Questions à Magali Mougel
Sur thaêtre
Du même auteur :
Erwin motor, dévotion. Léda, le sourire en bannière. Cœur d’acier. Suzy Storck. The Lulu Projekt.
Collage de Magali Mougel
Sur le même sujet :
« C’est quoi, ce travail ? »
Enjeux d’écriture
Alexandra Badea
Philippe Malone
Jean-Charles Massera
Et ailleurs
Textes de Magali Mougel :
Erwin Motor, Dévotion, Espaces 34, 2012.
Guerillères ordinaires. Poèmes dramatiques, Espaces 34, 2013.
Suzy Storck, Espaces 34, 2013.
Penthy sur la bande, Espaces 34, 2016.
Liens :
Quelle place occupe la question du travail dans ton œuvre et comment y est-elle arrivée ? Peux-tu décrire les univers et les figures du monde du travail qui peuplent tes textes ?
La question du travail a toujours été prédominante dans mon écriture, déjà dans les embryons de textes que j’ai pu écrire avant Erwin Motor, Dévotion. Sans doute cela vient-il du monde dans lequel j’ai grandi. C’était l’objet de toutes les préoccupations : « Est-ce que tu as bien travaillé ? », « On ne rechigne pas à la tâche ! » alternaient avec le fameux : « L’avenir appartient aux gens qui se lèvent tôt ! ». En gros, « ce qui distingue l’existence humaine de l’animal, repose sur le fait d’être un bon travailleur, dévoué à la cause de son entreprise » était la chose la plus importante à retenir. Même si ces préceptes sont d’un autre temps, ils subsistent pourtant encore dans le monde qui m’entoure dans l’idée que celui qui ne travaille pas n’est rien. C’est peut-être pour cela que ce sont les premiers endroits que j’ai interrogés dans mes textes.
Puis, lorsque je découvre Boris Vian sur la question du travail – considérations que reprend par exemple l’écrivaine Lola Lafon dans De ça, je me console[1] – puis les principes anarchistes du Go canny[2] et du sabotage, je comprends que le travail n’est plus forcément un endroit qui se pense par le prisme de la soumission mais qui peut aussi être un endroit d’élévation par la stratégie. C’est-à-dire que je vais commencer à aborder le travail dans le champ de l’écriture dramatique par un autre prisme. Non plus seulement à l’endroit d’une topographie de la désolation qui existe dans le monde du travail, mais aussi par la dimension positive des moyens de résistance au patronat inventés par les travailleurs.
Dans chacune de mes pièces, abordant frontalement ou par détour la question du travail, j’entrechoque et frotte ces valeurs qui a priori s’excluent et sont incompatibles. J’essaie de comprendre en quoi le travail, même s’il est objet d’aliénation, peut aussi être vecteur d’émancipation, comme dans Erwin Motor, Dévotion.
La question est plus complexe dans une pièce comme Léda, le sourire en bannière ou The Lulu Projekt, dans la mesure où il s’agit, avant tout, de comprendre la façon dont le travail s’insinue dans les corps, la façon dont il vient modifier des trajectoires de vie dès lors que l’on souhaite ou que l’on refuse d’être en accord avec le marché. Ma pièce Cœur d’Acier est sans doute la plus atypique, puisqu’elle aborde concrètement la question de l’effondrement du monde sidérurgique, les affrontements politiques autour d’une question économique et industrielle, et s’intéresse à la question de la conversion de l’activité économique d’un territoire tout en se situant dans le champ littéraire de l’anticipation.
Du point de vue du processus de création, procèdes-tu à des recherches spécifiques (lectures d’ouvrages théoriques, constitution d’archives à partir de la presse et/ou travail d’enquête, avec ou sans entretiens) ? Si oui, quels usages en fais-tu dans le travail d’écriture ? Quel est le rapport entre documentation et fiction ?
