Questions à Alexandra Badea
Sur thaêtre
Du même auteur :
Burnout. Pulvérisés. Europe connexion. Carnivores.
Collage d’Alexandra Badea
Sur le même sujet :
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Et ailleurs
Textes d’Alexandra Badea :
Contrôle d’identité. Mode d’emploi. Burnout, L’Arche, 2009.
Pulvérisés, L’Arche, 2012.
Zone d’amour prioritaire, L’Arche, 2014.
Je te regarde. Europe connexion. Extrêmophile, L’Arche, 2015.
Liens :
Quelle place occupe la question du travail dans ton œuvre et comment y est-elle arrivée ? Peux-tu décrire les univers et les figures du monde du travail qui peuplent tes textes ?
La question du travail est présente dans presque tous mes textes, d’une manière plus au moins frontale, parce qu’elle se trouve au centre de nos vies. La plupart de notre temps, on le passe en travaillant. Les psychologues du travail disent que l’un des besoins les plus importants de l’être humain est de voir qu’il a la capacité d’agir et de transformer l’espace dans lequel il vit. Or aujourd’hui on a de plus en plus de mal à le faire, étant perdus dans la complexité des mutations du monde du travail.
Il y a beaucoup de figures qui m’intéressent : avec Burnout, j’ai commencé par aborder le rapport entre les évaluateurs de ressources humaines et les évalués. Ce rapport de force mais aussi la culpabilité qu’il engendre me semblent très importants. Dans Pulvérisés, je parle des réseaux de production et de sous-traitance, des usines chinoises, des call centers sénégalais, des centres de recherche roumains, des multinationales. Europe connexion est un texte qui décortique les fonctionnements des lobbys dans l’agro-alimentaire. Plutôt que des métiers, je cherche à analyser des modes de fonctionnement, des pensées, des systèmes, des réseaux. Ce que j’essaie de révéler, ce sont les endroits où le monde de l’entreprise (la structure) interfère avec la vie privée de l’individu, comment l’intime explose sous le poids de l’organisation dominante. Je veux aussi voir quelles sont nos marges de manœuvre dans tout ce système, comment on peut pousser les limites, quelle est notre part de responsabilité à l’intérieur de cette machinerie.
Du point de vue du processus de création, procèdes-tu à des recherches spécifiques (lectures d’ouvrages théoriques, constitution d’archives à partir de la presse et/ou travail d’enquête, avec ou sans entretiens) ? Si oui, quels usages en fais-tu dans le travail d’écriture ? Quel est le rapport entre documentation et fiction ?
Je lis beaucoup de choses avant de passer à l’écriture mais ce n’est pas une documentation rigoureuse, je n’archive presque jamais. Je vais de lien en lien, je commande des livres théoriques, je vois beaucoup de documentaires, je prends des notes et ensuite je balance tout et je commence à écrire. Ce qui reste reste, je ne fais pas un tri conscient. Parfois je fais un « travail d’enquête », de terrain, mais jamais pour m’en servir dans un texte. Ce travail de terrain est lié aux résidences que je peux faire, aux ateliers d’écriture, aux projets d’action artistique. En faisant ça, je rencontre des gens qui me parlent de certaines expériences et parfois un témoignage peut me donner l’envie d’en savoir plus sur le thème et d’écrire là-dessus éventuellement. Je ne fais pas d’entretiens pour m’en servir dans mes textes, j’aurais l’impression d’utiliser ou de détourner leurs paroles. Le déclencheur vient des gens que je rencontre plus ou moins par hasard, mais ensuite j’ai besoin de prendre une distance, je passe par une documentation plus théorique, pour arriver à une fiction documentée.
Quels types d’expérimentations formelles appellent selon toi les nouvelles organisations du travail (travail sur la langue à partir de la phraséologie managériale, jeux d’échelle entre espace mondialisé et espace mental, travail sur l’accélération du temps et des rythmes) ?
Je ne me suis pas posé la question de l’expérimentation formelle. J’écris comme ça vient. Je pense que je suis sans doute influencée par la spécificité du langage de l’entreprise, par l’accélération du rythme, par la syncope, le désir de fuir le quotidien au travail, mais ce n’est pas un acte délibéré. C’est le sujet qui demande une forme plus qu’une autre.
Burnout par exemple, je l’ai écrit suite à la banalisation de cette phrase de Sarkozy « Travailler plus pour gagner plus » qui venait au moment des vagues de suicide chez Renault et France Télécom. Cette phrase est devenue agressive, elle n’avait plus aucun sens. J’ai voulu comprendre d’où elle est venue et j’ai trouvé son discours. C’est comme ça que j’ai eu l’idée d’un dialogue de sourds entre un évaluateur et une évaluée qui ne se parlent qu’avec des phrases de ce discours ou avec des syntagmes des livres de management ou de développement personnel.
Pour Pulvérisés et Europe Connexion, c’était l’impossibilité de parler à la première personne ou à la troisième personne. Ce n’est que le « tu » qui pouvait débloquer la parole intérieure de ces personnages à qui on a confisqué leur temps personnel, qu’on a écartés de leur intériorité.
L’auteur est un travailleur (pas) comme les autres : vis-tu de ton écriture ? Et considères-tu que tu es partie prenante des évolutions que tu décris, ou au contraire que tu es en position d’observateur extérieur, protégé de ces mécanismes ?
Je pense que personne ne peut échapper aujourd’hui à toutes ces mutations. On est forcés à produire plus, à réagir vite, à être présents partout. On est un peu plus protégés que les opérateurs d’un call center, mais on n’est pas si loin de ces réalités. Il faut juste observer le mode de production au théâtre. La pièce de théâtre d’un auteur vivant n’est jouée qu’une fois dans le circuit du théâtre public. A partir du moment où un texte contemporain a été joué dans un CDN ou sur une ou deux scènes nationales, plus personne ne peut monter une autre production derrière, même si le spectacle n’a pas tourné. On considère que tout le monde l’a vu même s’il n’a été présenté qu’à Paris. Alors un auteur qui ne vit que de ces droits d’auteur doit écrire un autre texte, il doit produire plus en moins de temps, il doit peut-être répondre à des commandes qu’il ne ferait pas autrement. Moi je me considère comme un cas privilégié. J’ai eu la chance d’avoir un bon éditeur qui diffuse énormément les textes des auteurs qu’il représente. Il y a eu plusieurs créations, mes textes sont traduits en allemand, j’ai rencontré des metteurs en scène avec qui j’ai pu développer un travail dans la durée. Je peux aujourd’hui choisir mes projets et prendre le temps qu’il me faut pour écrire. Je me bats pour ce temps, pour qu’il ne devienne pas trop morcelé.