Questions à Philippe Malone
Sur thaêtre
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Et ailleurs
Textes de Philippe Malone :
Pasarán, Les Solitaires Intempestifs, 2000.
Titsa, Les Solitaires Intempestifs, 2005.
L’Entretien, Espaces 34, 2007.
III, Espaces 34, 2007.
Septembres, Espaces 34, 2009.
Krach suivi de S & P, Quartett, 2013.
Bien lotis, Espaces 34, 2014.
Blast. Une dramaturgie de l’impact, Quartett, 2014.
Liens :
Quelle place occupe la question du travail dans ton œuvre, et comment y est-elle arrivée ? Peux-tu décrire les univers et les figures du monde du travail qui peuplent tes textes ?
Le travail a toujours été au cœur de mes textes[1] du fait sans doute d’une double activité, de photographe et d’auteur, et plus précisément d’un double statut, de salarié et d’artiste. Si bien que c’est moins le travail en tant que tel qui me préoccupe que ses modalités d’exercice, ses transformations et les interrelations humaines produites. Pour aller plus loin, c’est même le statut du travail en tant qu’impératif social et moral qui me préoccupe, à l’heure où nous avons en France plus de cinq millions de chômeurs. Et bien souvent des chômeurs qui travaillent. Car la question qui pointe derrière est moins celle du travail que celle du moyen légal offert aux gens pour obtenir de l’argent. Le travail devient alors un moyen de pression comme un autre pour discipliner. Si on découple le salaire du travail (ils sont assimilés l’un à l’autre), la notion de travail telle qu’élaborée au XIXe siècle à l’heure de l’industrialisation devient presque un fétiche. C’est cela qui m’intéresse. Les discours qui le fondent et le justifient. L’imagerie qui en résulte. Les représentations structurantes et les mythes qui le soutiennent. On tient cette idée à bout de bras alors que tout le monde sait et voit aujourd’hui que ce n’est pas comme cela qu’on gagne rapidement de l’argent (or il faut être rapide). La fortune se fait sur les placements, les héritages, les revenus patrimoniaux, la faculté à être malin et à faire des « coups ». Le travail était devenu une croyance collective. Que se passe-t-il lorsque le mythe s’effondre : une forme de relation sociale, abrupte, souvent violente, fortement hiérarchisée, une relation de pouvoir. On le voit en Grèce. Les gens doivent travailler même si on ne peut plus les payer. Pourquoi ne pas aller chercher directement de l’argent autrement ?
Il ne s’agit donc pas de critiquer le travail, sous quelque forme qu’il se présente[2], mais de pointer le dysfonctionnement du couple argent/travail. De même qu’arrimer l’école au monde du travail fait imploser l’école lorsqu’il n’y a plus de travail (l’école sert à faire des citoyens, pas des travailleurs), on est en droit d’interroger la notion de travail lorsque il n’y a plus non seulement de travail, mais aussi d’argent.
« Il n’y a plus de travail, soit, nous nous contenterons des salaires » (slogan trouvé sur un tract de la Fédération Anarchiste lors des grèves de 1995).
L’Entretien
(La cheffe d’entreprise / La fille de la syndicaliste)
vos diplômes
votre parcours
vos langues
blabla
Je ne vous cache pas mademoiselle que vous n’êtes pas seule sur ce poste, Je ne vous cache pas que le nombre est un ennemi redoutable, Je ne vous cache pas que J’adore cette situation, levez-vous s’il vous plaît que J’admire le corps de la main d’œuvre qualifiée, vous ai-Je dit que J’aimais les « entretiens » vous êtes encore très souple j’ai dix-huit ans à votre âge Mon corps se dressait contre des barricades que J’aurais voulu de chair à votre âge mademoiselle la peau avait soif qu’avez-vous rassasié ? votre mère ignore que vous êtes dans ce bureau
oui
pourquoi lui mentir
je ne mens pas j’épargne
vous cherchez du travail
je cherche de l’argent
votre mère ne vous a pas dit
ici nous n’avons que du travail[3]
Ce qui m’intéresse, c’est l’édifice des croyances dont certains discours forment la charpente. J’étudie une bible. Le travail est finalement violemment attaqué aujourd’hui. Déprécié. L’interchangeabilité, le chômage, la flexibilité, les discours cyniques et l’évaluation par la finance ont eu raison de la notion de métier. Restent des jobs d’un côté, des carrières de l’autre, et le chômage pour cimenter le tout.
Concernant les figures, j’aime bien celles du cadre et de l’ouvrier pour les récits qu’elles proposent. Aujourd’hui, la figure de l’ouvrier s’est éclipsée (on l’a éclipsée). Pourtant elle existe encore, non seulement dans le secondaire (30 % de la main d’œuvre en France) mais aussi dans le tertiaire, ce que j’appelle les ouvriers du tertiaire. Le monde ouvrier est nié comme classe. L’autre impose partout son discours libéral.
S & P
Aaaah.
Eeeeeh.
