« Comment tu t’organises ? »

Gwenaël Morin
Théâtre permanent – Théâtre du Point du Jour


 

 

© Théâtre du Point du Jour

© Théâtre du Point du Jour

Qui es-tu ? D’où viens-tu ?

Je suis né à Toulon (quartier du Mourillon, à cinq-cents mètres de la Méditerranée) le 30 décembre 1969. Je sais que ce n’est pas la réponse attendue, mais c’est compliqué de savoir qui « je » suis et d’où « je » viens en tant que compagnie, et de dissocier tout ça. J’ai commencé à m’organiser comme personne collective à partir du moment où je (Gwenaël Morin) ai eu de l’argent. Depuis longtemps, je suis Gwenaël Morin, et je suis aussi le Théâtre permanent. Le lien, mais aussi selon moi, le chef, c’est le projet, et plus précisément, c’est l’œuvre (Molière, Fassbinder, Sophocle etc.), c’est ça, la « personne morale » au sens fort. Cette personne est traversée par plusieurs corps, plusieurs personnes. Je (Gwenaël) suis à l’initiative de cette œuvre, et donc je dois répondre de la catastrophe quand elle a lieu, c’est ce qui me sépare des autres qui travaillent avec moi au projet. Je dois faire le chef dans ces moments, dire comment ça va se passer, dire « on continue » quand même… ou « on arrête », et convaincre l’équipe de me suivre, dans les deux cas.

« Je », en ce moment, et depuis 2013, c’est non seulement Gwenaël Morin et le Théâtre permanent, mais aussi le Théâtre du Point du Jour. Ça aussi, ça complique les choses, parce que deux temps du projet mais aussi peut-être deux projets différents, se sont superposés – en partie, mais pas complètement. Pour comprendre, il faut revenir en arrière. À Aubervilliers (en 2006-2007), je suis arrivé avec une équipe constituée autour d’un projet constitué, qui nous animait tous, dans un enthousiasme collectif énorme. Nous avons travaillé ensemble, dans des conditions assez sportives, pendant des années. À Lyon, on a découvert un luxe incroyable en termes de conditions matérielles de travail, mais ça a été très douloureux sur le plan affectif. Parce que le processus de nomination a été beaucoup plus long que prévu, et a duré deux ans avant mon arrivée, en 2013. Au début, je n’étais engagé dans aucun nouveau projet en tant que directeur de compagnie, mais au bout d’un moment j’ai dû finir par le faire car j’en venais à penser que je ne serais jamais directeur. J’ai décidé de monter les Fassbinder, avec une partie de mon ancienne équipe. Puis j’ai appris que ça allait marcher pour le Point du Jour, et le projet Fassbinder s’est alors transformé pour les acteurs en une sorte de méga-audition pour devenir acteur associé au Point du Jour, car il n’y avait que six places. J’ai été lamentable en « management ». Ils se sont entretués. L’ambiance était horrible. Je le regrette d’autant plus que je sais maintenant que j’aurais eu les moyens de tous les embaucher, mais je n’avais tellement pas l’habitude à l’époque que je pensais que je n’aurais pas de quoi tous les rémunérer correctement. Résultat : ceux qui sont arrivés étaient épuisés, et quelque chose s’était abîmé. Ce n’était pas une bonne idée. J’avais mauvaise conscience en tant qu’employeur, et ça m’a fait prendre de mauvaises décisions : je me disais que l’ancienne équipe avait tellement donné à Aubervilliers, que je leur devais de leur donner du travail à eux en premier, quelle que soit leur envie de continuer le projet, ou plutôt de le recréer ailleurs, et quelle que soit notre envie de travailler encore ensemble. J’ai fait passer ma responsabilité « sociale » si on peut dire, avant ma responsabilité artistique, et on ne savait plus pourquoi on était ensemble : est-ce que c’était parce qu’on avait encore envie d’être les uns avec les autres ou est-ce que c’était seulement pour se protéger les uns les autres ? Que cette question du désir réciproque ne soit pas l’évidence a rendu les choses très difficiles. En fait, c’est très souvent autour de la question de la sécurité de l’emploi que les crises ont lieu avec les équipes, qu’il s’agisse de rester ou de partir. Cette situation a aussi compliqué les choses pour la nouvelle équipe, celle des jeunes comédiens issus du Conservatoire de Lyon, avec qui j’avais commencé à travailler sous forme de stages, et avec qui on a fait les Molière. Il y avait une équipe double, c’était un peu bâtard, et le mélange entre les anciens et les nouveaux ne s’est pas bien fait. On devait créer Les Tragédies de Juillet aux Nuits de Fourvière, mais une actrice s’est blessée, c’était un accident physique mais vraiment symptomatique du fait que nous étions tous épuisés, y compris psychiquement. J’ai moi-même été arrêté deux mois pour surmenage…

