors de l’un de ses nombreux rendez-vous auprès du coach (anciennement conseiller référent) du Job Store (anciennement Pôle Emploi anciennement ANPE) qu’il découvre la vogue du terme « employabilité » :
Smec. […] employabilité est un terme à la mode
mon coach en a plein la bouche
du fait de mon âge de la situation économique et de la loi de la jungle mon employabilité est aujourd’hui égale à zéro
voilà une excellente définition pour loser
personne à l’employabilité nulle[3]
Qu’il soit d’embauche, d’évaluation ou préalable au licenciement, l’entretien constitue une épreuve récurrente dans toute vie professionnelle. C’est l’épreuve spécifique de la demande d’augmentation que Georges Perec explore dans sa pièce de 1967, série de cinquante variations autour du même thème ou plutôt de la même idée fixe qui achoppe inexorablement sur l’échec :
1. Vous êtes allé voir votre Chef de Service et votre Chef de Service était là. Vous avez frappé et l’on vous a répondu. Vous êtes entré et l’on vous a demandé ce qui vous amenait et l’on vous a offert un siège. Vous êtes assis en face de votre Chef de Service.
6. Décontractez-vous, respirez profondément, essuyez la sueur qui ruisselle sur votre visage, maîtrisez les tremblements nerveux qui font s’entrechoquer vos genoux, rappelez-vous qu’il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer, exposez votre cas d’une voix intelligible et avec le maximum de concision et de clarté ; sachez trouver les mots qu’il faut pour convaincre, mettez tout en œuvre pour remuer le cœur de pierre de votre Chef de Service, mais tentez de conserver jusqu’au bout un peu de cette dignité et de cette fierté qui font de vous un citoyen conscient de ses devoirs et de ses droits. Ne vous jetez pas aux pieds de votre Chef de Service ; ne lui embrassez pas les genoux.
1. Dites-lui que vous en avez gros sur le cœur et sur la patate, que vous n’arrivez pas à joindre les deux bouts, que ce n’est pas pour vous que vous venez implorer mais pour votre épouse usée par les ménages, et vos cinq enfants que la maladie guette. […]
6. Représentez-lui qu’embauché à l’âge de 14 ans comme assistant-coursier non qualifié aux appointements de 11 872 francs légers mensuels, vous n’êtes, au terme de 37 années de bons et loyaux services, parvenu qu’au poste de sous-commis principal faisant fonction d’attaché au chargé d’études délégué dans les fonctions d’assistant au sous-directeur des services centraux d’implantation, de statistique et de prospective, catégorie 3, 8e échelon, groupe 2, classe C, indice corrigé 315, soit un salaire réel, déduction faite des charges sociales afférentes et de diverses contributions imposées au titre du 5e Plan, de 772 francs lourds, 00 nouveau centime.
2. Ou bien votre discours va convaincre votre Chef de Service ou bien votre discours ne va pas convaincre votre Chef de Service. […]
5. Or, il est bien évident que vous n’arriverez pas à convaincre, comme ça, du premier coup, votre Chef de Service. Où irait la vaste Organisation dont vous n’êtes qu’un microscopique rouage si chaque microscopique rouage obtenait une augmentation la première fois qu’il en faisait la demande ? Votre Chef de Service le sait bien et c’est même pour cela qu’il est Chef de Service. Quoi ! va-t-il rugir, vous, un employé que l’on disait modèle, venir mendier pour quelques misérables centimes, alors que les Biafrais s’étranglent avec un grain de riz, alors que des cadres en pleine expansion sont tragiquement réduits au chômage à 40 ans à peine ! Vous osez vous plaindre, alors que vous avez un véhicule automobile, un réfrigérateur, un fer à repasser électrique ! Vous êtes la honte de votre établissement ! […] Sortez et que je ne vous y reprenne plus !
