Q.
Quatorze Juillet.
Vive le vainqueur de la Bastille !
Les frères Goncourt
La Patrie en danger
Perrin, se soulevant, se dressant et faisant un pas vers Blanche. C’était beau, voyez-vous, mademoiselle… Des hommes, des vieillards, des enfants… tout le monde… des bourgeois… des ouvriers… des gibernes sur des habits, des couteaux de chasse dans des mains noires… du peuple comme si la liberté sortait des pavés ! À l’Hôtel de ville, pas de balles : on achète des clous chez l’épicier du coin du Roi, pour charger les fusils, ceux qui en avaient !… Ah ! la journée superbe !… Le bleu du ciel brûlait, il faisait chaud comme avant un orage, quand le ciel attend le tonnerre ! On crie : À la Bastille ! et nous y voilà… Je grimpe sur un toit, je saute du corps de garde des invalides. On hachait déjà la porte du pont-levis, les balles sifflaient, il y avait là des voitures de paille : j’y mets le feu pour enfumer ceux qui tirent, comme on enfume les renards dans mon pays… J’avais à côté de moi un garçon charron : une balle au front ; il est tué… Je prends son fusil… ah ! le baptême du feu… l’odeur de la poudre !… je me suis senti le fils d’un soldat. Le canon roule… On se fusille par les trous, un tambour rappelle sur les tours ; on ne l’entend pas. J’aperçois sur le donjon une serviette arborée au bout d’un fusil. Et en même temps, un papier passe par un petit carré grillé auprès du pont-levis. Un homme, en veste bleue, s’avance sur une planche, reçoit une balle… tournoie, glisse… Il n’était pas au fond du fossé que j’étais à sa place… J’attrape le papier, je le passe à un officier qui était là en uniforme… La Bastille nous menaçait de nous faire sauter avec les vingt milliers de poudre de sa sainte-barbe. Le feu recommence… Tout à coup les chaînes du pont-levis cassent : on s’y jette tous… moi j’y étais le cinquième ! je vois une petite flamme blanche, et puis plus rien et je tombe… C’était ça… (Il montre sa blessure.) Alors je ne sais plus ce qui s’est passé… mais on m’a dit que je n’avais pas lâché mon fusil ! J’ai rouvert les yeux… La Bastille était prise ! La Bastille était prise !
CRIS DE LA FOULE.
Vive le vainqueur de la Bastille !
Edmond et Jules de Goncourt, La Patrie en danger,
Paris, Dentu, 1873, acte I, scène XI, p. 33-34.
Homme 13 (entrant). On vient d’annoncer que Louis XVI a renvoyé tout son gouvernement.
Homme 10. Et le Premier ministre ?
Homme 13. Lui en premier, il l’a dégagé, il l’a exilé à Bruxelles avec tous les autres ministres qui soutenaient le projet d’Assemblée nationale.
Homme 10. Vous êtes sûr ?
Homme 13. Certain, et il a nommé le général de Broglie à sa place, Premier ministre, ministre des armées et chef de la sécurité nationale. On a voulu nous endormir, voilà le vrai visage de…
L’homme armé pointe son arme sur le militaire étranger et tire. Le militaire s’écroule (ÇI, 65-66).
Cette exécution brutale est tout ce que l’on voit de la prise de la Bastille, ou plus exactement de ses prémisses. La scène 14 se passe en effet à Paris, « dans une assemblée de quartier ». Le militaire étranger abattu fait partie des armées qui entourent la ville et qui menacent de rétablir par la force l’autorité du roi. La scène correspond au 11 juillet 1789. Plusieurs détails sont repris de l’histoire, sans transformation : le lieu de l’exil et le nom du nouveau ministre de la guerre sont authentiques. Les spectateurs qui connaissent bien l’histoire de la Révolution française ont donc tous les éléments qui leur permettent de situer ce moment du spectacle. Les autres, sans doute plus nombreux, retiennent surtout la violence de cette exécution sommaire.