Au-delà de cette difficulté conjoncturelle liée à la « transplantation » du projet d’Aubervilliers à Lyon, il me semble qu’il y a une difficulté inhérente au projet même de « théâtre permanent ». Tant qu’on s’est consacrés, les acteurs et moi, à l’idée de faire un théâtre permanent au sens d’un théâtre au jour le jour, ça a été formidable, mais chaque fois que j’ai proposé le principe d’un théâtre permanent au sens d’un engagement sur le long terme, ça a été compliqué, parce qu’il y a toujours eu certains comédiens qui remettaient en cause le principe, qui démissionnaient prématurément. J’ai cru que donner la possibilité de travailler dans la durée libérerait les acteurs de la contrainte économique et fonderait le groupe. Or ça a plutôt eu tendance à produire le contraire. Peut-être parce que je n’ai pas été assez aimant, assez séducteur aussi. Je me suis crispé. Beaucoup ont le besoin artistique de se ressourcer ailleurs, en plus du besoin économique de garder des liens avec d’autres metteurs en scène pour préparer l’avenir, inventer une nouvelle forme de théâtre permanent, ou plutôt de théâtre durable.

Et puis le problème vient peut-être aussi d’un malentendu, lié à toute une mythologie sur l’idée de fonder une troupe pour changer le monde. Selon moi, ça ne marche jamais de fonder une communauté sur une idée de ce que doit être le théâtre ou de ce que doit être un groupe. Ce qui compte, c’est le partage concret d’une expérience théâtrale et humaine au jour le jour. Moi, je n’ai pas fait du théâtre pour rencontrer des gens mais pour faire du théâtre, elle est là, la condition nécessaire et suffisante. C’est le texte ou le projet auquel on se réfère qui doit fédérer le groupe… et qui peut aussi, parfois, le défaire.

Et puis, tout le discours sur le fait qu’on fait du théâtre ensemble parce qu’on s’aime, qu’on est amis, c’est de la foutaise. On est dans un univers de travail et, qui plus est, dans un univers hyper-concurrentiel malgré tout le discours humaniste revendiqué, et ce décalage permanent génère une forme de schizophrénie. Parfois, les équipes de théâtre se consacrent trop à régler leur schizophrénie individuelle et collective et pas assez à faire de l’art. Pour résumer, on pourrait dire que le Théâtre permanent, c’est surtout la crise permanente sur l’idée de créer un groupe. À une époque, j’avais un discours très construit et optimiste sur tout ça, mais aujourd’hui il a volé en éclat, peut-être aussi parce qu’à partir du moment où ça s’établit, ça se fossilise, on s’ennuie et c’est là qu’on commence à s’engueuler, quand la société des gens avec qui on travaille ressemble à la société d’aujourd’hui.

De quoi vis-tu ?

Aujourd’hui, je gagne environ 40 000 euros par an, en mettant en scène des textes de théâtre classique ou très connus dans différents théâtres publics et en particulier au Théâtre du Point du Jour.

Comment tu t’organises ?

Je ne m’organise pas, je vis et travaille au jour le jour, répétition après répétition, spectacle après spectacle, rencontre après rencontre… Plus j’avance, plus j’accepte de ne pas m’organiser, je commence à ne plus culpabiliser, et je ne vais pas tarder à le revendiquer. Mais faut de l’organisation pourtant, c’est le travail de mon administratrice, à qui je dois de pouvoir inscrire mon travail dans le réel.

Le management, ça t’inspire quoi ?

Machiavel, Clausewitz, Sun Tzu. Mais parfois il faut savoir en passer par là, comme je le disais tout à l’heure.

