D.
Direct (effet de).
Au début des Sorcières de la République[1], bizarre dystopie féministe de Chloé Delaume, le récit laisse la parole à une animatrice de la chaîne de télévision d’État « Canal national », Marjoline Pithiviers, chargée de commenter l’ouverture à grand spectacle du procès de la meneuse d’un groupe politique féministe qui mit, quelques décennies plus tôt, le pays en coupe réglée. Et certes, il est possible que le personnage de la commentatrice télévisuelle devienne un type fictionnel récurrent de notre contemporanéité et de son appréhension de la chose politique, tant il se révèle apte à produire un dédoublement ironique, voire bouffon, de la représentation du pouvoir que sa voix prend en charge. C’est à quoi nous confronte, en tout cas, la scène 5 de Ça ira, où « une journaliste de la télévision espagnole commente en direct la cérémonie d’ouverture des états généraux depuis les coulisses de la tribune officielle » (ÇI, 25). L’effet de direct s’y tresse à l’effet de burlesque, venant interroger le regard médiatique comme regard déplacé – il ne voit et ne commente pas vraiment ce qu’il faudrait voir et commenter –, décalé – son et image finissent par être disjoints – et décadré – on ne voit pas la scène des députés, cachée par un pan de mur noir, mais seulement l’orateur, Muller, lui-même inaudible. Rien ne se passe où il est prévu que cela se passe – ce qui ne signifie évidemment pas qu’il ne se passe rien, bien au contraire.
L’un des refrains des récits qu’historiens et mémorialistes divers ont consacrés à cette ouverture, c’est justement la longueur plombante du discours de Necker (Muller), perçu comme globalement inadapté à la situation et à l’auditoire. La mise en scène de Pommerat est une façon efficace et drôle de donner corps à cette discordance politique initiale, lourde de conséquences historiques. Ce qui est trop long et trop technique (Necker parla surtout chiffres) pose le problème de l’ennui, contrarie les exigences rythmiques du direct. La journaliste espagnole fait l’expérience de ce dernier comme ouvert à l’accident, l’inattendu, l’imprévisible et l’incontrôlable : problème de micro (voir Micro) mais surtout, au-delà des aléas de la retransmission, question esthétique propre à une pièce qui baigne l’événement historique dans sa fabrique immédiate et les acteurs dans un mode d’appréhension incertaine des significations de cet événement et de ce qu’ils peuvent y faire.
Guillaume Mazeau a régulièrement insisté, avec Marion Boudier, sur le souci d’échapper au « déjà vu » de la Révolution, à son imagerie, et il n’est pas impossible que la déconfiture de la journaliste participe d’une façon de congédier, au seuil de la pièce, cette tentation de figement dans le connu, le référent historique. Le nez dans le guidon, cette journaliste essaie toutefois de capter, dans cette reine « au comble de la grâce comme à son habitude » (ÇI, 26), la fashion victim, image typique du folklore qui accompagne Marie-Antoinette. Son incapacité à prendre de la hauteur en fait l’exact envers du Kant du Conflit des facultés qui construit la Révolution française en spectacle signifiant pour l’Europe à distance géographique et temporelle suffisante pour dégager un schéma d’interprétation totalisant. « Événement considérable à l’échelle de la France bien sûr, mais aussi, on peut le dire sans exagération, à l’échelle de tout le continent européen » (ÇI, 25) : l’envoyée spéciale qui s’extasie en ces termes est une sorte de porte-voix comique de « l’enthousiasme » des spectateurs décrit par Kant. Elle aussi manifeste, par son immersion brouillonne, une croyance dans le progrès du genre humain… qu’il faut bien interroger pour ce qu’elle est : une quête de sensationnalisme, puis un refus de voir ce qui ne correspond pas à sa grille de lecture a priori. Car c’est aussi de notre adhésion qu’il est question, et c’est elle qui engage le sens politique de ce que nous voyons et entendons – notre qualité de spectateur face à l’esthétique d’une révolution qui commence. Le spectacle nous demande d’évaluer ainsi de quelle « sympathie » nous sommes la proie – et peut-être aussi de la déstabiliser du fait même que l’histoire s’y joue « en direct », nous contraignant à nous déprendre de la quête de sens après coup.
Une sympathie d’aspiration qui frise l’enthousiasme
Kant, Le Conflit des facultés
Il s’agit seulement de la manière de penser des spectateurs qui se trahit publiquement dans ce jeu de grandes révolutions et qui, même au prix du danger que pourrait leur attirer une telle partialité, manifeste néanmoins un intérêt universel, qui n’est cependant pas égoïste, pour les joueurs d’un parti contre ceux de l’autre, démontrant ainsi (à cause de l’universalité) un caractère du genre humain dans sa totalité et en même temps (à cause du désintéressement), un caractère moral de cette humanité, tout au moins dans ses dispositions ; caractère qui non seulement permet d’espérer le progrès, mais représente en lui-même un tel progrès dans la mesure où il est actuellement possible de l’atteindre.
Peu importe si la révolution d’un peuple plein d’esprit, que nous avons vu s’effectuer de nos jours, réussit ou échoue, peu importe si elle accumule misère et atrocités au point qu’un homme sensé qui la referait avec l’espoir de la mener à bien, ne se résoudrait jamais néanmoins à tenter l’expérience à ce prix, – cette révolution, dis-je, trouve quand même dans les esprits de tous les spectateurs (qui ne sont pas eux-mêmes engagés dans ce jeu) une sympathie d’aspiration qui frise l’enthousiasme et dont la manifestation même comportait un danger ; cette sympathie par conséquent ne peut avoir d’autre cause qu’une disposition morale du genre humain.