Le spectacle bascule dans la violence avec cet assassinat, d’autant plus frappant que le noir se fait aussitôt, et que débute alors le premier entracte. Il reprend avec une longue scène à l’Assemblée nationale, à Versailles (scène 15) : les députés du tiers état accueillent la députée de la noblesse Versan de Faillie, qui provoque un débat sur la légitimité de l’Assemblée. La discussion porte ensuite sur la Constitution et sur l’opportunité de la faire précéder d’un préambule établissant la liste des « droits des hommes », mais elle est perturbée par les nouvelles qui sont apportées. Le président Lamy reçoit un mot « du commandant de la sécurité de Paris » faisant état d’une « manifestation » et du pillage de « plusieurs dépôts d’armes » (ÇI, 69). Les débats reprennent et sont interrompus ensuite par l’arrivée d’un « employé de l’Hôtel de Ville » qui raconte que son lieu de travail a été envahi de force et que des fonctionnaires ont été tués. Son témoignage est pathétique. L’homme est hagard, il porte un grand manteau froissé qui contraste avec les costumes impeccables des députés, et il dit, seul au micro face au public : « une de mes connaissances très proches fait partie des hommes qui ont été tués. J’ai vu son corps dans un escalier en m’échappant pour venir ici… » (ÇI, 73) L’employé s’inquiète aussi pour ceux qu’il a laissés derrière lui, notamment pour l’administrateur général, « retenu en otage » (ÇI, 74). C’est alors seulement qu’il évoque l’événement que les spectateurs les plus avertis reconnaissent pour la prise de la Bastille : « J’ai entendu dire que des gens avaient attaqué la prison centrale. » Il fait état d’une rumeur : le directeur de cette prison aurait été tué. À peine l’employé a-t-il achevé son témoignage, que l’on entend des bruits d’explosion au loin.
Le député Lamy, qui préside l’Assemblée, part trouver le roi accompagné par Gigart. D’autres députés se portent volontaires pour aller à Paris « porter le soutien de [l’]Assemblée à tous les citoyens » (ÇI, 76). Le débat sur le préambule de la Constitution reprend. Les députés hostiles à la Révolution profitent des circonstances. Hersch affirme que « la ville de Paris est plongée dans l’anarchie et la violence », Camus ajoute : « Je voudrais dire que l’alcool a certainement une grande part de responsabilité dans tous les débordements que nous connaissons actuellement. » (ÇI, 78)
Le second témoin qui vient rendre compte des événements parisiens à l’Assemblée est le député Carray. Homme de progrès et de dialogue, il est particulièrement crédible et peut même passer pour le personnage qui porte le mieux le point de vue de l’ensemble du spectacle. Or son court récit de la prise de la Bastille tient en deux mots, les mêmes que ceux employés quelques instants plus tôt par la députée Hersch : la violence (que Carray qualifie d’« épouvantable ») et l’anarchie (qu’il appelle, lui, le « déchaînement »).
Paris est un gigantesque chaos. La prison centrale a été attaquée par des milliers de manifestants il y a deux heures. Auparavant le directeur a fait tirer, il y a des centaines de morts et de blessés graves… J’ai aussi assisté à plusieurs scènes d’une violence épouvantable, le directeur de la prison a été intercepté par la foule alors qu’il cherchait à fuir. Il a été exécuté et décapité. Les gens sont en état de déchaînement complet, pas seulement dans les quartiers populaires, j’ai vu des personnes tout à fait convenables complètement déchaînées. L’administrateur de la Ville de Paris a été lui aussi décapité, paraît-il, dans les mêmes conditions à l’Hôtel de Ville (ÇI, 78-79).
La prise de la Bastille, telle qu’elle est évoquée ainsi par le député Carray, a tout d’une catastrophe. Dans la réplique suivante, celui-ci déplore aussi les conséquences économiques de l’événement : « Je vous le dis, avec ces événements, la France est ruinée. » (ÇI, 79)
La scène suivante (scène 16) représente la venue du roi à Paris (sur l’air de The Final Countdown). « L’homme au micro » parle de « victoire » (et même d’« immense victoire ») mais il dit surtout : « Je sais bien que vous n’oublierez jamais ce sang humain qui a été répandu, je sais bien qu’il vous faut surmonter une très grande tristesse pour arriver à sourire en cet instant. » (ÇI, 80) Lamy désigne ensuite le 14 juillet par l’expression : le « pire moment de la crise que nous avons traversée » (ÇI, 81). Dans son discours, le vainqueur de la Bastille qui va remettre une médaille au roi devient « un citoyen qui s’est illustré ces derniers jours par son courage dans des affrontements malheureusement sanglants » (ÇI, 81).
La longue séquence qui correspond dans la pièce à l’événement le plus emblématique de la Révolution française s’achève ainsi, à moins qu’il ne faille prendre en compte aussi le début de la scène suivante (scène 17) lorsqu’une nouvelle séance de l’Assemblée commence par l’annonce du décès d’un député dont il n’a jamais été question jusque alors. Le « député Leblanc » est « mort de joie » en apprenant le renvoi de l’armée. La joie du 14 juillet est-elle funeste ? La séquence de la prise de la Bastille est encadrée par la mort : elle s’ouvre par l’assassinat du militaire étranger et s’achève par l’annonce de la mort du député Leblanc.
