Thibaud Croisy
Qui es-tu ?
Je m’appelle Thibaud Croisy, j’écris et je mets en scène des pièces pour des lieux assez différents comme la Ménagerie de Verre, le Studio-Théâtre de Vitry, le Théâtre de Vanves, le Centre d’art contemporain de Brétigny, le Théâtre de Gennevilliers, etc.
D’où viens-tu ?
J’ai commencé à faire du théâtre dans un atelier de la ville où j’habitais quand j’étais adolescent, à Arcueil (Val-de-Marne). J’ai fait ça du collège jusqu’à la fin du lycée. C’était un atelier de quartier, très simple, mais dans lequel on faisait des choses intéressantes avec des textes de Brecht, Genet, Dubillard. Après le lycée, j’ai fait deux ans de classes prépa (hypokhâgne, khâgne) et pour la première fois, j’ai étudié le théâtre avec un professeur qui s’appelait Alain Ménil. Je lisais beaucoup de pièces, de textes théoriques, critiques, et c’est à cette époque que j’ai commencé à voir des pièces très régulièrement, dans des endroits que je ne fréquentais pas du tout avant. On allait voir Frank Castorf, Árpád Schilling, Dimiter Gotscheff et Jürgen Gosch à la MC93, au Standard Idéal, ou Claude Régy et Christoph Marthaler à l’Odéon. Ensuite, j’ai continué mes études à l’École Normale Supérieure de Lyon. Je me suis intéressé à la danse, à la performance, et j’ai commencé à mettre en scène des pièces dans le théâtre de cette école : un texte court de Jean-Claude Grumberg, Rixe, et une pièce de Copi, Le Frigo. C’étaient des années fondatrices, parce qu’on était un petit groupe de gens du même âge, vingt ans, et on faisait vraiment de l’expérimentation, c’est-à-dire qu’on travaillait au plateau pendant des semaines, on ne faisait pratiquement que ça. On montrait ce qu’on avait fait quand on était prêts et ensuite on continuait avec un autre texte, c’étaient des temps de travail détachés de toute contrainte de production et de diffusion, complètement hors circuit. Parfois, je suis nostalgique de ça, car les institutions ménagent très peu de temps comme ceux-là puisque tout doit être produit, calibré, prêt à tourner, rentable. Toujours est-il que lorsque j’ai compris que je voulais faire de la mise en scène, je suis revenu à Paris pour me confronter à l’économie réelle du spectacle. Je suis reparti de zéro, sans espace de répétition, sans argent ni rien. Je n’avais pas fait d’école d’art, ni un quelconque conservatoire pour être acteur ou danseur. Je ne jouais pas non plus dans les pièces des autres donc je n’avais aucune visibilité mais j’ai continué à faire plus ou moins l’autodidacte. Pour répéter, je squattais à droite à gauche, à la fac, dans des endroits où on voulait bien m’accepter. Des trucs parfois franchement improbables. J’essayais de développer mes projets, de les montrer et de rencontrer des gens. Je ne me suis pas découragé et un jour, j’ai pu vendre une pièce et la montrer dans de bonnes conditions. C’était avec José Alfarroba, qui dirigeait alors le Théâtre de Vanves.
De quoi vis-tu ?
Ces derniers temps, j’ai dû bénéficier d’une allocation de chômage au régime général (ARE, Aide au Retour à l’Emploi). En fait, depuis la signature de la nouvelle convention d’assurance-chômage d’octobre 2014 – contre laquelle nous avions manifesté –, toute personne qui bénéficie d’une allocation chômage au régime général est obligée d’épuiser ses droits. Le réexamen est beaucoup plus complexe. J’ai donc été contraint de toucher une allocation chômage sur mon régime général et non sur mes heures d’intermittent ; d’ailleurs, ce n’est pas une allocation très élevée (environ 1 000 € par mois). Au-delà de ça, on pourrait dire que j’appartiens à cette catégorie de gens qui travaillent dans le spectacle vivant, dans le théâtre public, et qui sont plus ou moins des travailleurs pauvres. Ou pas très riches, en tout cas. Cela est en partie lié au fait que les établissements culturels produisent ou achètent des œuvres à bas coûts. On est très nombreux à créer avec de tout petits budgets et à accepter ça, parce que si on refuse, on ne peut même pas montrer ce qu’on fait. Là-dessus, tout le monde se défausse en disant : « Après tout, c’est le prix à payer pour faire ce métier, il faut accepter de ne pas très bien gagner sa vie. » C’est un discours auquel je ne souscris pas. Je ne vois pas pourquoi l’artiste devrait accepter de travailler dans une forme de précarité, sous prétexte qu’il est artiste. Ce n’est pas parce que l’artiste est censé être un travailleur passionné qu’il doit accepter de faibles rémunérations.
