La dramaturgie comme recherche : écrire avec la scène (de l’histoire)

Retour sur le processus de création
de Ça ira (1) Fin de Louis de Joël Pommerat

2015 commence en 2013 : dramaturgie prospective


 

En abordant la Révolution française, Joël Pommerat s’est demandé « comment écrire une histoire dont on connaît déjà la fin »[1]. Cette question est aussi la gageure de tout article génétique : comment éviter que la description et l’analyse a posteriori ne se muent en justifications ex-post ? Quelle est la bonne distance au passé, historique ou créatif ? Pour éviter l’écueil téléologique, Joël Pommerat a choisi de redécouvrir au jour le jour cette période historique en commençant avant l’événement 1789. Je commencerai, de même, par évoquer les prémisses de Ça ira, bien avant le choix du titre et même du sujet. Un long processus de lecture et de maturation du projet avait déjà eu lieu avant les premières expérimentations de plateau avec l’équipe de création.

Les répétitions de Ça ira se sont étendues d’août 2014 à septembre 2015 : nous avons travaillé en août 2014 au CNCDC (Châteauvallon), en février 2015 au CentQuatre (Paris), en mai 2015 à La Ferme du Buisson (Noisiel), début juin 2015 à La Commune (CDN d’Aubervilliers), de juin à mi-septembre 2015 au Théâtre Nanterre-Amandiers.

Ces répétitions ont été précédées par trois ateliers d’exploration : en mai et en juin 2014 avec deux groupes de trente-cinq comédien·ne·s à Nanterre-Amandiers puis en octobre 2014 avec les étudiants de l’ESACT – École Supérieure d’Acteurs du Conservatoire royal de Liège. Ces ateliers sont des laboratoires, ouverts à des comédien·ne·s extérieur·e·s, et pendant lesquels Joël Pommerat a pu déterminer plus précisément le sujet avec lequel il voulait faire un spectacle avant de valider le thème de la Révolution française. Dès ce moment, nous avons commencé à accumuler des connaissances historiques tout en réfléchissant concrètement à leurs possibles théâtralisations.

Les premières notes de Joël Pommerat :
épopée et histoire des idées

 

L’absence de pièce écrite préalablement aux répétitions ne signifie pas qu’aucun texte n’existe en amont : Joël Pommerat prend, le plus souvent, un très grand nombre de notes préparatoires. Il commence à travailler seul plusieurs mois avant les répétitions en dressant tout d’abord par écrit une sorte d’inventaire de ses idées, intuitions ou questionnements : c’est une manière de déposer des idées mais sans organiser encore cette matière, « en laissant les choses ouvertes ». Joël Pommerat considère ce travail solitaire préalable comme étant « déjà de l’écriture ». Ensuite, c’est par l’intermédiaire de ces notes qu’il communique avec ses collaborateur·rice·s.

Le 9 septembre 2013, Joël Pommerat m’a transmis sept pages de notes en prévision d’une création pour le Festival d’Avignon 2015[2]. Le 16 novembre, les notes faisaient douze pages, et elles n’ont cessé de s’étoffer à partir de ce moment. Les notes se présentent sous la forme de blocs de texte en style télégraphique ou semi-rédigé, classées de manière chronologique, de la plus récente à la plus ancienne. Elles consignent sans hiérarchie des pistes de réflexion, des hypothèses de travail, des thèmes, des images, des notes de mise en scène et de scénographie, des références bibliographiques, des demandes précises qui m’étaient dans ce cas adressées avec mon prénom entre parenthèses.