Pour répondre à cette question, je vais surtout m’intéresser à Cœur d’Acier puisque c’est le dernier gros chantier d’écriture que j’ai achevé fin septembre 2015 (la création a eu lieu le 5 novembre 2015 au Théâtre de Vénissieux). À la différence des autres textes qui partent avant tout d’un processus d’écriture basé sur le fictionnel et où la nécessité d’un recours à de la documentation surgissait de façon secondaire, dans Cœur d’Acier, c’est d’abord la confrontation à des œuvres documentaires, des écrits industriels et syndicaux qui s’est imposée. Cœur d’Acier est le fruit de presque deux années de recherche sur la question de l’effondrement de la production d’acier en Europe et aussi sur les luttes sociales et syndicales qui ont animé le territoire lorrain depuis plusieurs décennies. Dans le cadre de ce texte, c’est précisément la découverte d’expériences militantes comme celle de la CGT à Longwy ou les écrits sur Florange qui ont orienté la naissance de ce que nous aimons nommer, avec Baptiste Guiton, le metteur en scène qui m’a invitée à écrire sur ces questions, un western social. Cœur d’Acier n’est cependant, en rien, une pièce documentaire. Même si toute la pièce est sous-tendue par l’histoire des fermetures des hauts-fourneaux lorrains et nourrie par notre histoire contemporaine des tentatives de reconversion des sites industriels, elle possède en elle une dimension fictive prépondérante. Il s’agit avant tout, une fois que la catastrophe sociale et économique s’est ancrée dans les vies et les foyers, d’imaginer ce qui pourrait se produire APRÈS.
Quels types d’expérimentations formelles appellent selon toi les nouvelles organisations du travail (travail sur la langue à partir de la phraséologie managériale, jeux d’échelle entre espace mondialisé et espace mental, travail sur l’accélération du temps et des rythmes) ?
Je ne pense pas que la question de l’expérimentation formelle soit première dans mon écriture. Je dirais que la forme s’impose en fonction du sujet à partir duquel et sur lequel je choisis d’écrire. Bien évidemment, parfois je m’amuse ou j’ai pu m’amuser de cette phraséologie managériale. Ce fut le cas dans Léda, le sourire en bannière ou dans Erwin Motor, Dévotion. Aujourd’hui, le côté spectaculaire de ces phrases toutes faites ne fonctionne plus, elles ont tellement envahi nos quotidiens que continuer à les malaxer ne m’intéresse plus. J’ai envie d’entendre d’autres langues. Il y a une autre façon d’énoncer le monde que celle que nous vendent les femmes et les hommes du monde politique et néomanagérial, il y a une autre langue que celle des médias ou que la langue branchée des économistes qu’on parle tous, même si nous ne sommes pas économistes. Ce que j’ai envie de traquer en premier lieu, c’est donc cette façon de dire autrement que ce que l’on lit dans Libé ou autres. La poésie est agaçante, car elle n’est pas spectaculaire et sans doute est-ce ce que je préfère !
L’auteur est un travailleur (pas) comme les autres : vis-tu de ton écriture ? Et considères-tu que tu es partie prenante des évolutions que tu décris, ou au contraire que tu es en position d’observateur extérieur, protégé de ces mécanismes ?
J’ai cumulé pendant plusieurs années différents statuts, différents postes, dans des endroits que nous pourrions imaginer comme des Eldorados sociaux et humanistes, car ayant des étiquettes prestigieuses. L’enseignement à l’université, la rédaction dans des théâtres labellisés. Tous les mécanismes liés à l’exploitation des travailleurs, au harcèlement en entreprise, au burnout, à la discrimination syndicale, à la placardisation, j’en ai été témoin et peut-être plus. Il faut le reconnaître : le monde de la culture, de la création artistique ou de la recherche n’échappe en rien aux affres nocifs du management néolibéral.