Comment tu t’organises ?
Selon une recherche qui m’amène à travailler sur plusieurs projets. Le plus souvent, je les écris et je cherche à les produire, les répéter, les représenter et les diffuser. C’est la trajectoire de base même si chaque projet est différent et connaît un mode de production qui lui est propre. Pour cela, je suis épaulé par une administratrice mais en termes de production, de diffusion et de communication, je fais tout, tout seul. S’occuper de la production de ses projets, ça prend du temps, ça consiste surtout à écrire des mails et à faire des rendez-vous. Un travail invisible, non comptabilisé et non rémunéré, lors duquel on est souvent face à des interlocuteurs qui nous demandent de réduire nos budgets. Après, je consacre évidemment un temps important à la recherche et à l’écriture. Mais le système est tel que les temps dédiés à la production sont de plus en plus importants et qu’ils ont souvent tendance à passer au premier plan. Si un projet se fait, ce n’est pas parce que vous avez eu une idée géniale et que vous en avez parlé à un pote ; c’est plutôt parce que vous rencontrez quelqu’un qui vous trouve sympathique et « bankable » à un moment donné. Alors, on va considérer qu’on peut parier sur vous, on accepte de vous donner un peu d’argent pour voir ce que vous allez faire. Voilà comment ça s’organise. Après, je passe aussi beaucoup de temps à me disperser, à écrire des choses dont je ne ferai jamais rien, à imaginer des projets que je ne réaliserai jamais, à faire la fête et à boire des verres. Je crois que vivre une vie un tout petit peu intéressante permet de nourrir la création. S’enfermer dans un bureau, dans un théâtre ou dans un studio de danse vingt-quatre heures sur vingt-quatre, je peux le faire mais je crois que ça ne sert à rien.
Le management, ça t’inspire quoi ?
Un vilain mot pour désigner la gestion d’une équipe. Avec, en ligne de mire, la course à la productivité et à la rentabilité. Assez répandu, je crois.
Une compagnie, c’est une petite entreprise ?
On peut dire ça comme ça. Sauf que je n’aime pas le mot « compagnie » parce qu’il renvoie pour moi à la troupe et je n’ai jamais eu l’ambition de fonder ou d’animer une troupe au sens traditionnel du terme. Je n’y crois pas. Je préfère le mot « association ». Je fais des associations de personnes, comme on peut faire des associations d’idées. Pendant un temps, on travaille ensemble parce qu’on a des intérêts communs et on partage une relation – généralement assez forte. Ensuite, les choses se reconfigurent, des fidélités se créent ou non. La forme juridique que ça prend, c’est une association loi 1901. Un intitulé basique avec mes initiales, Association TC.
Mettre en scène, c’est être le patron ?
Écrire, c’est être le patron. Le patron de son stylo. Et encore. Il y a toujours quelqu’un pour vous demander de réécrire. Mettre en scène, c’est surtout travailler avec les autres. Donc c’est le contraire : essayer de prendre en compte le regard des gens avec qui on travaille, leur personnalité, leurs compétences et leurs désirs, sans se renier. C’est ce qui fait l’intérêt du travail. Donner des ordres à longueur de journée ou tout faire pour avoir le dernier mot, ça ne sert à rien dans ce métier parce que si on le fait, les autres y mettent de la mauvaise volonté et ça donne un truc mou sur le plateau. La scène est toujours une organisation du travail à plusieurs, un espace de combinaisons. On ne peut jamais tout faire tout seul. Ou rarement.