« J’ai besoin que tu fasses des recherches pour savoir ce que je cherche. Je ne le sais pas », m’avait dit Joël Pommerat lorsqu’il m’a proposé de le rejoindre comme dramaturge quelques mois avant. Loin d’être une coquetterie, cet aveu de non-savoir me semble être l’une des caractéristiques de notre collaboration : étant donné que l’auteur-metteur en scène refuse de formuler trop rapidement et trop clairement un projet à réaliser et préfère laisser ses intuitions et sensations décanter à leur rythme, une partie du travail de dramaturge consiste alors à prendre le risque de nommer des problématiques, de circonscrire des sujets et des directions de recherche. Ainsi, à partir d’une première proposition, une idée peut s’affirmer et être approfondie ou une nouvelle piste émerger. Dans ce cas, le dramaturge, en éclaireur, « défriche le terrain ». Je nomme cette période de réflexion et de rêverie préalable la « dramaturgie prospective ».

Cette étape de dramaturgie prospective s’est étendue de septembre à décembre 2013, en parallèle des répétitions d’Une année sans été[3]. À partir des premières notes qu’il m’avait transmises, j’ai lu, en tous sens, des pièces, de l’histoire, de l’économie… J’ai fait des fiches sur la crise des subprimes et j’ai visionné des documentaires sur le Vatican. Une émission entendue par hasard sur France Culture ouvrait soudain de nouvelles perspectives. Dans ces moments, tout semble faire écho aux premières intuitions… Joël Pommerat savait qu’il voulait écrire sur les idéologies en développant une grande narration « épique », avec de nombreuses situations et un arrière-plan historique. Peu à peu, la recherche s’est resserrée sur « les différentes conceptions de l’Homme », le capitalisme et les grands hommes politiques. Joël Pommerat a plus clairement formulé son envie d’esquisser une histoire des idées politiques et économiques afin de révéler des filiations entre le passé et aujourd’hui.

Dans cette période de prospection, les lectures ne sont pas les seules sources d’inspiration. En juin 2013, Joël Pommerat m’avait demandé de mettre de côté une photographie de Laurent Troude parue dans Le Monde montrant Nicolas Sarkozy et François Fillon au palais de l’Élysée : cette photo interpelle par le mouvement des corps, les différents plans de l’image, le contraste entre le décor et les costumes contemporains notamment. Rétrospectivement, on peut dire qu’elle est l’une des premières images « subliminales » du spectacle.

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Nicolas Sarkozy et François Fillon lors du sommet franco-espagnol, au palais de l’Élysée, le 10 janvier 2008.
Photographie parue dans Le Monde le 6 juin 2013.
© Laurent Troude/Divergence

Le 7 décembre 2013, Joël Pommerat m’a renvoyé ses notes à nouveau augmentées, dans lesquelles il formulait une « hypothèse 1 » à partir de laquelle il proposait que nous travaillions jusqu’en février 2014 pour en tester la solidité. Il s’agissait d’aborder l’idéologie capitaliste de manière transhistorique :

Partir de l’idéologie néo-libérale, le « capitalisme », se placer au cœur de, à l’intérieur de
Montrer sans caricature sa logique, sa logique économique, sa philosophie, sa logique « économiste », sa pensée du monde et de l’homme, son idéologie […]
traverser l’histoire
Partir de la guerre 14/18 jusqu’à aujourd’hui
100 ans
Épopée

Le héros de cette pièce, ce serait une pensée un imaginaire[4]

Mais le 18 décembre 2013, Joël Pommerat m’a annoncé au téléphone qu’il souhaitait explorer « l’hypothèse d’une pièce sur la Révolution française ». Il venait de lire Une histoire de la révolution d’Éric Hazan[5]. Comment vraiment développer un spectacle sur les idéologies contemporaines sans revenir à cette période fondatrice ? Joël Pommerat se demandait également alors si ce détour historique pouvait être une façon de reconsidérer l’activité politique de manière noble et positive. Un désir d’écriture était né, première orientation encore fragile, qui demandait à être explorée avant d’être validée, mais quelque chose avait cristallisé. Ce sujet faisait surgir immédiatement de nouvelles questions, notamment la périodisation (quand s’arrête la Révolution ? est-elle terminée ?), la polarisation politique de l’historiographie (tradition marxiste vs. François Furet), l’écueil de la reconstitution folklorique, la question de la place des femmes dans ces événements – d’autant que Joël Pommerat souhaitait travailler avec « ses » comédiennes[6]