Ainsi, ce ne sont pas seulement le mot « Bastille » ou l’expression « prise de la Bastille » qui disparaissent du texte, c’est tout ce que l’événement peut avoir d’heureux. Le 14 juillet est représenté de manière détournée : l’action principale de ce jour est le plus possible laissée de côté. De « l’attaque de la prison centrale », on ne retient que la mort du directeur. On sait que celui-ci a été « intercepté par la foule » puis « exécuté et décapité ». On ne sait rien de la manière dont les assaillants se sont procuré des armes, du siège, des ambassades… L’Hôtel de Ville, désigné par son nom véritable, attire davantage l’attention. Le témoignage de l’employé frappe plus que celui de Carray, parce qu’il est celui d’une victime. La violence semble généralisée. Les députés se demandent si les bruits d’explosion qu’ils entendent peuvent venir de Paris ou s’ils sont eux-mêmes menacés. Les spectateurs partagent leur inquiétude.
Le but affirmé par Joël Pommerat est de défaire la Révolution de toute mythologie, donc de ses noms les plus symboliques[1]. L’effacement de la Bastille illustre bien cette ambition. Seuls les spectateurs qui connaissent les détails de l’histoire de la Révolution française sont conscients dès le début de la séquence qu’ils assistent à une représentation des événements du 14 juillet 1789. Les autres, c’est-à-dire la grande majorité, sont supposés « retrouver une certaine innocence du regard » et découvrir non pas un processus historique mais la « complexité humaine » d’un « moment politique » et notamment « la réaction de chacun aux événements et à la violence »[2]. Pour la Bastille cependant, il faut compter avec un effet d’attente. Chacun sait qu’il assiste à un spectacle sur la Révolution française. Chacun sait que la Bastille a été prise le 14 juillet et attend de reconnaître cet événement dans le spectacle. Ça ira n’efface pas la prise de la Bastille, il la décentre et il en retarde la reconnaissance. La date historique est d’ailleurs partiellement donnée un peu plus tard, lorsqu’une députée évoque « le soulèvement populaire et les violences extrêmes que nous avons connues à Paris le 14 » (ÇI, 84). Elle ne dit pas « 14 juillet » : ce serait convoquer immédiatement la « mythologie » que Pommerat veut tenir à distance, mais elle précise tout de même le jour, comme pour permettre à un spectateur qui en douterait encore qu’il a bien assisté à une représentation de ce 14-là.
Cette journée est si connue qu’à ce moment de la pièce, tous les spectateurs peuvent faire l’expérience qui est celle des spécialistes de la Révolution pendant une bonne partie du spectacle, et plus encore à la lecture du texte : l’expérience d’un texte à clés. Si la « prison centrale » est la Bastille, alors son « directeur » est son gouverneur, c’est-à-dire de Launay. L’« administrateur de la Ville » est le prévôt des marchands, Flesselles. Entre réminiscences et découvertes, chaque spectateur est ainsi invité à s’interroger sur ses propres connaissances historiques.
