Après avoir été reléguée à l’arrière-plan des débats politiques et médiatiques, la question du travail a fait retour en France selon un mouvement qu’on observe dès les années 1990 et qui s’est très nettement intensifié durant ces dernières années, à la faveur d’événements sociaux (les grèves menées en 1995 contre le Plan Juppé sur les retraites, la crise financière et économique amorcée en 2007), d’occasions politiques (la mise en place des 35 heures en 2000, les campagnes présidentielles de 2007 et de 2012, la réforme en cours du Code du travail) ou de faits faussement divers dont l’accumulation vaut symptôme (la multiplication des suicides dans des entreprises comme France Télécom ou Peugeot) et a placé durablement le problème de la souffrance au travail au cœur de la réflexion[1].
Soucieuse de tendre un miroir au monde comme il ne va pas, la scène artistique – théâtrale, mais aussi littéraire, cinématographique, photographique… – a elle aussi remis à l’ordre du jour la question du travail et investi ses lieux, ses figures et ses mots, après avoir longtemps laissé derrière elle l’importante séquence des « années 1968 », au cours desquelles nombre d’artistes, établis en usine ou non, avaient fait du monde du travail et de ses rapports de force économiques et sociaux une de leurs préoccupations premières, au sein d’une conjoncture où la façon de poser les problèmes était indissociable d’une grammaire politique empruntée au marxisme, fût-il hétérodoxe ou contrarié. Cette séquence demeure de fait une référence incontournable pour les artistes, qu’il s’agisse d’interroger les conditions de son actualisation ou, plus souvent, de prendre la mesure de l’irrémédiable distance séparant les acteurs, les discours et les représentations sociales comme artistiques d’hier et d’aujourd’hui, au motif que la mue opérée par le capitalisme pour éteindre les différents foyers d’opposition et consumer les barricades militantes, aurait rendu caducs les termes et les formes mêmes de la critique, d’autant plus impuissante qu’elle serait tout à la fois désarmée et charmée par le nouveau visage de son adversaire.
Le présent « chantier », qui fait pendant à un numéro de la revue Théâtre/Public consacré à la présence théâtrale du monde ouvrier et de ses luttes, L’Usine en pièces[2], prend ainsi pour sujet la façon dont la scène contemporaine, textes et spectacles, entend donner à voir et à comprendre tout un faisceau de réalités subsumées sous le terme « néomanagement ». Comme l’analysent Marie-Anne Dujarier et Luca Paltrinieri (« Regards croisés. Le néomanagement vu par les sciences humaines et sociales »), les enjeux de l’utilisation du préfixe « néo- » doivent être dépliés : d’une part, parce qu’il tend à focaliser l’attention sur les transformations récentes de l’organisation du travail au risque de faire oublier que toutes celles qui ont été opérées du début du XXe siècle à nos jours découlent d’un seul et même projet – faire prospérer des entreprises ordonnées à la logique capitaliste ; d’autre part, parce que le mot revêt des connotations éminemment positives parmi les consultants eux-mêmes. Ainsi l’hégémonique Harvard Business Review produit sans doute parmi les plus virulentes critiques contre telle ou telle technique de management, jugée périmée, pour mieux en promouvoir d’autres, censément nouvelles et donc meilleures, le « néomanagement nouveau » du moment ayant pour appellation « management de l’innovation ». Le terme n’en permet pas moins de saisir plusieurs phénomènes qui marquent nos vies contemporaines : le fait que les deux grandes tendances actuelles du management, celui par les affects et celui par les nombres, combinent leurs effets de façon particulièrement intense sur la plus grande partie des travailleurs ; l’idée désormais répandue selon laquelle la rentabilité des entreprises tiendrait à la qualité du management et des managers (à ne pas confondre avec la qualité de la vie professionnelle des managés, ni même des managers) au moins autant qu’au rapport coût/bénéfices des produits vendus et aux outils du marketing ; enfin, la façon dont l’emprise des techniques du management s’est étendue de façon inédite sur les entreprises, les administrations et les services publics, et donc aussi sur les théâtres… et les universités…
Le terme « néomanagement » a par ailleurs pour propriété non négligeable de faire immanquablement surgir tout un répertoire – on n’ose dire un imaginaire – de figures (du PDG à l’employé en passant par les cadres, petit, moyen ou grand format), de décors (de l’open space rutilant au bureau étriqué), d’accessoires (photocopieuse obsolète ou smartphone dernier cri), de costumes (complet-cravate-attaché-case) et, bien sûr, un répertoire de mots (l’inévitable sabir globish qui donne à certains textes des allures de Précieuses ridicules du XXIe siècle) et d’images (camemberts, histogrammes et autres graphiques scientifiques-et-indiscutables-les-faits-sont-là-quoi-qu’on-en-dise), autant de manières de vivre, de dire et de penser ou plutôt d’empêcher de penser (voir Armelle Talbot, « Abc du management »). Autant de passages obligés, autant de routes escarpées qu’ont à emprunter les artistes, auteurs et metteurs en scène, souvent soucieux de ne tomber ni dans le gouffre de la dénonciation caricaturale, ni dans l’abîme du mimétisme acritique.