Pragmatique, Joël Pommerat proposa que nous commencions par « nous faire une culture sur la question » et que nous repartions « des faits ». En tant que dramaturge, je replonge alors dans les livres, dans les encyclopédies et les dictionnaires. J’établis des listes de références sur les différentes interprétations de la Révolution, sur des aspects méconnus ou de nouvelles approches, des mises en perspective avec l’époque contemporaine. Je compulse des bibliographies et des chronologies existantes pour acquérir une vue d’ensemble.

À partir de janvier 2014, la part la plus importante de notre travail a consisté à prendre précisément connaissance des « faits » à travers la lecture d’une Chronique de la Révolution[7], qui relate la période au jour le jour. Cet ouvrage nous intéressait, car il déroule l’histoire apparemment sans la commenter, cite des archives et juxtapose sur chaque page des faits de différentes natures (événements historiques majeurs, découvertes scientifiques, anecdotes individuelles, etc.). Joël Pommerat tenait dans son ordinateur un fichier intitulé « Inventaire » dans lequel il relevait au fur et à mesure de sa lecture les éléments qui l’intéressaient. Fin janvier, ce fichier faisait déjà plus de deux cents pages ! J’ai été chargée de continuer les recherches à partir de ce relevé, de dresser des inventaires d’événements sous forme chronologique (faits majeurs et mineurs), d’établir une liste des principa·les·ux acteur·rice·s de la Révolution (sans oublier les acteur·rice·s oublié·e·s !), de rassembler des portraits, des écrits, des documentaires, des films, des pièces de théâtre sur la Révolution, afin de préparer « une bibliothèque où piocher de la matière » pour deux mois d’atelier d’exploration prévus à Nanterre-Amandiers en mai et juin 2014. Après la dramaturgie prospective, cette première étape de documentation était à la fois très balisée quant au sujet (la Révolution française) et très ouverte, avec des demandes à la fois très générales ou très érudites.

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Quelques ouvrages consultés pendant la période de dramaturgie prospective et pour certaines répétitions.
© Marion Boudier

Hypothèse Révolution française :
premiers partis pris d’écriture

 

Le 20 janvier 2014, Joël Pommerat m’a transmis ses premières notes intitulées « Projet révolution ». Leur lecture m’a permis de continuer à déduire et sélectionner des orientations pour les recherches documentaires. Dans le foisonnement d’informations qu’elles contiennent, il me fallait hiérarchiser les demandes (explicites ou implicites), choisir par lesquelles commencer et comment procéder. Dans ces notes, je prenais connaissance de diverses informations, plus ou moins directement utiles à mon travail. Très rapidement, par exemple, y sont apparues des hypothèses techniques ou scénographiques, notamment celle de mettre « le spectateur dans la position d’un membre d’une assemblée, entouré de nombreux intervenants », ce qui concernait autant le travail d’Éric Soyer (scénographe et éclairagiste) que la dramaturgie, car il allait falloir « développer l’écriture de toutes ces interventions »[8].

Le rapport à l’espace est souvent l’une des premières impulsions de l’écriture de Joël Pommerat (cercle ou couloir bifrontal pour Cercles/Fictions, Ma chambre froide, La Réunification des deux Corées par exemple). Avec Ça ira, il a poursuivi ses expérimentations spatiales en faisant se rencontrer frontalité et circularité immersive. Comment, en effet, aborder au théâtre la question de la représentation démocratique sans interroger la représentation théâtrale elle-même et la convention qui sépare ceux qui regardent de ceux qui représentent en action[9] ?