Dès lors qu’il a y reconnaissance, les enjeux du spectacle ne touchent plus seulement à l’expérience individuelle et collective du politique. Le spectacle propose une représentation du 14 juillet 1789 qui, une fois repérée, se confronte inévitablement à l’idée que chaque spectateur s’en faisait avant le spectacle. Il prend aussi position dans une tradition historiographique, littéraire et théâtrale. En faisant de la peur l’émotion principale de la séquence, Joël Pommerat rejoint par exemple Louis Sébastien Mercier qui écrivait en 1798 dans Le Nouveau Paris : « Et à quoi tenait ce grand mouvement ? Le dirai-je ? À une divinité qu’on appelle la peur ! » Germaine de Staël utilise des termes assez proches de ceux des personnages de la pièce, lorsqu’elle évoque les « assassinats sanguinaires […] commis par la populace ». Nous sommes ici du côté d’une tradition progressiste et critique à la fois, que l’on peut également qualifier de libérale. Cependant Staël ajoute que « la journée du 14 juillet avait de la grandeur »[3] tandis que pour Mercier, elle fut une « journée mémorable, qui fut toute grande, toute sublime et la plus majestueuse dont parlera l’histoire »[4]. Il n’y a pas de grandeur, ou si peu, dans la pièce de Joël Pommerat, tout juste quelques phrases grandiloquentes quand « l’homme au micro » chauffe la salle dans la scène 16. En faisant du gouverneur de la Bastille et du prévôt des marchands les victimes principales, Joël Pommerat rejoint plutôt Chateaubriand : « De Launay, arraché de sa cachette, après avoir subi mille outrages, est assommé sur les marches de l’Hôtel de ville ; le prévôt des marchands, Flesselles, a la tête cassée d’un coup de pistolet : c’est ce spectacle que des béats sans cœur trouvaient si beau. »[5] Ces trois exemples n’ont sans doute pas inspiré directement la création de la pièce. En revanche, il est très probable que celle-ci ait été écrite en réaction contre Michelet :
Brillant éclair au ciel. Le monde en tressaillit. L’Europe délira à la prise de la Bastille ; tous s’embrassaient (et dans Pétersbourg même) sur les places publiques. Inoubliables jours ! Qui suis-je pour les avoir contés ? Je ne sais pas encore, je ne saurai jamais comment j’ai pu les reproduire. L’incroyable bonheur de retrouver cela si vivant, si brûlant, après soixante années, m’avait grandi le cœur d’une joie héroïque, et mon papier semblait enivré de mes larmes[6].
La joie du 14 juillet, si forte encore en 1868 pour l’historien de la Révolution, est bannie de Ça ira, comme si elle était indissociable du « roman national ». Parce que la prise de la Bastille a été trop célébrée – notamment au moment du bicentenaire –, parce qu’on a confondu dans la commémoration l’insurrection de 1789 avec la Fête de la Fédération du 14 juillet 1790[7], il serait nécessaire de ne plus retenir que la violence et la peur pour représenter sans mentir.
En faisant ce choix, Joël Pommerat se distingue très radicalement des deux principales pièces de théâtre qui ont représenté la prise de la Bastille avant Ça ira. Le Quatorze Juillet de Romain Rolland montrait l’élan populaire vers la forteresse :
Le peuple, en proie à une exaltation folle. La Bastille ! la Bastille ! —Enfin ! — Briser ce joug ! — Arracher ce collier ! — Renverser cette masse écrasante et stupide ! — Ce monument de notre défaite et de notre avilissement ! — Le tombeau de ceux qui osèrent dire la vérité ! — Le cachot de Voltaire ! — Le cachot de Mirabeau ! Le cachot de la Liberté ! — Respirer ! respirer ! — Monstre, tu tomberas ! — Nous te raserons de la cime à la base, engloutisseur d’hommes, assassin, lâche, lâche, bandit[8] !
La pièce, écrite en 1901, fut d’ailleurs jouée le 14 juillet 1936 pour célébrer la victoire du Front Populaire. L’effet de contraste est plus fort encore avec le 1789 du Théâtre du Soleil[9]. La démarche de création de Joël Pommerat, collective et partant du jeu, a beaucoup à voir avec celle d’Ariane Mnouchkine. L’opposition entre les deux représentations de la Bastille n’en est que plus saisissante. Les gens du peuple qui dans la pièce de 1970 étaient répartis dans la salle pour raconter ce qu’ils avaient fait et ressenti le 14 juillet n’ont plus la parole dans celle de 2015.
Et on l’a prise la Bastille,
on l’a prise
Théâtre du Soleil, 1789
Le silence s’installe dans la salle ; les bateleurs se sont répartis sur l’ensemble des praticables et dans les gradins ; ils attirent vers eux les spectateurs en leur faisant signe de se rapprocher ; peu à peu des groupes se forment où l’on entend raconter le récit de la prise de la Bastille.
