V.
Vote.
La première fois que des personnages du peuple sont représentés dans la pièce, ils sont rassemblés dans un « bureau de vote ». Ceux qui sont présents pour participer à la désignation des futurs députés aux États généraux s’inquiètent de se découvrir si peu nombreux.
Homme 1. Je suis étonné de voir que nous sommes si peu nombreux.
Homme 2. Vous n’êtes pas le seul. […]
Homme 1. Ici on dirait que ces élections n’intéressent pas les gens (ÇI, 17).
À la fin de la même scène, un autre homme remarque que d’autres, très nombreux, sont exclus du vote par leur situation sociale :
Homme 4. Et moi monsieur, je rajouterai cette question : pourquoi la masse immense de chômeurs, de pauvres, de nécessiteux qui errent dans les rues n’est-elle pas appelée elle aussi à s’exprimer avec nous aujourd’hui (ÇI, 24) ?
L’apprentissage de la politique commence par un vote, mais la démocratie naissante souffre déjà de ses maux d’aujourd’hui. On ne vote pas, faute d’intérêt, ou parce qu’on est trop pauvre pour avoir le droit de le faire[1].
Le public ne participe pas à cette première scène de vote. Tous les personnages, sauf le secrétaire de séance, lui tournent le dos. Il n’assiste d’ailleurs qu’à la discussion qui précède l’élection, et la scène s’achève lorsqu’une femme dit au candidat Carray : « Ne comptez pas sur ma voix en tout état de cause. » (ÇI, 24) On ne comprend que Carray a été élu que lorsqu’on le retrouve député, à partir de la scène 6. C’est encore lui, devenu l’un des principaux animateurs des débats de l’Assemblée, qui procède à un vote autrement plus important dans la scène 9 :
Député Carray. Mesdames messieurs, si personne ne demande la parole à nouveau, je vais demander que nous passions au vote, par assis debout. Que ceux qui veulent s’opposer à la proposition ici et maintenant de la création d’une Assemblée nationale, unissant entre eux les représentants de toutes les classes de citoyens, que ceux qui veulent s’y opposer l’expriment en se levant de leur siège. (Les députés Cabri et Hersch se lèvent.) Mesdames messieurs, je proclame l’Assemblée nationale instaurée dans ses pleins droits. (Applaudissements.) (ÇI, 52-53)
L’événement décisif de la Révolution telle qu’elle est racontée dans Ça ira est celui-là. Avec ce vote et la proclamation de l’Assemblée nationale, inspirés des événements du 17 juin 1789, les députés s’affranchissent du pouvoir royal et font basculer l’Histoire dans l’inconnu.
Alors que le 14 juillet est vécu à distance (voir Quatorze juillet) et qu’on ne voit des journées d’Octobre que ce que voit le roi, les spectateurs sont ici impliqués dans l’événement. Sans rien faire d’autre que rester spectateurs, ils sont partie prenante du vote et, par leur nombre, ils font une majorité écrasante. Les conventions du théâtre, les habitudes de spectateurs et peut-être aussi un certain consensus républicain permettent cela. L’effet de surprise joue pour beaucoup aussi : avant même que chacun, dans le public, ait le temps de se demander s’il pourrait se lever, le vote a eu lieu.
« Ça ira (1) Fin de Louis cherche à placer les spectateurs au cœur de la complexité humaine de l’expérience politique, à l’échelle individuelle et collective. »[2] L’expérience politique ainsi évoquée par Marion Boudier n’est pas l’expérience de rapports de forces entre des groupes sociaux. La pression populaire s’exerce dans les coulisses : on en perçoit parfois les manifestations sonores, sans jamais voir la foule en colère. Ce n’est pas là que se décide la Révolution imaginée par Joël Pommerat, mais bien dans l’Assemblée, là où les orateurs s’affrontent devant les autres députés, qui se laissent emporter dans un sens ou dans l’autre. Quand l’Assemblée penche d’un côté, c’est toute la Révolution qui avance avec elle.
