L’Avantage du doute
Qui es-tu ?
Je suis l’Avantage du doute, un collectif de jeu et d’écriture, fondé par cinq comédiens aux parcours très différents, en 2006. Je suis un collectif au plein sens du terme : il n’y a pas d’autorité suprême, mais une recherche perpétuelle de ce qui peut faire autorité. Concrètement, toutes les actions du collectif sont pensées ensemble.
D’où viens-tu ?
Je viens d’une rencontre inattendue, provoquée par un intérêt partagé pour la façon de faire du théâtre du collectif belge Tg STAN. (Mes membres se sont trouvés réunis lors d’un stage en 2003 à Toulouse). Puis, je suis vraiment né d’un désir commun de continuer à faire du théâtre ensemble, suite à la création collective intitulée L’Avantage du doute, proposée par Franck Vercruyssen en 2005 au Théâtre de la Bastille. Et j’ai été baptisé au théâtre du Bateau Feu à Dunkerque, grâce à l’engagement d’Hélène Cancel, puis de Jean-Marie Hordé.
De quoi vis-tu ?
Je suis composé d’intermittents du spectacle. Pour pourvoir aux salaires, ceux qui me composent travaillent à écrire des dossiers pour obtenir des subventions de différentes tutelles ou organismes publics, et je suis soutenu par des théâtres subventionnés.
Fondamentalement, je respire grâce à l’engagement pas toujours rémunéré de mes membres, et à l’agencement de leurs désirs individuels et divergents, qui ont la particularité de se rejoindre en de multiples points.
Points de jonction qu’il serait périlleux de tous décrire ici, car l’impossible manifeste du groupe est perpétuellement en chantier…
À dire vrai, mon équilibre change constamment, parce qu’un de mes fondements est d’être poreux au monde contemporain, tout en maintenant ma conviction que l’espace éphémère de la représentation est un des lieux possibles du Politique.
Comment tu t’organises ?
Empiriquement. En recoupant, sessions de travail après sessions de travail, les nécessités et les propositions de mes membres. Donc à chaque création différemment. Mes règles de fonctionnement ne cessent d’être modifiées, car mes membres tiennent à toujours rester au plus près de leurs goûts, de leurs envies et de leurs questionnements, qui évoluent avec le temps. Quoi qu’il advienne, mon organisation est horizontale, et de l’écriture à la production jusqu’à la diffusion, les décisions sont toujours prises de concert. Avec le temps, j’ai rencontré aussi une administratrice, un directeur technique, une comptable, une chargée de diffusion, dont les voix comptent au même titre que celles de mes cinq membres fondateurs.
Le management, ça t’inspire quoi?
Mhhh. Je dirais : « La toyotisation de l’humain ou comment standardiser la vie dans un but lucratif. » Il se trouve que ma deuxième création portait justement sur ce thème, et pour éviter de lui donner comme titre cette phrase trop longue, je l’ai intitulée La Légende de Bornéo. Je ne sais pas si vous connaissez cette légende, mais sur l’île de Bornéo on dit que les orangs outangs savent parler, mais qu’ils se taisent de peur qu’on les mette au boulot…
Une compagnie, c’est une petite entreprise ?
Même si j’ai bien conscience d’être inscrit dans un système économique, je ne me considère pas comme une petite entreprise, dans la mesure où mon but n’est pas de produire des bénéfices financiers. Les bénéfices qui me reviennent sont intégralement utilisés pour une prochaine création.
Bien sûr je dois penser les ressources pécuniaires pour perdurer, mais au même titre que je pense tous les autres éléments liés à ma survie.
Et tout ce que je partage avec les autres, je ne le perds pas pour autant. In fine, ce que je trouve bien, c’est que ce que je produis n’est pas monnayable.
Mettre en scène, c’est être le patron ?
Mettre en scène à l’intérieur d’un collectif comme moi, c’est tout sauf être le patron (personne en mon sein ne désire être le patron, peut-être parce qu’on observe souvent que le patron devient à force moins libre que ceux qu’il dirige).
Est-ce que tu as déjà licencié quelqu’un ?
Non. J’ai déjà arrêté de travailler avec des gens, soit pour des problèmes d’emploi du temps, soit à cause de difficultés à travailler ensemble.
Être artiste, est-ce se vendre ?
Non, je ne crois pas. Mais bon je ne suis pas un artiste, je suis un collectif. Bien sûr, je veux vendre mes spectacles pour que beaucoup de gens les voient, mais ce sont mes spectacles que je vends, et non moi-même.
Le créateur : un travailleur émancipé ?
Je ne sais pas si le créateur est un travailleur plus émancipé que les autres. Dans mon cas, mes membres tentent de s’émanciper, en essayant d’être autonomes, c’est-à-dire de se dicter à eux-mêmes leurs propres lois. Mon existence même vient du désir de mes membres de s’investir dans un travail dont ils se sentent responsables à toutes les étapes. Mon utopie est de faire de l’individualisme un principe démocratique, et que sous prétexte de « nous » je n’oublie pas les singularités qui me fondent. Grâce à la confiance entre mes membres, et par la vertu des longs temps de réflexion en « tours de table » qu’ils se donnent, chaque action du collectif est l’occasion d’une recherche d’un dissensus créatif. Le pari de ce processus de travail est de créer un théâtre produit collectivement, qui serait peut-être un lieu d’émancipation, non seulement pour ceux qui le fabriquent, mais également pour ceux qui y sont conviés.
Qu’est-ce qui a changé pour toi ces cinq dernières années ?
J’ai grandi, j’ai appris à fonctionner plus harmonieusement, à assumer ma lenteur, et j’ai gagné en confiance, notamment en rencontrant plus de spectateurs. J’ai gagné aussi beaucoup de doutes.