6. Ne faites aucun geste que vous pourriez regretter par la suite. Levez-vous dignement et sortez de même[4].
Pour celui qui le subit, l’entretien constitue donc une grande source de tension, à plus forte raison quand l’enjeu en est son propre recrutement. L’autodiscipline exigée par cette mise en scène de soi est alors sans cesse mise en péril par les effets d’intimidation produits par un protocole fondé tout entier sur l’inégalité des participants :
Didier. Faut pas que je bégaye ce serait trop dommage fait que je reste calme que je contrôle mon cœur qui m’a trahi trois fois deux fois devant une femme la même à chaque fois une fois devant un patron salaud va pas me trahir cette fois-là ce serait trop dommage faut pas que je bégaye ça je l’ai déjà dit faut pas que je me répète non plus devant eux se répéter ça fait tout de suite celui qui qui qui qui qui faut que je trouve mes mots plus vite aussi on peut pas se permettre avec eux de laisser un blanc un silence une mouche voler tranquillement faut jamais de silence […] faut contrôler la langue […] tu as beau te dire dedans ta tête tais-toi ma langue la langue la mienne bouge toute seule comme un animal et fait ce qu’elle veut et n’attend pas le septième tour et dit ce qu’elle a envie de dire et des fois une langue ça dit des grosses conneries et alors tu deviens tout rouge fut pas que je devienne tout rouge comme à chaque fois parce qu’après ça me brûle au-dedans des joues et ça me tétanise toute la mâchoire aussi faut pas ce serait trop dommage je veux pas pas aujourd’hui parce qu’aujourd’hui j’ai la cravate et la chemise qui fait dynamique alors hein aujourd’hui ce serait dommage parce que là j’y crois souvent non j’y crois pas j’ai pas la niaque je suis défaitiste un peu trop oui c’est vrai mais là ce coup-ci j’y crois[5]
Pour celui qui le conduit, en revanche, l’entretien semble pouvoir constituer un moment fécond d’élan créateur, comme le confie Wallace à Fage dans La Demande d’emploi :
L’interviewé au départ est comme un champ de neige vierge j’y fais la trace une toile blanche […]
Le peintre devant son chevalet avec son pinceau il commence à ôter le blanc c’est ça l’acte peu à peu enlever tout ce blanc […]
Interviewer se rapproche de l’acte créateur […]
Pas en restant extérieur au candidat […]
En engageant sa sympathie en se mettant soi-même entre parenthèses en entrant dans la peau de l’autre […]
Faire sourdre le vrai les couches profondes[6]
Mais il peut tout aussi bien se voir doter de vertus relaxantes insoupçonnées :
J’aime « les entretiens », « l’entretien » ça délasse, « l’entretien » ça t’évade, te fournit l’occasion de te sentir plus forte, de te sentir puissante et mieux tenir ton rang, après des heures d’angoisse à traquer des chiffres […], oh « l’entretien », qui soulage et qui masse et raffermit Ma forme, « l’entretien » Mon cadeau Mon aurore, Ma farce conjugale, Mon piège Ma couche et drogue – […] « asseyez-vous mademoiselle vous venez sans doute pour le poste » – Je rêve, de femme à femme – Je rêve, négocier ton salaire – Je rêve, et Je t’écouterai, Moi Je t’écouterai ? hocherai la tête et acquiescerai « oui-oui, mais bien sûr mademoiselle », jetterai Mon œil las sur ton parcours minable ce bout de papier une biographie ça une biographie une épitaphe oui, l’air surprise extatique, l’air d’y croire pour deux comme si dix mille personnes ne se battaient pas pour ce poste comme si tu étais unique comme s’il n’y avait pas de chômage comme si nous étions égales, oh « l’entretien », l’excitante promesse[7]
L’euphémisme est une figure de style qui consiste à atténuer une idée ou un fait dont l’évocation directe pourrait être considérée comme brutale ou déplaisante. Propre à toute langue de bois[8], cette pratique à usage anesthésique est récurrente dans le domaine de l’économie comme dans la presse qui lui est consacrée. Elle se montre particulièrement inventive dès lors qu’il s’agit de désigner des licenciements massifs : plan social, plan de sauvegarde de l’emploi, plan de restructuration, plan de compétitivité, plan d’adaptation des effectifs, plan d’économie de la masse salariale, plan de départs volontaires, optimisation de la gestion du personnel, réallocation de la main d’œuvre, rationalisation de la force de travail…
L’entretien préalable au licenciement est particulièrement propice aux trouvailles euphémistiques, comme c’est le cas de cette « non-reconduite du contrat d’embauche » que l’on trouve dans Conviction intime, périphrase négative qu’accompagnent (et précèdent) nombre d’autres figures de style :