En tant que dramaturge, à la différence d’Éric Soyer, je ne travaille pas directement sur l’espace avec Joël Pommerat, mais j’ai pu lui donner certaines pièces du Théâtre de la Révolution de Rolland, certaines vidéos des spectacles de Mnouchkine, des articles sur Notre terreur de Sylvain Creuzevault, un spectacle qui l’avait marqué et dont nous avons reparlé. Ces références théâtrales fonctionnent comme des éléments de comparaison à partir desquels reformuler et réaffirmer une théâtralité propre. En dépit de certaines proximités dans la démarche (écriture avec des documents, écriture en répétition par exemple), 1789 du Théâtre du Soleil a plutôt fonctionné comme un contre-modèle pour la réflexion sur l’écriture de Ça ira, en raison du style de sa « reconstitution » historique, du traitement caricatural de certains personnages (le couple royal traité en effigie, l’entrée en scène de la figure charismatique de Marat …) et d’une lecture partisane revendiquée (une révolution confisquée au peuple). D’autres pièces à sujet politique développant des débats et des conflits idéologiques, comme Sihanouk d’Hélène Cixous ou Une saison au Congo d’Aimé Césaire, ont été des références beaucoup plus fortes pour Joël Pommerat que le strict corpus des pièces traitant de la Révolution française.

Parmi les premières notes du « Projet Révolution », celle du 22 décembre 2013 a particulièrement retenu mon attention, car Joël Pommerat y énumérait sept « points essentiels » : on peut les considérer comme les grands partis-pris de l’écriture (textuelle et scénique) dont il restait à inventer une mise en œuvre concrète. Joël Pommerat formulait dans cette note une première hypothèse spectaculaire (matérialiser sans reconstituer, « rendre présent ») et un effet à produire (« tenter de déplacer le regard, surprendre, troubler »). Ce souci du présent se rapproche de l’actualisation déjà menée pour ses réécritures de contes (Le Petit chaperon rouge, Pinocchio et Cendrillon), mais les termes d’« actualisation » et de « transposition » historique nous posaient problème, ainsi que celui de « reconstitution » ; nous en avons par la suite reparlé souvent. Joël Pommerat ne souhaitait pas reconstituer une image du passé mais placer les spectateurs « au présent du passé », les rendre contemporains de l’événement. Cela rendait nécessaires à la fois un travail de reconstitution des processus révolutionnaires (les étapes, les forces en présence, etc., sont bien celles de 1789 et non des clés renvoyant à aujourd’hui) et la transformation de tout ce qui aurait pu créer une fausse reconnaissance ou une trop grande distance. Ce double geste de reconstitution et de contemporanéisation sans actualisation a eu plusieurs conséquences scéniques et dramaturgiques. Pour que les spectateurs (re)découvrent la Révolution plutôt qu’ils ne la reconnaissent à travers ses représentations établies, la langue, les costumes, la musique, les accessoires ont été modernisés. Il nous semblait que voir le roi en costume contemporain pouvait créer plus d’étrangeté que de reconnaître sur scène la représentation historique de Louis XVI avec une chemise à jabot et ses cheveux en rouleaux.

À ce moment du travail, refuser la reconstitution historique participait de la volonté de revenir à la compréhension et à la narration de processus humains et politiques, en se débarrassant des images et interprétations préétablies. Il s’agissait de penser à nouveau cette histoire comme un problème, une énigme, pour la redécouvrir plutôt que de dérouler le récit établi des grands moments d’une histoire patrimonialisée. Le projet de Ça ira se démarquait ainsi d’emblée de « la politique-spectacle du geste commémoratif », selon la formule de Martial Poirson au sujet des spectacles du Bicentenaire qui proposaient selon lui une « réitération hypnotique de notre patrimoine historique ». Peut-on pour autant assimiler Ça ira à la tendance théâtrale opposée qui consiste à réamorcer la charge critique et mobilisatrice de l’événement révolutionnaire en proposant au spectateur une « expérience d’émancipation ou d’encapacitation (empowerment) »[10] ? Quels peuvent être les effets sensibles du spectacle sur la conscience (historique, politique) du spectateur ? Ces questions n’étaient pas explicitement formulées par Joël Pommerat à ce stade du travail, même s’il écrivait dans ses notes vouloir troubler le regard et « démythifier » le récit.