Du point de vue du processus de création, procèdes-tu à des recherches spécifiques (lectures d’ouvrages théoriques, constitution d’archives à partir de la presse et/ou travail d’enquête, avec ou sans entretiens) ? Si oui, quels usages en fais-tu dans le travail d’écriture ? Quel est le rapport entre documentation et fiction ?
Je lis beaucoup, je regarde, j’éprouve (même si j’évolue dans un domaine privilégié, celui de la culture) et je constate aussi de l’intérieur l’impact du discours managérial, discours en parfaite opposition avec la fonction productrice ou redistributrice de biens ou de services. Des récits totalement opposés s’affrontent, produisant beaucoup de violence. La notion collective de travail est balayée par celle de carrière, plus individualiste et libérale. Me myself and I.
Krach
Quels types d’expérimentations formelles appellent selon toi les nouvelles organisations du travail (travail sur la langue à partir de la phraséologie managériale, jeux d’échelle entre espace mondialisé et espace mental, travail sur l’accélération du temps et des rythmes) ?
Mon travail est et reste l’écriture. L’intéressant est donc de trouver une réponse littéraire à ce type de discours. C’est-à-dire de trouver une adéquation entre la forme et le fond. Ce travail n’est pas politique au sens propre mais littéraire, ou plutôt, il consiste à faire (dans ce cas précis) politiquement de l’écriture. Il ne s’agit pas de s’opposer et critiquer mais de dépasser un discours pour produire et créer quelque chose. Le matériau est la langue, cette langue ou phraséologie néo-managériale produite en économie. Elle devient une matière à déconstruire littérairement. Je cherche à la rendre étrangère. À voir ce qu’elle a dans le ventre. « On ne combat pas le capitalisme avec les mots du capitalisme » disait Edward Bond.
III
Les sirènes ont leur chant
Les églises leurs médias
Énergies liberté dialogue et promotion
Zéro stock innovant Monitoring system
Zéro délai Force and Scanning system
Markenwelt Markenaufbau service juste-à-temps
Management concentration organisation
Dépassement Formation Réalisation
Tion communication auto-réalisa-
Tion Réactivité
Tion Proactivité
Tion Business as usual system
Tion business as only system
Tion
Tion
Tion
Il s’agit à chaque fois de mettre en place un dispositif littéraire pour fabriquer de la langue (en essayant l’humour), une autre langue, déconditionnée de ses apories libérales. Il s’agit de rien de moins que de tenter de refaire de la poésie avec une langue dont le risque devient, à terme, que le principal vecteur de propagation se réduise à celui, unique, de la communication.
L’auteur est un travailleur (pas) comme les autres : vis-tu de ton écriture ? Et considères-tu que tu es partie prenante des évolutions que tu décris, ou au contraire que tu es en position d’observateur extérieur, protégé de ces mécanismes ?
Michel Vinaver répondrait mieux que moi.
Je pourrai sans doute essayer « d’en vivre » mais je n’ai pas suffisamment confiance pour cela. J’ai un rapport complexe à mon travail. Je ne l’aime plus trop une fois produit. C’est dur dans ces conditions d’aller le défendre. Chaque texte est une plaie ouverte. Le suivant n’arrive que pour tenter de la panser. D’autre part, ne vivre « que » de l’écriture est une expression que je finis par ne plus comprendre. Je suis aussi photographe et pendant longtemps ce « métier » m’a libéré suffisamment de temps pour disposer de plusieurs mois par an pour écrire, en plus d’une pratique quotidienne. Qui en dispose autant ? (hors cours, ateliers, dramaturgie, traduction, enseignement, jeu etc. ?) Le photographe permet de subventionner l’écrivain (je n’ai pas besoin de commande même si j’aime y répondre), il l’enrichit humainement et socialement à travers des univers différents traversés (celui de l’industrie dans lequel je travaille depuis plus de dix ans, ou encore le secteur agricole ou le périurbain…). L’écrivain peut alors écrire ce qu’il veut. Tout le travail consiste à passer de l’un à l’autre sans trop de casse. Ce qui est, il faut l’avouer, de plus en plus difficile.
Cela fait-il de l’écrivain quelqu’un d’extérieur ?
Qui pour le protéger du salariat ?
III
J’ai licencié les trois-quarts
De mes employés
Le quart restant, en proie à la terreur
Accepte de travailler
Pour rien
[1] Le titre de mon premier texte, présenté à la Mousson d’été en 1998, était Zéro défaut. Il faisait suite à un premier essai Zéro Stock. Devait suivre Zéro Délai.
[2] Créer, écrire est un travail difficile et exigeant par exemple. « Kunst ist schön, macht aber viel Arbeit » disait Karl Valentin.
[3] Philippe Malone, L’Entretien, Montpellier, Éditions Espaces 34, 2007, p. 28.
[4] Philippe Malone, S & P, dans Krach suivi de S & P, Fontenay-sous-Bois, Quartett Éditions, 2013, p. 75-77.
[5] Philippe Malone, Krach, note de bas de page, op. cit., p. 59-60.
[6] Philippe Malone, III, Montpellier, Éditions Espaces 34, 2007, p. 16.
[7] Ibid., p. 86.