Savoir quel rôle donner à ces figures et à ces discours, déterminer si l’on fait du texte et du plateau l’enjeu d’une description, d’une déconstruction ou d’une réélaboration de ces « scènes » néomanagériales dont les coordonnées sensibles – espace, temps et rythmes, corps et matières, sons et mots – sont riches de possibilités artistiques : voilà des questions indissociablement esthétiques et politiques. Sans négliger l’incontestable potentiel comique de ces univers à la fois familiers et méconnus, propices aux clichés comme à leurs détournements, nombre d’œuvres entreprennent de revenir sur les effets pathogènes de ces organisations du travail et sur la façon dont elles mobilisent les salariés, non seulement leur force productive mais leur individualité tout entière, leurs désirs et leurs craintes. Elles focalisent souvent de ce fait leur attention sur les cadres, bien que les ouvriers et les employés subissent également les effets du néomanagement, auxquels s’ajoutent la brutalité sans fard du management traditionnel encore utilisé pour diriger le personnel occupant le bas de la pyramide, ainsi que d’autres violences, liées à la possibilité même d’accéder à un emploi et aux droits sociaux qui devraient y être associés[3].
À travers l’exploration de ces œuvres, notre question est de savoir si, et à quelles conditions, le théâtre peut être aujourd’hui un acteur de la critique, voire de la transformation sociale ; elle est aussi de voir en quoi il se fait parfois chambre d’écho de l’idéologie dominante. Si la plupart des textes ici réunis renvoient à des démarches qui visent à mettre à distance le monde de l’entreprise, à résister à son ordre ou à en subvertir les codes (voir Julien Prévieux et Vincent Thomasset, « “Je préfèrerais ne pas…” »), nous avons également voulu revenir sur des projets théâtraux qui aspirent à s’y faire une place, comme en témoigne l’essor actuel du « théâtre d’entreprise » (voir Pauline Bouchet, « Improvisation en entreprise et management »).
Ce chantier s’attelle donc à comprendre comment les artistes s’emparent de ce monde, et à comprendre pourquoi. Si, comme ce fut le cas pour l’usine il y a quarante ou cinquante ans, l’entreprise est arpentée comme une terra incognita par la plupart des artistes – Vinaver constituant une exception méritant un examen approfondi (voir Bérénice Hamidi-Kim, « Capitalism, a Vinaver Story »), ces derniers paraissent partager avec les figures privilégiées de ce « monde entrepreneurial » que sont les cadres une proximité qui a remplacé le sentiment double, fait de sympathie politique et d’éloignement social, qu’ils pouvaient éprouver à l’égard des ouvriers. De fait, ils n’écrivent pas sur ce monde comme des acteurs extérieurs aux processus décrits. C’est pour cela que, tout en étant attentif à des œuvres peu connues en France (voir Emmanuel Béhague, « Pour une dramaturgie du dysfonctionnement. Wir schlafen nicht et Junk Space de Kathrin Röggla »), ce chantier donne une large place à l’œuvre de Falk Richter, qui fut l’un des premiers à pointer non seulement la forte parenté de condition, aussi paradoxale puisse-t-elle paraître, entre un artiste du théâtre subventionné et un « jeune cadre dynamique », mais aussi l’ambivalence de la relation qu’un tel artiste peut entretenir avec un capitalisme qui valorise la créativité, l’expression et l’accomplissement de soi dans et par le travail et qui « manage » par les affects plus que par la contrainte (lire à ce sujet Falk Richter, « Voyage au cœur du système », Cyril Teste, « (Dé)jouer le capitalisme », Anne Monfort, « Richter Matériau » et Stéphane Hervé, « Le voyage d’hiver de Paul Niemand »).