Approchez, approchez, approchez, venez. Je vais vous raconter comment nous le peuple de Paris on a pris la Bastille. […]
Mais ce jour-là, il s’est passé quelque chose d’extraordinaire, c’est que les gens ont eu peur, ô oui ils ont eu peur, mais ils n’ont pas abandonné et au contraire le tocsin s’est mis à sonner dans toutes les églises de Paris et le canon a tonné au Palais-Royal pour prévenir les autres, ceux qui étaient restés chez eux, qu’il se passait quelque chose et qu’on avait besoin d’eux et qu’il fallait qu’ils descendent eux aussi dans les rues, et le miracle, le miracle, c’est qu’ils sont tous descendus et qu’on s’est réuni par quartier, par corporation, dans les lieux publics, dans les églises, partout où on pouvait se réunir, et qu’on s’est dit : cette fois-ci pour une fois on va pas se laisser faire, on va se défendre et pour se défendre il faut trouver des armes. […]
Quand le premier pont-levis a été tombé, on s’est engouffré dans la première cour. Et alors, alors ils se sont mis à nous tirer dessus. La double garnison de Delaunay, un régiment d’Invalides et de Suisses. À un moment y a une deuxième délégation qui est aussi de l’Hôtel de Ville, cette fois-ci avec le drapeau blanc en tête, pour parlementer. Nous, quand on a vu le drapeau blanc, mettez-vous à notre place, qu’est-ce qu’on a fait. Eh ben on a baissé nos armes, on a cessé de tirer, eh bien eux, ils ont tiré, tiré sur la délégation et sur le drapeau blanc. On a dit : ça fait rien : plus y aura de morts, plus y aura de blessés, eh bien ça comblera les fossés et on pourra passer et c’est ce qu’on a fait. On est passé de la première tour dans la deuxième. De la deuxième dans la troisième. Nos rangs s’éclaircissaient. Y en avait qui tombaient, y avait des morts et des blessés. Y avait du sang qui coulait, de la fumée partout parce qu’il y avait le feu dans les cuisines. On n’y voyait plus à dix pas. On savait plus qui était avec nous, qui était contre nous. Mais on avançait, on avançait, et puis à un moment les Invalides, ils ont eu honte. Ils se sont rendu compte de ce qu’ils faisaient et qu’ils étaient en train d’égorger le peuple de Paris, de tuer leurs frères. Qu’ils n’en avaient pas le droit. Alors ils ont baissé leurs armes, ils ont refusé de tirer sur nous, ils ont forcé Delaunay à se rendre. Fou de terreur il était Delaunay et il s’est rendu, et on l’a prise la Bastille, on l’a prise.
Le roulement de timbales s’intensifie puis éclate, un homme s’élance sur le praticable central, il apporte la nouvelle.
L’homme. Citoyens ! Le Roi a renvoyé les vingt mille hommes et rappelé Necker ! Le Roi viendra à Paris pour recevoir la cocarde, dès demain sera entreprise la démolition de la Bastille, et nous danserons sur ses ruines. LE PEUPLE EST VAINQUEUR…
Clameurs, musique de fête foraine, lumières pour la première fois éclatantes. La fête de la prise de la Bastille commence… Les tréteaux se transforment en autant de baraques foraines où se jouent les grands épisodes de la lutte du peuple, David — peuple luttant contre Goliath — la Bastille, l’Aristocratie enchaînée, la Tyrannie vaincue,… tout cela traité dans le style forain avec marionnettes, lutteurs, acrobates… Des bateleurs ivres jouent la remise de la cocarde tricolore à Louis XVI par Bailly. Des acteurs du Théâtre Français jouent l’émigration du Comte et de la Comtesse d’Artois.
Théâtre du Soleil, 1789, L’Avant-Scène, n° 526-527,
octobre 1973, p. 26-27.
Notes
[1] Voir Joël Pommerat, « Entretien avec Marion Boudier, septembre 2015 », programme de salle, Théâtre Nanterre-Amandiers, 2016, p. 10.
[2] Ibid., p. 9-10.
[3] Germaine de Staël, Considérations sur les principaux événements de la Révolution française, Paris, Delaunay, 1818, vol. 1, p. 241.
[4] Louis Sébastien Mercier, Le Nouveau Paris, éd. Jean-Claude Bonnet, Paris, Mercure de France, [1798] 1994, p. 71-72.
[5] Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, éd. Jean-Claude Berchet, Paris, Le Livre de Poche, 1989, p. 386.
[6] Jules Michelet, « Préface de 1868 », dans Histoire de la Révolution française, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1952, tome 1, p. 11.
[7] Pour qu’en 1880 une majorité de députés et de sénateurs acceptent de faire du 14 juillet la fête nationale, il a fallu que les défenseurs de cette date associent la Fête de la Fédération, perçue comme un moment d’unanimité nationale, à la prise de la Bastille, accusée d’être trop sanglante.
[8] Romain Rolland, Le 14 Juillet, dans Théâtre de la Révolution, Paris, Hachette, 1909, p. 87-88.
[9] 1789. « La Révolution doit s’arrêter à la perfection du bonheur », Saint-Just, création collective du Théâtre du Soleil mise en scène par Ariane Mnouchkine et créée le 13 novembre 1970 au petit palais des sports de Milan.