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En France, le harcèlement moral constitue un délit reconnu par la loi depuis 2002. Selon l’article L. 1152-1 du Code du Travail : « Aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. »
Popularisé dans les années 1990 par les ouvrages de Heinz Leymann (Mobbing. La Persécution au travail) et Marie-France Hirigoyen (Le Harcèlement moral. La Violence perverse au quotidien), ce concept fait depuis l’objet de critiques régulières en ce qu’il participe à la psychologisation des rapports sociaux et tend à focaliser l’attention sur la relation interindividuelle entre victime et harceleur au détriment des mécanismes économiques et organisationnels qui la favorisent.
Depuis les années 2000, toutefois, les notions de « harcèlement institutionnel » et de « harcèlement stratégique » cherchent à valoriser des pratiques managériales qui participent à des formes collectives de harcèlement, et la jurisprudence tend peu à peu à leur reconnaissance. À ce titre, l’issue de la procédure initiée par SUD en 2009 contre France Télécom est très attendue dans la mesure où celle-ci a donné lieu à la mise en examen de la société elle-même en tant que personne morale, outre celle de plusieurs cadres dirigeants et de l’ancien PDG Didier Lombard.
Pour supprimer 22 000 postes, Didier Lombard et ses équipes mettent en place à partir de 2006 les plans Next et ACT, qui se traduiront, selon les plaignants, par « un système managérial poussé à l’extrême, avec les conséquences tragiques qui en suivront », explique Me Jean-Paul Teissonnière, l’avocat du syndicat SUD à l’origine de la procédure. Jusqu’à 57 suicides sur deux ans ont été comptabilisés, mais seuls 35 ont été retenus par les juges dans le dossier pénal. […]
Alors que Didier Lombard et ses adjoints continuent de nier aujourd’hui la décision de réduire les effectifs et la moindre volonté de harcèlement, certains documents sont accablants. Dans le dossier d’instruction que nous avons pu consulter, on trouve ainsi dans un échange de mails entre cadres datant du 31 octobre 2006 la curieuse expression des « sans-chaises » : elle désigne des employés poussés au départ, à qui on a retiré toute mission, supprimé le bureau, jusqu’à la chaise pour s’asseoir. Ils sont des milliers comme cela dans toute la France[1].
Dans Au pays des, le harcèlement prend la forme spécifique d’une mise au placard visant à provoquer le départ d’un salarié tout en contournant les procédures légales de licenciement. C’est François, cadre dans un parc d’attractions, qui en est la victime tandis que ses supérieurs en commentent cyniquement le mode opératoire et les étapes stratégiques au fil de sa progression : ne plus noter ses propositions (novembre, étape 1) ; faire disparaître son nom des comptes rendus de réunion (décembre, étape 2) ; ne plus l’inviter aux réunions et « isoler l’homme du reste du troupeau »[2] (janvier, étape 3) ; le priver de bureau (février, étape 4) ; le tutoyer et cesser de lui dire bonjour (mars, étape 5) ; lui reprendre son ordinateur et son téléphone portable (avril, étape 6) ; lui enlever sa chaise (mai, étape 7) ; enfin, le faire passer des bureaux à l’animation.
Blackberrywoman. Un matin il est tombé.
Cravate de soie. Il est tombé et de portemanteau.
Chaussures croco. Il a été rétrogradé au stade de paillasson.
Cravate de soie. Parce que tu comprends des paillassons, il en manque dans la boîte et on s’est dit, avec le reste du team, que toi paillasson tu pourrais le faire, parce que t’es là, couché dans le couloir, de huit heures du matin à six heures du soir et que tu n’as plus de bureau, plus de computer, plus de téléphone, plus d’adresse mail, ni de chaise, et que tu as craqué à ton poste de porte-manteau.
Blackberrywoman. Puis on lui a apporté son costume.
Chaussures croco. Et il a rejoint la parade.
Cravate de soie. Parce que tu comprends un mec comme toi à la parade il en manque et comme t’as toujours des bonnes idées pour la rendre plus dynamique, plus spectaculaire, plus ludique, il en manque dans la parade des mecs comme toi et on s’est dit, avec le reste du team, que toi François tu pourrais le faire parce que t’es là dans le couloir de huit heures du matin à six heures du soir à faire le paillasson et que paillasson d’autres le feront aussi bien que toi et sont prêts pour le poste depuis longtemps déjà[3].