C’est aussi pour cette raison que nous avons voulu donner à entendre les voix de quatre auteurs, Alexandra Badea, Philippe Malone, Jean-Charles Massera et Magali Mougel, la façon dont ils thématisent la question du travail dans leurs œuvres, et dont ils vivent (de) leur métier d’écrivain, plus précaire et bien moins reconnu aujourd’hui que celui de metteur en scène (« C’est quoi, ce travail ? »). Nous les remercions, ainsi que leurs éditeurs, d’avoir bien voulu nous confier des extraits de leurs textes, et remercions particulièrement Jean-Charles Massera d’avoir accepté la publication par thaêtre de sa pièce inédite Another Way now pourrait supprimer 2800 villages d’ici 5 ans. Nous avons également envoyé un questionnaire aux directeurs artistiques de différentes compagnies et lieux de production et de diffusion, pour leur demander comment ils s’organisent et vivent leur condition d’artiste et de travailleur (« Comment tu t’organises ? »). Les réponses de L’Amicale de production, L’Avantage du doute, Thibaud Croisy, Lumière d’août, Bruno Meyssat, Gwenaël Morin et Pôle Nord donnent à voir un échantillon de la diversité des choix et des situations matérielles des artistes de théâtre en France aujourd’hui.
En cela, ce chantier inaugure le site thaêtre en en illustrant deux partis pris : le souci d’entretenir un dialogue constant, qu’on espère à la fois amical et sans complaisance, avec celles et ceux qui font le spectacle vivant d’aujourd’hui en réservant une grande place à leur parole, leur pensée et leurs œuvres ; l’exigence de comprendre les démarches, les esthétiques et les processus de création en les articulant étroitement aux rapports de production qui les façonnent et au champ social où ils s’inscrivent. Le désir, en somme, de faire du théâtre le lieu et le moteur d’un rapport plus aigu au monde qui nous entoure et, pourquoi pas, un outil pour nous donner les forces de l’affronter.
Le philosophe. […] Ne trouvant nulle part ailleurs des gens habiles à imiter des hommes en action, je vous engage pour servir mes propres fins.
Le dramaturge. Quelles espèces de fins mystérieuses est-ce là ?
Le philosophe, riant. Oh ! C’est à peine si j’ose le dire. Elles vous paraîtront probablement très banales et prosaïques. Je me disais qu’on pourrait utiliser les imitations à des fins tout à fait pratiques, tout simplement pour découvrir la meilleure façon de se comporter.
Le dramaturge. […] Mais cela n’a rien à voir avec l’art.
Le philosophe, vivement. Évidemment pas. C’est bien pourquoi je ne l’appellerais que thaêtre[4].