Dans la scène 9, la députée Hersch et la députée Lefranc se combattent par la parole. La première s’oppose à la proclamation de l’Assemblée nationale. Son adversaire inspire plus de sympathie quand elle parle à son tour, mais son intervention n’est pas décisive. C’est le revirement inattendu de Gigart, lui-même motivé par des sentiments personnels (il a été humilié par les représentants de la noblesse) qui entraîne la décision quasi-unanime de l’Assemblée.
Une même question est posée avant et après la scène : qu’est-ce qui est réel ? À la fin de la scène précédente, dans laquelle il est question de la mort du dauphin, le Premier ministre dit à la sœur du roi : « Je suis désolé de vous contredire madame, malgré tout le respect que j’ai pour vous, vous ne vivez absolument plus dans la réalité. » Celle-ci répond : « Et moi monsieur votre soi-disant réalité, je n’en voudrai jamais. » (ÇI, 49) Au début de la scène qui suit la proclamation de l’Assemblée nationale, le député Ménonville s’adresse au public. Il s’étonne d’avoir été entraîné à voter, avec enthousiasme, ce qui lui apparaît désormais comme un « coup d’État ». S’adressant au public, seul en scène, il dit : « Certains jours, je vous jure, d’être assis là parmi mes collègues et entendre ces gens parler, j’ai l’impression d’être au théâtre, franchement, c’est merveilleux. » (ÇI, 53-54)
Le théâtre fait faire l’expérience de ce que la politique a d’irréel : pas de ses mensonges ou de ses artifices (les acteurs du jeu politique ne mentent pas dans Ça ira), mais de ses effets de surprise et de trouble. Les spectateurs regardent, participent peut-être, votent même, mais ils ne sont pas bien sûr que tout cela est bien réel.
Si un tel spectacle
eût été donné au théâtre
Burke
Réflexions sur la révolution de France
Quand je vois agir d’après l’esprit de la liberté, je suis frappé de la force du principe que l’on met en action ; mais c’est pour l’instant tout ce que je puis connaître. C’est comme le premier moment d’une fermentation, dans le travail de laquelle les gaz se dégagent : il faut attendre, pour porter son jugement, que la première effervescence soit un peu apaisée, que la liqueur soit clarifiée, et que l’on voie quelque chose de plus distinct qu’une surface écumeuse et bouillonnante. […]
Il est dans notre nature d’éprouver une mélancolie profonde, quand on a sous les yeux un spectacle qui rappelle l’instabilité d’un bonheur périssable, et l’incertitude effrayante de la grandeur humaine ; parce que dans ces émotions naturelles, nous recevons de grandes leçons ; parce que dans des événements comme ceux-là, nos passions instruisent notre raison ; parce que lorsque les rois sont ainsi précipités du haut de leur trône par le directeur suprême de ce grand théâtre du monde ; lorsqu’on les expose ainsi à devenir l’objet des dédains des méchants, et de la pitié des bons, cela fait au moral la même impression que les miracles dans l’ordre physique des choses. Ces alarmes nous conduisent à réfléchir ; nos esprits, comme on l’a observé depuis longtemps, sont purifiés par la terreur et par la pitié ; notre faible et vain orgueil est humilié à la vue des dispensations d’une sagesse mystérieuse. Si un tel spectacle eût été donné au théâtre, des larmes n’auraient-elles pas coulé de mes yeux ?
Edmund Burke, Réflexions sur la révolution de France,
Paris, Laurent fils, 1790, p. 11 et 166.
Notes
[1] Pour voter, il fallait non seulement être un homme et avoir plus de vingt-cinq ans, mais aussi être inscrit au rôle des impositions. D’autres conditions s’ajoutaient à certains endroits : à Paris, il fallait payer au moins six livres de capitation (impôt par tête).
[2] Marion Boudier, Avec Joël Pommerat. Un monde complexe, Arles, Actes Sud-Papiers, 2015, p. 176.