La note du 22 décembre proposait en revanche la formulation claire d’un positionnement d’écriture : « concret », « au cœur des choses », linéaire, qui « déroul[e] l’épopée » pour « montrer la pensée, les idées à l’œuvre, les représentations, la lutte, les conflits idéologiques ». Au nombre des « grandes idées de base » apparaissait aussi que « tout découle de la parole ». Cette note allait à l’encontre du théâtre que Joël Pommerat avait jusqu’ici défendu, relativisant l’importance de la parole au profit des autres éléments concrets de la scène ou d’un théâtre d’action. C’est un choix qui a en grande partie déterminé la méthodologie de travail lors des répétitions.

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Notes préparatoires de Joël Pommerat, « Projet Révolution », 22 décembre 2013.

La note du 22 décembre précisait également une recherche documentaire particulière à mener : « sources réelles, journaux articles, éditoriaux, discours, lettres, retranscriptions de débats, commentateurs de l’époque ». Avec ces indications, les contours du travail dramaturgique devenaient de plus en plus clairs : j’ai délaissé les bibliographies en cours d’élaboration pour me concentrer sur la recherche de sources primaires d’où extraire la parole et la pensée des protagonistes de la Révolution. Si « tout découle de la parole », il allait nous falloir des arguments, des points de vue, des idées singulières et polémiques, etc., pour écrire de la parole concrète, en situation de débat, à partir d’archives. À ce moment-là, une ligne méthodologique peut commencer à émerger.

L’idée de travailler à partir de sources primaires s’est confirmée peu à peu. Heureuse coïncidence, quelques semaines plus tard, la Bibliothèque Nationale de France et l’Université de Stanford ont mis en ligne les « archives numériques de la Révolution française » : il s’agit principalement des Archives parlementaires dont j’ai pu télécharger les quatre-vingt-deux volumes. C’est une source essentielle que nous avons beaucoup utilisée pour certaines scènes, tout en la complétant avec des correspondances de députés, des extraits de presse, des journaux intimes et autres prises de position orales ou écrites – j’y reviendrai.

Travailler à partir des témoignages d’époque participait aussi d’une tentative, dans le temps de l’écriture, de suspension du jugement, « tension vers le neutre »[11] caractéristique de la démarche de Joël Pommerat selon moi. Tel un enquêteur, il refusait de prendre parti pour une lecture préalable de la Révolution afin de se mettre à l’écoute directe des acteur·rice·s de l’événement à travers les archives. La volonté de se défaire des images ou interprétations préexistantes de la Révolution est allée de pair avec une tentative de neutralisation des préjugés pour tenter de raconter l’histoire comme si nous n’en connaissions pas déjà la fin. Il nous fallait retrouver l’intempestivité des événements, les hésitations de leurs acteurs, le chaos du moment. Plutôt que de raconter l’histoire des grands hommes et celle des grands événements dans leur succession connue, Joël Pommerat souhaitait explorer l’inventivité et l’imprévisibilité du moment et proposer une histoire à hauteur d’homme, faite en partie par des anonymes (« à l’époque, Robespierre c’est Monsieur Dupont » écrit-il dans une note).