[1] C’est dire que certaines critiques sur le travail se sont largement diffusées, du moins sous l’angle médical et psychologique de la souffrance, du stress et des risques psychosociaux, qui s’accommode aisément d’une dépolitisation de la question sociale comme en témoigne le nombre de plans, rapports et accords produits par les pouvoirs publics sur le sujet : premier plan (2005-2009) et second plan (2010-2014) « Santé au travail » ; accord-cadre européen sur le stress au travail (8 octobre 2004), transposé en France par un accord interprofessionnel (2 juillet 2008), devenu obligatoire pour tous les employeurs (par un arrêté du 6 mai 2009) et suivi d’un plan d’urgence pour la prévention du stress au travail, sous la responsabilité de Xavier Darcos (9 octobre 2009) ; accord-cadre européen sur le harcèlement et la violence au travail (2007), transposé en France par un accord interprofessionnel (26 mars 2010) ; rapport Nasse-Légeron sur la détermination, la mesure et le suivi des risques psychosociaux au travail commandé par Xavier Bertrand (mars 2008) ; accord sur la santé et la sécurité au travail dans la fonction publique (20 novembre 2009) ; commission de réflexion sur la souffrance au travail coprésidée par Jean-François Copé et Pierre Méhaignerie (propositions rendues publiques le 16 décembre 2009) ; rapport Lachmann sur le bien-être et l’efficacité au travail (février 2010) ; mission d’information sur le mal-être au travail (2009-2010) qui a abouti au rapport du sénateur UMP Gérard Dériot (juillet 2010)…
[2] Bérénice Hamidi-Kim et Armelle Talbot (dir.), L’Usine en pièces. Du travail ouvrier au travail théâtral, Théâtre/Public, n° 196, juin 2010. Ce second opus consacré aux Scènes du néomanagement vient par ailleurs clôturer le programme de recherche « L’art au travail. Représentations artistiques et représentations sociales du (monde du) travail depuis les années 1968 (théâtre, cinéma, littérature) » coordonné par Bérénice Hamidi-Kim et Armelle Talbot dans le cadre du laboratoire Passages XX-XXI (Université Lyon 2).
[3] À ce sujet, voir aussi, hors Chantier, le texte « À hauteur d’homme » de Barbara Métais-Chastanier, carnet de création qui revient sur la rencontre entre l’équipe artistique et le collectif de travailleurs sans papiers à l’origine du projet 81 avenue Victor Hugo créé à la Commune en mai 2015.
[4] Bertolt Brecht, L’Achat du cuivre IX, B115, dans Bertolt Brecht, Écrits sur le théâtre, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2000, p. 589.
Les auteurs
Bérénice Hamidi-Kim est maîtresse de conférences en études théâtrales au département d’Arts de la Scène, de l’Image et de l’Écran de l’Université Lyon 2. Parmi ses publications : Les Cités du théâtre politique en France depuis 1989, préface de Luc Boltanski, Montpellier, L’Entretemps, 2013 ; « Le Spectateur émancipé ou la mort du théâtre critique », dans Adnen Jdey (dir.), Politiques de l’image. Autour des travaux de Jacques Rancière, Bruxelles, La Lettre Volée, 2013, p. 133-150 ; « La Mauvaise âme de Ma Chambre froide », Frictions, n° 19, Paris, printemps-été 2012, p. 60-64 ; avec Armelle Talbot, L’Usine en pièces. Du travail ouvrier au travail théâtral, Théâtre/Public, n° 196, juin 2010.
Armelle Talbot est maître de conférences en Arts du spectacle à l’Université Paris Diderot-Paris 7 et membre de l’EA 4410 CERILAC (Centre d’Étude et de Recherche Interdisciplinaire de l’UFR LAC – Lettres, Arts et Cinéma – de l’Université Paris 7). Publications : avec Olivier Neveux (dir.), Penser le spectateur, Théâtre/Public, n° 208, juin 2013 ; avec Bérénice Hamidi-Kim (dir.), L’Usine en pièces. Du travail ouvrier au travail théâtral, Théâtre/Public, n° 196, juin 2010 ; Théâtres du pouvoir, théâtres du quotidien. Retour sur les dramaturgies des années 1970, Louvain-La-Neuve, Études théâtrales, n° 43, 2008.
Pour citer ce document
Bérénice Hamidi-Kim et Armelle Talbot, « Avant-propos », thaêtre [en ligne], Chantier #1 : Scènes du néomanagement, mis en ligne le 29 janvier 2016. url : https://www.thaetre.com/2016/01/29/scenes-du-neomanagement-avant-propos/
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