La cruauté de cet engrenage destructeur tient d’abord à la teneur des discours du trio managérial, hydre à trois têtes qui mêle constamment le miel et le fiel, l’ironie doucereuse et la brutalité sans fard, la rationalité d’un plan d’élimination exécuté « sur ordre de l’au-dessus »[4] et la sauvagerie des bandes s’en prenant avec délectation à leur souffre-douleur. Cette cruauté tient également à la spirale temporelle que dessine la construction de la pièce et aux effets d’inéluctabilité qu’elle produit. Les dialogues associant François et le trio ne cessent en effet d’enchâsser le présent des brimades quotidiennes dans le passé de la rétrospection. Plus encore, ils alternent avec des dialogues entre les animateurs du parc au sujet du suicide de l’un des leurs, de sorte que l’issue funèbre des événements est d’emblée suggérée. D’abord incertaine, l’identité du suicidé se précise à mesure que les harceleurs déploient les étapes de leur programme, jusqu’à ce que le dernier tableau n’apporte la confirmation pressentie et que managers et animateurs exceptionnellement réunis ne se plaignent à l’unisson que François ait eu l’égoïsme et l’inconvenance de se tuer sur son lieu de travail.
Cassé s’attarde à son tour sur l’itinéraire d’un salarié que son entreprise en pleine restructuration pousse vers la sortie. Informaticien à la Sodecom, Frédéric se voit interdit d’ascenseur et assigné à la sortie des poubelles, rétrogradation dont il ne cesse étonnamment de louer les vertus au grand dam de sa femme qui vient de perdre son emploi et qui craint que ce ne soit bientôt le tour de son mari.
Frédéric. […] C’est tellement déshumanisé, l’informatique. Maintenant, je parle aux gens et les gens me parlent. Je ne savais pas à quel point je manquais de contact humain. Depuis que je sors les poubelles, j’ai repris goût à la vie. […]
Ce qu’il y a, c’est que ça bouge pas mal en ce moment chez Sodecom. Et comme je le disais à Christine, changer ma façon de travailler m’ouvre des perspectives que je trouve intéressantes. […]
Il ne faut pas avoir peur du changement, c’est tout. […]
Informaticien, je ne bougeais que les doigts des mains. Maintenant, c’est mon corps tout entier que je mets à contribution. Je retrouve mon corps et ça, je crois que je ne pourrais plus m’en passer[5].
Empruntant à la fois au Suicidé d’Erdman et à Boubouroche de Courteline, la pièce prend un cap plus explicitement comique dans sa seconde partie : à la demande de sa femme qui monte une escroquerie à l’assurance-vie, Frédéric accepte de faire croire à son suicide et de passer pour mort aux yeux de son entourage. C’est alors à domicile qu’il se trouve très littéralement « placardisé » tandis que son épouse s’affaire à crédibiliser la supercherie. En vertu d’une recette vaudevillesque exploitée à satiété, le mari s’enferme dans le placard de l’entrée à l’approche des visiteurs et en fait bientôt sa résidence principale… jusqu’à ce que mort s’en suive.
De structure hélicoïdale, cette bactérie vivant exclusivement dans l’estomac humain est à l’origine des ulcères gastro-duodénaux.
C’est le mal dont est atteint le directeur des ressources humaines de Dans la joie et la bonne humeur (ou Comment Bruno a cultivé un helicobacter pylori), chargé de mettre en œuvre le plan de licenciement décidé par les directeurs financiers de son entreprise.
Vue d’ensemble. Ex. : « Jean Personne. Moi, ce qui me plaît bien, dans ce que je vois, côté exploitation de l’analytique et des hypothèses, c’est que, pour un débutant, il a déjà cette vue d’ensemble, cette ‘‘helicopter view’’. »[6]
[1] « France Télécom et les sans-chaises », Le Parisien, 7 janvier 2015.
[2] Sylvain Levey, Au pays des, dans Comme des mouches, pièces politiques, Paris, Éditions Théâtrales, 2011, p. 38.
[3] Ibid., p. 79-80.
[4] Ibid., p. 79.
[5] Rémi De Vos, Cassé, Arles, Actes Sud-Papiers, 2012, p. 18-20.
[6] Falk Richter, Sous la glace, trad. Anne Monfort, dans Hôtel Palestine. Electronic City. Sous la glace. Le Système, Paris, L’Arche, 2008, p. 127.