Une compagnie, c’est une petite entreprise ?

Il me semble que la question essentielle dans le théâtre en France aujourd’hui est que les compagnies ne sont pas, ne peuvent pas être de vraies entreprises, au sens où elles n’ont pas vraiment d’autonomie. On ne donne pas aux compagnies dites « indépendantes » les moyens de l’être. On finance l’illusion de l’indépendance, en les obligeant à se faire coopter, on met les théâtres dans une position ultra-dominante.

En Belgique, les Tg STAN par exemple ont 800 000 euros annuels de subvention, c’est l’équivalent du budget du Théâtre du Point du Jour. En France, le plus gros montant des conventions est de 150 000 euros. Donc, dans les faits, les théâtres cooptent des compagnies, ce qui entretient leur précarité et les met sous la coupe des directeurs de théâtre. Et puis il faut bien dire que cela sélectionne les compagnies sur de drôles de talents : il faut savoir se mettre en réseau, or il y a des gens qui font de mauvais spectacles mais qui savent très bien faire ça, et se vendre.

Donc, en France aujourd’hui, le seul moyen de pouvoir être autonome, d’avoir une liberté inconditionnelle pour engager une équipe et travailler sur le long terme avec un lieu, c’est de diriger un théâtre, et je le dis en toute honnêteté, c’est pour ça que j’ai candidaté au Point du Jour. Mais je me suis aussi tout de suite posé la question du partage de l’outil, avec des comédiens (le projet du Théâtre permanent) mais aussi avec d’autres metteurs en scène, d’autres compagnies indépendantes. Je voulais rompre aussi avec la logique de la programmation, qui consiste à diffuser pour de très courtes durées qui empêchent toute rencontre. C’est très important pour moi qu’on arrête, dans les théâtres, d’être dans le projet culturel (diffuser) pour être dans le projet artistique (créer). Et puis je ne voulais pas reproduire le jeu de soumission en étant de l’autre côté. Le théâtre permanent au Point du Jour, ça signifie qu’on donne le théâtre à un artiste pour qu’il mène son projet. Ça a été moi, et puis d’autres : en ce moment, c’est Yves-Noël Genod. Je pense aussi qu’il faut savoir partir, ne pas rester directeur au même endroit, il faut aller de ville en ville avec une autre échelle de temps que d’être programmé deux jours. Mais ça, c’est encore plus de l’utopie ! Que ce ne soient pas des produits qui circulent mais les projets et les équipes… Ça coûte tellement cher de faire circuler des spectacles ! Ça me paraît complètement fou, ces dépenses en défraiements, en fret… Il faudrait vraiment que les équipes voyagent à une autre échelle.

Je n’ai pas pris de décision encore, mais je suis nommé jusqu’à décembre 2016. Ensuite, soit je recandidate, soit je décide de partir. Ce qui pourrait me donner envie de rester c’est le sentiment de ne pas avoir accompli ce que je voulais accomplir, c’est-à-dire de faire une vraie troupe.

Mettre en scène, c’est être le patron ?

Pour moi, être patron renvoie au devoir de protéger ceux qui travaillent pour vous. Parfois, je suis un patron. Parfois aussi je suis un anti-patron : je ne me protège pas, je ne m’économise pas et je ne le fais pas non plus avec ceux qui m’accompagnent, parce qu’ils le font de leur propre chef.

Je me méfie du discours qui différencie trop les entreprises de théâtre des autres, un patron d’une entreprise de moquettes aussi peut et doit se soucier des gens qui travaillent avec lui. Mais pour moi, être artiste en tant que patron, ça signifie faire une critique dynamique, active, du monde du travail, par le fait qu’on est au service d’un projet artistique. Par exemple, comment fait-on pour travailler huit jours de suite ? Un artiste avec qui je travaille en a besoin, mais c’est contraire au code du travail. Alors, on décide de le proposer sans l’imposer, personne n’est obligé de le faire, ceux qui veulent s’arrêter le peuvent. C’est très difficile mais il faut admettre que la logique de création n’est pas toujours en osmose avec la logique du droit du travail.