Cette année est une année de transition. Justement parce que j’essaie de ne faire plus que ça : écrire, et donc vivre de mon écriture, et donc me protéger de ces mécanismes… Cela n’est pas de toute évidence, et cela n’est pas sans inquiétude. D’une part, il y a cette nouvelle tendance désastreuse des politiques culturelles en France qui se fonde sur une volonté de déprofessionnalisation et de municipalisation des lieux, sous prétexte d’économies à faire – décisions politiques appliquées par la droite (à Saint-Priest par exemple) comme par les Verts (à Grenoble par exemple) qui fragilise les espaces de création. D’autre part, je constate qu’il y a un épuisement physique et intellectuel terrible des artistes avec lesquels je peux travailler ou côtoyer. Je vois des corps de moins de quarante ans qui s’essoufflent et qui tentent de résister aux pressions politiques et économiques. J’ai ce sentiment que nous passons trop de temps à justifier la nécessité et la légitimité de notre travail, trop de temps aussi à batailler pour être payés dans des délais corrects ou tout simplement pour être payés correctement… et finalement moins de temps à nous occuper de ce qui devrait être notre préoccupation principale : écrire, travailler. Mais nous ne sommes pas les seuls dans ce cas. Pourquoi ? Le travailleur doit tout accepter, savoir être polyvalent et exercer de multiples tâches, parfois contradictoires et incompatibles et finalement ce pour quoi il est d’abord et fondamentalement excellent est une affaire secondaire…
Tant que les décisions politiques saccageront le champ de la création (et c’est valable pour le domaine médical et hospitalier, judiciaire, de l’enseignement, etc.) en la considérant d’abord à des fins utilitaires et socioculturelles, tant que les institutions continueront à tenir des discours de gauche pour faire belle figure et avoir la conscience tranquille, mais appliqueront un management néolibéral parce que ce serait la meilleure chose pour bien produire du spectacle, et tant que ceux qui ont le pouvoir de prendre des décisions politiques continueront à se poser en victime (« on n’a pas le choix », « les temps sont durs ») pour se dédouaner d’appliquer des directives indigentes, effectivement nos corps risquent d’avoir du mal à reprendre leurs esprits…
[1] « Le travail est probablement ce qu’il y a sur cette terre de plus bas et de plus ignoble. Il n’est pas possible de regarder un travailleur sans maudire ce qui a fait que cet homme travaille, alors qu’il pourrait nager, dormir dans l’herbe ou simplement lire ou faire l’amour avec sa femme. Le travail peut prendre des tas de formes (…). C’est ce qu’on ne peut pas s’arrêter de faire quand on a envie de s’arrêter de le faire. » (Boris Vian, cité dans Lola Lafon, De ça je me console, Paris, J’ai Lu, 2009, p. 22).
[2] Voir Émile Pouget, Le Sabotage, Paris, Mille et une nuits, 2004 : « Qu’est-ce que “Go Canny” ? C’est un mot court et commode pour désigner une nouvelle tactique, employée par les ouvriers au lieu de la grève. / Si deux écossais marchent ensemble et que l’un coure trop vite, l’autre lui dit : “Marche doucement, à ton aise”. / Si quelqu’un veut acheter un chapeau qui vaut cinq francs, il doit payer cinq francs. Mais s’il ne veut en payer que quatre, eh bien ! Il en aura un de qualité inférieure. Le chapeau est “une marchandise”. / Si quelqu’un veut acheter six chemises de deux francs chacune, il doit payer douze francs. S’il n’en paie que dix, il n’aura que cinq chemises. La chemise est encore “une marchandise en vente sur le marché”. / Si une ménagère veut acheter une pièce de bœuf qui vaut trois francs, il faut qu’elle les paye. Et si elle n’offre que deux francs, alors on lui donne de la mauvaise viande. Le bœuf est encore “une marchandise en vente sur le marché”. / Eh bien, les patrons déclarent que le travail et l’adresse sont “des marchandises en vente sur le marché”, tout comme les chapeaux, les chemises et le bœuf. / – Parfait, répondons-nous, nous vous prenons au mot. / Si ce sont des “marchandises”, nous les vendrons tout comme le chapelier vend ses chapeaux et le boucher sa viande. Pour de mauvais prix, ils donnent de la mauvaise marchandise. Nous en ferons autant. / Les patrons n’ont pas le droit de compter sur notre charité. S’ils refusent même de discuter nos demandes, eh bien, nous pouvons mettre en pratique le “Go Canny” – la tactique de “travaillons à la douce”, en attendant qu’on nous écoute. »
Pour citer ce document
Alexandra Badea, Philippe Malone, Jean-Charles Massera, Magali Mougel, « ‘‘C’est quoi ce travail ?’’ Enjeux d’écriture », thaêtre [en ligne], Chantier #1 : Scènes du néomanagement, mis en ligne le 29 janvier 2016. url : https://www.thaetre.com/2016/01/19/https://www.thaetre.com/2016/01/19/cest-quoi-ce-travail-enjeux-decriture/
À télécharger
Entretien avec Alexandra Badea
Entretien avec Philippe Malone
Entretien avec Jean-Charles Massera