Emmanuel Kant, Le Conflit des facultés, VI, 1798,
dans Opuscules sur l’histoire, Paris, GF-Flammarion, 1990, p. 210-211.
Dans l’optique kantienne, la Révolution est un événement-signe, mais regardé depuis la fin du Directoire, quand les choses sont quasiment terminées et qu’une vue d’ensemble semble autorisée. L’expérience du spectateur y est celle d’une sorte d’extraterrestre que son étrangeté même n’empêcherait pas de rencontrer le sentiment universel du Droit dans son appréhension du phénomène (entendu comme capacité des acteurs à se saisir de leur propre liberté politique), prouvant par là sa vérité et le sens que nous pouvons mettre dans le procès historique – celui de la « tendance morale de l’humanité » au progrès. Cette position de surplomb est justement ce que la pièce entreprend de détruire. L’effet de direct, c’est ce qui permet de « restituer des situations complexes, en devenir, dans toutes leurs incertitudes, leurs imperfections et leurs possibles », afin d’immerger l’événement dans son « imprévisibilité » aux yeux mêmes du spectateur dans la salle[2].
La pièce de Pommerat vient ainsi rencontrer l’ambition du cinéma, cet art du présent qui permet mieux que d’autres de « garder le goût de l’inaccompli, écrire l’événement comme s’il n’était pas achevé, décrire les contours de ce qui ne s’est pas fait, ouvrir autant de débats et de questions permettant de montrer que rien d’avance n’est acquis »[3]. Il est, en ces temps d’abstention et de paralysie des intentions de vote sous l’effet glaciaire des sondages qui pensent pour nous, incontestablement nécessaire de tenter ce déplacement de position, en le vivant de manière sensible dans le spectacle (voir Vote).
Significativement, la Révolution française a ainsi donné lieu à de nombreuses réflexions sur les manières de filmer « en direct » ce qui est supposément trop connu, trop investi, peut-être, dans les héroïques chronologies de notre beau « roman national ». Dans L’Anglaise et le duc (2001), Éric Rohmer a ainsi réinvesti sa propre esthétique du « naturel » et du « direct » dans des scènes très chargées d’histoire : ainsi, la séquence où son héroïne et ses amis attendent dans l’angoisse, assis dans un salon, le résultat du vote de la Convention sur la condamnation à mort de Louis XVI, est bien filmée de manière à ce que le spectateur se trouve mis au présent, comme s’il ignorait le résultat de ce vote[4]. De même pour les scènes de Ça ira qui mobilisent le suspense, comme celles dont l’enjeu est une prise de décision royale difficile : la scène 11, où la tension de l’échange entre le roi et ses officiers repose sur une urgence (« Il faut réagir majesté » – ÇI, 55), la scène 21, où Muller parlemente avec Louis XVI pour qu’il se présente avec la reine sur le balcon (ÇI, 117-119) ou encore la scène 18 qui, située dans la fameuse nuit du 4 août 1789, est prise entre l’espace de l’Assemblée et celui, plus intime, des appartements royaux. Muller et un de ses collaborateurs vont et viennent entre l’Assemblée en hors-scène et le salon figé où le roi, la reine et madame Élisabeth assistent, plutôt hébétés, au défilé de nouvelles en provenance des députés. Pour le spectateur contemporain, l’émotion[5] de Muller et de son conseiller Jobert, l’incrédulité hagarde des autres, enregistrent simplement la captation immédiate de l’événement par des acteurs sans savoir autre que celui du présent, ce que Joël Pommerat a appelé leur « état sensible »[6], et qui cherche à nous bouleverser comme s’il était le nôtre.
Notes
[1] Chloé Delaume, Les Sorcières de la République, Paris, Seuil, coll. Fiction & Cie, 2016.
[2] Guillaume Mazeau, « ‘‘Le totem de notre modernité politique’’ Conversation sur la genèse du spectacle Ça ira (1) Fin de Louis avec Saadia Bentaïeb, Marion Boudier, Isabelle Deffin, Guillaume Mazeau, Bogdan Zamfir », dans Lisa Guez et Martial Poirson (dir.), Révolution(s) en scène, Revue d’Histoire du théâtre, n° 268, 4|2015, p. 652.
[3] Arlette Farge, « Écriture historique, écriture cinématographique », dans Antoine de Baecque et Christian Delage (dir.), De l’histoire au cinéma, Paris, Complexe, 1998, p. 116.
[4] Voir Jean-Dominique Nuttens, « L’Anglaise et le duc : le peintre, l’architecte et le cinéaste », Études cinématographiques, n° 71, 2008, p. 83-99.
[5] « Premier ministre. […] Je dois dire que je suis ému » (ÇI, 98) ; « Conseiller du premier ministre. Non, plusieurs députés ont fait de nouvelles propositions à la tribune. Toujours dans un climat de grand enthousiasme, assez émouvant je dois le dire… » (ÇI, 99)
[6] Emmanuelle Bouchez, « Comment, en six mois, Joël Pommerat a révolutionné 1789 », Télérama, 25 oct. 2015.