B.
Billard.
Dernière séquence d’un Ça ira (1) annoncé comme à suivre et qui laisse en suspens cette « fin de Louis » prophétisée par son titre – et avec elle toutes les questions sur les suites du processus révolutionnaire (voir Fin) –, la scène 26 constitue néanmoins une clôture assez remarquable. À défaut de son dénouement, elle fournit au spectacle une sorte de « finale » (au sens traditionnellement opératique du terme), développé, choral, et visuellement spectaculaire, dont Pommerat a su réserver la surprise, avec un art décidément consommé de l’effet. La partie de billard que jouent la reine et la sœur du roi dans un salon des Tuileries, sous l’œil impassible des miliciens de la police citoyenne, donne à voir d’emblée le régime de liberté surveillée où se trouve désormais la famille royale dans sa prison dorée du Louvre. Le procédé de théâtralisation, souligné par le dialogue des deux femmes (« On devrait peut-être éviter de se disputer en public… », « Il est où le public madame ? » – ÇI, 129), permet aussi d’établir la double nature, à la fois politique et intime, de cet espace de jeu, à quoi sont désormais réduits le roi et ses familiers, mais où Louis semble paradoxalement reprendre la main, en congédiant lui-même son Premier ministre, en rassurant le Pape Jean XXVI au téléphone, en décourageant fermement l’ambassade douteuse du député Carray à la manœuvre. Tout ce jeu autour du billard, dont la présence décorative sur la scène du théâtre tranche avec la sobriété de ce qui précède, souligne la dimension récapitulative et symbolique de cette séquence à rebondissements, construite comme une scène de genre empruntée au cinéma. Le cadre en bois et le tapis vert d’un billard français, le glamour chic des deux joueuses en robes courtes et talons hauts, la carambole de la bille rouge et des deux blanches, les lumières chaudes, savamment tamisées, d’Éric Soyer, tous ces ingrédients confèrent à la composition du tableau initial une perfection quasi cinématographique, rappelant les affinités du théâtre de Pommerat avec le septième art. Dès ce moment et jusqu’au bout de la séquence – qu’il soit sensible ou non à l’effet presque citationnel de l’image et au caractère topique d’une scène dont le cinéma américain, des années trente à nos jours, fournit de si nombreux exemples –, le spectateur est invité à apprécier tant le potentiel cinégénique que la signification symbolique du jeu de billard, autour duquel se donnent à lire les conflits et les complots à la fin de Ça ira. La structure même de la scène, littéralement construite entre deux parties de billard, est frappante, réservant au bout du spectacle la surprise d’une pantomime muette – pur effet de théâtre optique – dont la version publiée de la pièce ne fait pas état. Après la sortie du roi – dont l’ultime réplique donne ironiquement le mot de la fin –, deux huissiers s’approchent du billard en ôtant leurs gants blancs et en allumant des cigarettes, tandis que les miliciens en treillis quittent leur faction et s’approchent à leur tour. Sous l’œil horrifié du chef du protocole qui ne parvient pas à les en empêcher, les quatre hommes, goguenards, entament une partie de billard aussi experte que celle de la reine et d’Élisabeth. L’escamotage curieux de cette pantomime prive le lecteur d’un effet de sens intéressant, historiquement et politiquement ambigu certainement, mais dont l’effet proleptique constitue l’utile contrepoint de la dernière réplique du roi. Figuration expressive d’une revendication de classe et d’une prise de pouvoir (le peuple des sans-culottes dans la Révolution ? le coup d’État militaire ?), ce jeu de scène – cinématographique lui aussi, sur l’air de My True Story d’Aaron Neville – renforce la théâtralité de la dernière séquence, en rendant au billard le mot de la fin.
Parfaitement anachronique, parfaitement historique, cet « effet billard » qui structure la scène et fait tableau, est emblématique du rapport singulier à l’Histoire que construit le spectacle. Ainsi le jeu de billard – dont l’invention remonte à l’époque de Louis XI et qui occupait une place de choix à Versailles parmi les divertissements royaux sous Louis XIV – constituait bien un passe-temps privilégié de Marie-Antoinette qui avait son propre billard dans un salon dédié du Petit-Trianon. Au Palais du Louvre, « l’arrière grand-oncle » (ÇI, 121) – Louis XIII – jouait déjà au billard. Louis XVI et sa famille eurent une pratique assidue de ce jeu durant leur séjour forcé au Palais des Tuileries, entre octobre 1789 et août 1792, comme l’attestent les registres méticuleusement tenus des parties royales. Sans doute ce jeu de billard différait-il alors sensiblement du billard français à trois boules, apparu au xixe siècle, avec d’autres techniques (mais le tapis vert sans poche existait déjà aussi, et l’art de la carambole le disputait à celui des chutes). Jeu de cour, devenu jeu de société, le billard n’était plus en outre l’apanage de la seule aristocratie, et les académies de billard s’étaient considérablement répandues à Paris (on en compte 800 en 1790). Ainsi la scène de billard de Pommerat – emblématique de sa mise en scène d’une histoire de la Révolution au présent – s’avère pertinente à plus d’un titre : elle lui permet de motiver visuellement l’effet de suspens de la fin du spectacle, en montrant que la politique est un jeu à plusieurs bandes, et l’Histoire, celui des chocs et des carambolages. Très soigneusement pensé, visuellement et dramaturgiquement, l’effet de cette scène est d’ailleurs jalousement réservé pour la représentation, semble-t-il, comme l’atteste encore le fait qu’il ne circule aucune photo « officielle » d’Élisabeth Carrecchio fixant ce que l’on doit bien retenir comme l’un des « clous » de la représentation.