Rétrospectivement, les premières notes de Joël Pommerat peuvent sembler visionnaires ; tout y est presque, mais « noyé » au milieu d’autres pistes ou questions abandonnées par la suite. Au moment où il a écrit ces notes, Joël Pommerat ne savait pas encore exactement ce qu’il voulait représenter, même s’il avait déjà beaucoup lu et réfléchi à la complexité politique et humaine de cette période. Pour la connaître véritablement, concrètement, il lui manquait encore de l’éprouver en situation, au plateau, dans des corps. Cette écriture de plateau ne partira pas de rien (il ne s’agit pas d’attendre de voir ce qui sortira des improvisations), mais je n’ai pas élaboré avec Joël Pommerat de dramaturgie préalable[12] au sens d’une hypothèse narrative et interprétative que la mise en scène serait venue concrétiser. La démarche a été processuelle, expérimentale, tâtonnante. Il s’agit d’une enquête, dont la logique se rapproche de l’enquête chez Dewey[13], c’est-à-dire qu’elle fuit l’excès de certitude et entretient un questionnement permanent à partir d’hypothèses et d’improvisations. Le travail dramaturgique préalable pour Ça ira a donc consisté à rassembler de la documentation et à réfléchir à une méthodologie du processus d’écriture afin de passer des « grandes idées de base » et « points essentiels » à l’écriture concrète du spectacle. Cette collaboration au service de l’émergence d’une idée puis d’une écriture a évolué pendant les répétitions, en se concentrant de plus en plus sur le « traitement » des archives en situation.

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Repérage de sources et liste d’éléments à chercher dans mes cahiers de notes.
© Marion Boudier

Devenir historienne ?

 

Joël Pommerat complète ses notes tout au long de la création ; il poursuit ses lectures et propose sans cesse de nouveaux thèmes, demande des nouveaux textes, etc. Cette manière de travailler en continu et à plusieurs parallèlement produit une émulation collective. Un dossier documentaire n’est jamais clos – et personnellement, jamais en tant que « dramaturge documentaliste », je n’ai pleinement eu le sentiment du devoir accompli, du travail achevé ; je retournais aux archives, à l’écoute de cette insatiable demande de sources, à l’affût d’une source manquée… Dès nos premières discussions sur le « projet Révolution », Joël Pommerat m’avait demandé de « devenir historienne », de regrouper et d’assimiler des connaissances, de connaître par cœur la chronologie révolutionnaire. Je suis entrée dans une dimension du travail dramaturgique dont je n’avais pas jusqu’ici fait l’expérience, en raison de son ampleur principalement, mais aussi parce que jamais encore, je n’avais ressenti à ce point l’exigence et l’urgence de la recherche chez un créateur. Lire une chronique de la Révolution au jour le jour de 1789 à 1799 et y relever des centaines d’éléments comme autant de pistes à explorer exhaustivement une à une en quelques mois, d’une certaine façon, c’est complètement fou ! Dire oui à l’impossible et inventer ses conditions de possibilité a été une dimension importante et stimulante de notre collaboration.

Je ne suis pas historienne, et j’ai décidé dès le début du projet de ne pas le devenir. Le dramaturge n’est pas selon moi un spécialiste, ni du texte, ni de quelque autre domaine de connaissance. Joël Pommerat souhaitait écrire une « fiction vraie » à partir d’événements historiques, je me suis donné comme tâche d’être la vigie de cet oxymore : fournir du vrai, des faits historiques, des archives, sans jamais perdre de vue que nous faisions du théâtre, une vérité fabriquée, non scientifique mais humaine et sensible.