Ce sont souvent les techniciens qui demandent à ce que ces règles soient respectées, sans doute parce qu’ils se sentent plus éloignés de la logique de création. C’est un vrai problème, selon moi, cette séparation entre les artistes et les techniciens (ou les administratifs) dans le monde du théâtre. Les théâtres pourraient être des laboratoires de la façon d’organiser le travail, il faut peut-être que la costumière soit aussi comédienne, qu’on l’inclue dans la troupe et qu’on arrête l’hyper-spécialisation des métiers. Par exemple, dans un théâtre comme le Point du Jour, le personnel municipal est détaché par la ville, et n’a aucun lien de subordination avec le directeur du théâtre. Pour autant, ils ont une attente forte à mon égard, celle de leur donner du travail et plus précisément le travail qu’ils savent faire et qu’ils considèrent être leur travail. Et si je n’en suis pas capable, alors je suis pour eux un mauvais patron. On pourrait se mettre d’accord sur l’idée que ce qui compte, c’est d’inventer de nouvelles choses ensemble, mais cela supposerait qu’ils adhèrent au projet. Ou alors, il faudrait que j’apprenne à me résoudre au fait qu’en plus d’eux, je dois embaucher d’autres techniciens qui, eux, vont se mettre au service du projet, que je fasse la paix avec le fait que ça double les coûts. C’est ça, le luxe, réhabiliter l’idée que, sur une équipe de dix personnes, il peut y en avoir jusqu’à six ou sept qui ne font rien à certains moments. Cette masse manquante est peut-être une nécessité vitale, peut-être qu’il faut accepter de ne pas être dans une logique de rentabilité maximum. Mais pour moi, ce n’est pas l’idéal.

Il me semble qu’on devrait considérer que tous ceux qui participent au projet sont des artistes, et que tous sont aussi des travailleurs. La question est alors : comment compose-t-on avec cette double nature, artiste et travailleur, créer une œuvre et travailler ? C’est comme la cigale et la fourmi. Moi je suis une cigale car je remets en cause tous les jours ce que j’ai fait la veille. Mais il faut de la fourmi aussi et ce partage se fait à l’échelle de l’organisation collective du travail.

Est-ce que tu as déjà licencié quelqu’un ?

J’ai déjà demandé à un acteur de quitter le plateau, dans ce genre de dispute très théâtrale où l’on dit « si tu franchis cette porte, tout est fini ! ». Certains sont revenus, d’autres, beaucoup plus rares heureusement, jamais. L’orgueil peut créer des situations très dramatiques. Une fois, un acteur n’est pas remonté, et ensuite il a demandé des indemnités de licenciement. Évidemment, ça m’a fait faire des nuits blanches, et toute cette situation a été gérée par l’administratrice. À cette exception près, non. En revanche, il y a eu des séparations d’un commun accord, parfois même au cours d’une création. Dans ce cas-là, je trouve des solutions, par exemple payer l’acteur la durée prévue, alors qu’on ne travaille plus ensemble, même si du point de vue du droit du travail, je n’y suis pas obligé.

Être artiste, est-ce se vendre ?

C’est plutôt se racheter. Au sens de se rédimer…

Le créateur : un travailleur émancipé ?

Le travail ne m’émancipe pas, disons qu’il calme un temps ma volonté de puissance. Aucune sensation de liberté n’est plus grande que celle que je ressens dans la baignade en mer. Certaines fois, l’art (en faire et/ou en voir) me donne une sensation presque équivalente. L’amour aussi.

Qu’est-ce qui a changé pour toi ces cinq dernières années ?

Je suis devenu directeur de théâtre ! Et ça a créé un changement économique considérable. Je sais que pour beaucoup de compagnies indépendantes et même de théâtres, ces cinq dernières années ont été celles d’une dégradation de leurs conditions de travail. Mais j’ai découvert le luxe d’avoir un outil de production, et en plus il se trouve que le Théâtre du Point du Jour est le seul à Lyon à ne pas avoir eu sa subvention baissée. Il faut dire aussi qu’on n’a pas de costumes, pas de décors, on est vraiment dans un « théâtre pauvre », c’est un style que j’aime comme metteur en scène, que j’ai toujours aimé, et ça me préserve, dans la situation économique actuelle.

 

 

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