L’homme. Le chef du personnel, qu’on appelle maintenant le directeur des ressources humaines, me fait venir dans son bureau et me dit : Vous êtes un bon élément, vous êtes ponctuel, vous accomplissez votre travail sans qu’il soit permis de vous faire le moindre reproche ; vous êtes compétent, discret, travailleur, vous n’hésitez pas à faire des heures supplémentaires, vous ne faites partie d’aucun syndicat ; durant toutes ces années passées dans l’entreprise, qu’on appelle entre nous la Maison, nous n’avons eu qu’à nous louer de vos services et les magnifiques résultats qui sont les siens, n’en doutez pas, sont aussi les vôtres. Cela étant dit, et pour des raisons qui seraient trop longues à expliquer, qui n’ont en tout cas aucun rapport avec vous, qui sont aussi éloignées de vous que peut l’être la puissance d’une lampe-torche comparée à celle dégagée par l’explosion d’une bombe atomique, ainsi s’exprimait le chef du personnel qu’on appelle maintenant le directeur des ressources humaines, pour des raisons strictement économiques, autant dire pour des raisons en dehors de notre volonté et bien sûr évidemment de la vôtre, raisons qui mettent en jeu un mécanisme dans lequel il nous est impossible d’interférer, ainsi s’exprimait le chef du personnel qu’on appelle maintenant le directeur des ressources humaines, pour des raisons sans doute difficiles à comprendre puisque c’est en raison même de ces performances auxquelles je le rappelle vous avez magnifiquement contribué, que nous nous trouvons dans l’obligation de procéder à des restructurations qui me font vous appeler aujourd’hui et qui, tout en me procurant le plaisir de faire votre connaissance, m’oblige à vous annoncer par la même occasion que le contrat d’embauche dont vous bénéficiez depuis tant d’années dans l’entreprise qu’on appelle entre nous la Maison, et dans laquelle je l’espère vous vous êtes senti comme chez vous et dont il est entendu encore une fois, et c’est la dernière, que vous l’avez servie avec un dévouement qui force l’admiration, le contrat d’embauche dis-je, ainsi s’exprimait mon chef du personnel qu’on appelle maintenant le directeur des ressources humaines, ne sera pas reconduit. Merci ; au revoir, ou plutôt adieu. Bonne chance[9].
L’euphémisme perd toutefois ses pouvoirs adoucissants lorsque sa traduction devient évidente à force d’utilisation, voire qu’elle est donnée par ses utilisateurs, phénomène plus rare qui survient dans l’une des nombreuses confrontations entre François et ses supérieurs (Blackberrywoman, Cravate de soie et Chaussures Croco) qui composent la pièce Au pays des :
Blackberrywoman. À partir d’aujourd’hui.
Chaussures croco. Cher monsieur.
Cravate de soie. Vous êtes.
Chaussures croco. Permutable.
François. Je suis.
Chaussures croco. À partir de la minute même où je vous.
François. Où il me.
Chaussures croco. Parle.
Blackberrywoman. Vous êtes permutable.
Cravate de soie. À partir d’aujourd’hui.
Chaussures croco. Cher monsieur.
Cravate de soie. Vous êtes.
Chaussures croco. Mort professionnellement.
François. Je suis.
Chaussures croco. À partir de la minute même où je vous.
François. Où il me.
Chaussures croco. Parle.
Blackberrywoman. Vous êtes mort professionnellement.
François. C’est ce que cela veut dire en fait le mot permutable[10].
[1] Organisation Internationale du Travail, Rapport de la Commission de mise en valeur des ressources humaines, 2010.
[2] Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 1999, p. 144-145.
[3] Enzo Cormann, Hors jeu, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2013, p. 24.
[4] Georges Perec, L’Augmentation ou Comment, quelles que soient les conditions sanitaires, psychologiques, climatiques, économiques ou autres, mettre le maximum de chances de son côté en demandant à votre chef de service un réajustement de votre salaire, dans Théâtre 1, Paris, Fayard, 2012.
[5] Sylvain Levey, Dans la joie et la bonne humeur (ou Comment Bruno a cultivé un helicobacter pylori), dans Comme des mouches, pièces politiques, Paris, Éditions Théâtrales, 2011, p. 165-166.
[6] Michel Vinaver, La Demande d’emploi, Paris, L’Arche, 1973, p. 42-44.
[7] Philippe Malone, L’Entretien, Montpellier, Éditions Espaces 34, coll. Espace Théâtre, 2006, p. 13.
[8] Éric Hazan, LQR. La Propagande du quotidien, Paris, Raison d’Agir, 2006, p. 27 : « La LQR vise au consensus et non au scandale, à l’anesthésie et non au choc du cynisme provocateur. C’est pourquoi l’un de ses principaux tours est l’euphémisme […]. Le grand mouvement euphémistique qui a fait disparaître au cours des trente dernières années les surveillants généraux des lycées, les grèves, les infirmes, les chômeurs – remplacés par des conseillers principaux d’éducation, des mouvements sociaux, des handicapés, des demandeurs d’emploi – a enfin permis la réalisation du vieux rêve de Louis-Napoléon Bonaparte, l’extinction du paupérisme. »
[9] Rémi De Vos, Conviction intime, dans Sextett. Conviction intime, Arles, Actes Sud-Papiers, 2009, p. 59-60.
[10] Sylvain Levey, Au pays des, dans Comme des mouches, pièces politiques, Paris, Éditions Théâtrales, 2011, p. 45-46.