Est-ce que tu as déjà licencié quelqu’un ?
À proprement parler, non. Je n’ai jamais interrompu ma collaboration avec un artiste au cours d’un projet, par exemple. En revanche, j’ai déjà travaillé quelques mois avec une comptable qui n’arrivait pas à faire des fiches de paye, ce qui était assez problématique, donc j’ai dû mettre fin à notre collaboration.
Être artiste, est-ce se vendre ?
Pas uniquement, mais la plupart du temps. Il faut savoir séduire les coproducteurs, les diffuseurs et les organismes de soutien si on veut pouvoir travailler dans des conditions correctes et montrer son travail. Comme je le disais tout à l’heure, c’est excessivement chronophage et c’est un travail qui repose sur l’aléatoire : un coup, ça marche ; un coup, ça ne marche pas. Ce n’est pas scientifique, on ne sait pas toujours pourquoi les négociations aboutissent ou non. Donc à un endroit, ça abîme. Après, on choisit tout de même à qui on se vend, comment on se vend et pourquoi on se vend. J’estime que c’est l’essentiel, que c’est une partie importante de l’engagement. Se vendre ne signifie pas forcément être un esclave, il faut savoir jouer du rapport de force et le tirer à soi. C’est bien de ne pas vouloir se vendre à n’importe qui parce qu’il y a des gens qui sont trop cons pour ça, des gens qui ne nous méritent pas. À l’inverse, on peut avoir envie faire des choses gratuitement parfois et de sortir de tout ce circuit asphyxiant : ne pas se vendre du tout, délibérément. En fin de compte, j’essaye de produire les deux – du gain et de la perte –, et de ne pas être toujours rentable. Mais être une bonne pute reste souvent payant.
Le créateur : un travailleur émancipé ?
Émancipé de quoi ? D’un patron qui vous dit à quelle heure commencer et à quelle heure finir ? Sans doute. Mais au-delà de ça, l’artiste qui travaille en compagnie doit toujours partir à la recherche de nouveaux contrats, vendre sa came, faire le beau, et ce, tout au long de sa carrière. Même vieux. Chaque projet, c’est une nouvelle production à monter, avec une nouvelle méthode, donc d’une certaine manière, ce n’est jamais acquis et il faut toujours ajuster son désir ou son rêve d’artiste à l’économie réelle dans laquelle on s’inscrit. Ou à l’économie qu’on subit. Pour moi, être créateur, c’est d’abord prendre en compte une économie réelle et s’y adapter. C’est pour ça que l’esthétique d’un auteur est en grande partie déterminée par sa situation économique. C’est peut-être triste à dire mais c’est comme ça. Au mieux, la contrainte peut devenir stimulante.
Qu’est-ce qui a changé pour toi ces cinq dernières années ?
Entre 2010 et 2015, pas mal de choses. Des théâtres ont acheté mes pièces (à partir de 2012) et les ont coproduites (à partir de la même année). Même si ce sont des projets à petits budgets, pas autant financés que je le voudrais, c’est déjà important d’accéder à la production. À partir de fin 2013, mon association a eu suffisamment de ressources et d’activité pour pouvoir embaucher une administratrice et la rémunérer, ce qui a constitué une étape importante dans sa structuration. Développer une association, pour le coup, c’est une chose qui m’intéresse, non pas parce que ça glorifierait ma petite personne mais parce que c’est bénéfique pour tout le monde : c’est la promesse de créer dans de meilleures conditions et de mieux rémunérer ceux qui prennent part au travail. Quand on peut faire une bonne proposition de travail à quelqu’un, qu’il soit artiste, technicien ou administrateur, c’est une vraie fierté. On a l’impression d’être utile, de faire quelque chose de bien. Dans la culture, ça n’arrive pas si souvent.