Z.
Zizanie.
Mauvaise graine, ivraie et folle avoine au sens propre, la zizanie est mésentente, discorde et désunion au sens figuré. Elle est l’un des mots de la division politique, hantise des révolutionnaires et sceau d’infamie apposé après coup sur la mémoire de la Révolution. Le 14 juillet 1790, la Révolution veut croire qu’elle a réussi à concilier les intérêts de tous en célébrant la Fédération. En 1793, c’est au nom de la République « une et indivisible » que les Girondins sont exclus du jeu politique. En 1795, lorsque commence le Directoire, la place de la Révolution, ainsi nommée depuis la chute de la monarchie et théâtre de l’exécution de Louis XVI, est renommée place de la Concorde. Il faudra encore plus d’un coup d’État avant que ne s’impose, sinon le consensus, du moins l’ordre politique, lorsque Napoléon se présente comme celui qui met tout le monde d’accord et rend la paix à la France.
Les empoignades politiques sont quasi permanentes dans Ça ira. La première scène d’assemblée – ce n’est encore que l’assemblée des députés du tiers état – montre les députés discutant le règlement et se disputant les tours de parole (scène 6). Des voix dans la salle ajoutent à la confusion en exigeant une meilleure organisation des débats : « Fin des polémiques !! » (ÇI, 30) ; « De l’ordre ! De l’ordre ! De l’ordre ! / Inadmissible !! / Scandale !! / C’est affligeant ! » (ÇI, 31). L’affrontement est aussi physique, dans cette scène comme dans beaucoup d’autres. Les réunions de district sont également houleuses et les scènes qui se passent autour du roi sont loin d’être apaisées. Les divisions s’aggravent à la fin de la pièce, lorsqu’une partie des habitants de Paris, constituée en « police citoyenne », vient arrêter deux journalistes radicaux. Ceux qui siégeaient dans une même « assemblée de quartier » s’affrontent désormais avec la plus grande violence.
Certes, la Révolution a été un temps de discorde, et la pièce de Joël Pommerat le montre bien. Mais que nous dit-elle des causes de ces divisions politiques ? Les personnages qui s’affrontent représentent-ils des groupes sociaux aux intérêts antagonistes, expriment-ils des divergences d’opinion, ou bien s’affrontent-ils simplement parce que les affrontements sont inhérents à la pratique politique, à plus forte raison en temps de Révolution ?
Le « face à face » (ÇI, 38) de la scène 7 oppose frontalement les représentants de deux ordres : d’un côté, les députés du tiers état, de l’autre, ceux de la noblesse. Le Premier ministre, assis entre les deux groupes, échoue dans sa tentative de conciliation. Le député Gigart, représentant du tiers, se désolidarise de ceux qu’il est censé représenter, mais tous ses efforts pour être un transfuge se heurtent au mépris de classe des représentants de la noblesse :
Député Marbis. Monsieur, cessez de vous prendre pour quelqu’un d’important. Vous ne valez pas mieux que les trois terroristes qui vous entourent et avec qui vous menez un jeu méprisable (ÇI, 43).
Quelque chose subsiste de cette opposition frontale dans l’organisation des prises de parole depuis la salle, dans les scènes d’assemblée. Ceux qui défendent les positions les plus conservatrices ou contre-révolutionnaires prennent place, parmi le public, du côté droit. À l’inverse, les partisans de la Révolution siègent à gauche. Mais cette division, qui traverse d’ailleurs les députés du tiers, est beaucoup moins sensible et il faut peut-être assister à plusieurs représentations pour en prendre conscience. On peut d’ailleurs s’interroger sur ce que signifie cette bipolarisation de l’espace politique : est-ce pour représenter la vérité historique (c’est bien pendant la Révolution qu’a commencé à exister l’opposition droite-gauche), pour montrer que les conflits de l’Assemblée opposent des groupes constitués, ou bien encore pour faire signe vers les pratiques politiques d’aujourd’hui ? L’engagement des personnages de Ça ira semble davantage motivé par leurs convictions ou leurs sensibilités politiques que par la défense des intérêts qu’ils pourraient représenter. À cet égard, ils ressemblent peut-être aux députés d’aujourd’hui, engagés dans une certaine routine politique et presque tous issus des mêmes milieux sociaux.
La pièce de Joël Pommerat dit peu de choses de la manière dont le tiers état s’est défini par opposition aux ordres privilégiés. D’ailleurs, le clergé n’existe pas en tant que groupe social dans la pièce : l’archevêque de Narbonne, seul ecclésiastique parmi les personnages, est un « représentant de l’Église », c’est-à-dire d’une institution, dont les propriétés sont menacées par la Révolution, mais pas d’un collectif. Les historiens marxistes insistaient naguère sur le rôle du bas-clergé : les représentants du clergé dont les conditions de vie étaient les plus proches du peuple se sont ralliés les premiers au tiers état, enclenchant le mouvement de transformation des États généraux en Assemblée nationale. Rien de tel dans le spectacle.
La zizanie dit la vérité d’un temps politique qui fut éminemment conflictuel. Sa représentation semble répondre pour bien des spectateurs à un désir de révolution. Mais la lutte des classes n’est plus à l’ordre du jour et Ça ira (1) Fin de Louis n’est pas la lutte finale.
Tous sont pour les autres
et furet et lapin
Michon, Les Onze
Cette période qui est comme le comble de l’Histoire, et que par conséquent on appelle très justement la Terreur, une fin d’hiver, un printemps et le début d’un été, depuis la neige de nivôse jusqu’à la main chaude de thermidor, est faite de nœuds serrés qu’on ne peut démêler, d’emballements brefs, de volte-face et d’affolements, plus incoercibles que la flèche d’un sismographe quand un volcan s’emballe ; ou, si vous préférez la vie des bêtes à la géologie, c’est comme un trou de lapin quand le furet est lâché, mais ici tous sont pour les autres et furet et lapin. Les frères, les tueurs associés de Capet le Père, les orphelins, qui ne trouvaient plus le sommeil depuis la mort du père, s’entre-tuaient par la force accrue de la vitesse acquise, machinalement et comme machiniquement – et c’est pourquoi la grande machine à couteau sise place de la Révolution, la guillotine, est le si juste emblème de ce temps, dans nos rêves comme dans le vrai. Les Royalistes tombés, les Feuillants tombés, les Girondins tombés, il n’y avait plus au sein de la Montagne triomphante de réelles opinions divergentes.
Pierre Michon, Les Onze, Lagrasse, Éditions Verdier, p. 93-94.