Après quelques mois de lecture et de discussion, j’ai cherché à rencontrer des historiens : Joël Pommerat souhaitait solliciter un spécialiste pour des conférences sur des sujets précis en amont des répétitions. Je pressentais également que pour bien travailler comme dramaturge, tout en intégrant un très grand nombre de connaissances historiques, il fallait que l’érudition et la validation scientifique soient prises en charge par une autre personne, qui pourrait aussi me soulager dans la recherche des sources. Une véritable entente s’est produite avec Guillaume Mazeau lors de notre premier café place de la Sorbonne fin mars 2014. Nous avons parlé de l’histoire et du présent, du rôle de l’historien engagé dans la société mais aussi de l’impartialité du chercheur… J’ai présenté Guillaume Mazeau à Joël Pommerat, qui lui a demandé de nous accompagner pour les ateliers à Nanterre-Amandiers en mai et juin 2015. Après cette première étape de travail, Guillaume Mazeau a été invité pour le premier mois de répétition à Châteauvallon en août 2015. C’est à ce moment que s’est véritablement formé notre binôme dramaturge-historien. Nous n’avons pas procédé à une stricte répartition des tâches. L’historien n’a pas été cantonné à la recherche d’archives. Il n’est pas non plus resté un regard extérieur, car il a participé à la recherche de sources et à leur transmission auprès des acteur·rice·s, il a fait des retours sur certaines improvisations et sur des premiers jets du texte. Il m’a aidé à compléter les bibliographies, à repérer et à accéder à d’autres sources ; il a beaucoup lu et sélectionné de textes, rédigé des fiches synthétiques, répondu à toutes nos questions historiques, à tout moment. Tout en cherchant et en traitant les archives comme lui, j’ai plus spécifiquement pris en charge la sélection et la transmission des demandes de Joël Pommerat à partir de ses notes, l’organisation et la répartition du travail entre les stagiaires et nous pour la constitution des dossiers documentaires, la mise en place de discussions en équipe réduite avec Joël Pommerat, la réflexion sur la construction des scènes, les coupes, la dramaturgie du texte. Au bout de quelque temps, à la manière dont Joël Pommerat disait « Guillaume et Marion » ou « Marion et Guillaume », nous pouvions deviner si sa question allait porter sur un point d’histoire, une date, l’interprétation d’un événement, une analogie possible (Guillaume était dans ce cas nommé en premier), ou si elle allait concerner la recherche d’un texte, d’un point de vue (j’étais nommée la première dans ce cas) !

Le travail avec les archives pour le processus de création de Ça ira me conduit à penser la « dramaturgie documentaire » avant tout comme un outil pratique, inspirant et enrichissant qui, tout en étant précis et le plus exhaustif possible, doit trouver une efficience scénique, produire du jeu, de la pensée… Le risque était grand avec un tel sujet que les documents et connaissances historiques ne deviennent un fardeau, lourd de l’autorité d’un savoir érudit et incontestable, auquel le théâtre aurait dû soumettre ou dont il aurait dû se faire l’instrument. Le mariage forcé du théâtre avec des idées qu’il devrait transmettre relève selon moi d’un « arraisonnement », manœuvre visant à le contrôler en le soumettant à des exigences extérieures – ce qui revient peut-être à le haïr[14]. Le théâtre pense par lui-même, c’est-à-dire qu’il produit de la pensée, du savoir, autant qu’il en communique en relayant des discours exogènes. À sa manière, Ça ira fait plus, il me semble, qu’incarner de manière vivante une connaissance de la Révolution : le spectacle produit du savoir sur la Révolution, en immergeant le spectateur au sein d’un groupe humain dont il peut observer les mécanismes, en le confrontant à une certaine tension, à l’énergie des corps, à la longueur des débats par exemple. Cette portée anthropologique de la représentation repose sur une expérience temporelle et émotionnelle qui est une pensée en mouvement, distincte de la transmission de connaissances également à l’œuvre par la reprise d’arguments politiques et historiques dans les dialogues. Un certain type de questionnement et la méthodologie du processus de création de Ça ira s’apparente de surcroît aux manières de procéder de sciences humaines (j’y reviendrai).

Je partage avec Joël Pommerat la recherche d’un théâtre qui questionne le réel sans imposer de réponse, méfiant envers les missions que certains lui assignent (le théâtre comme « purgation » des passions selon Aristote ou comme médiation pédagogique de Diderot à Brecht par exemple) et envers le savoir souvent prêté à l’auteur par rapport à ses spectateurs. Cette affinité d’esprit est sans doute indispensable dès lors que mon rôle de dramaturge a consisté en grande partie à accumuler du savoir, des documents exogènes, avec lesquels son théâtre devait pouvoir se déployer librement. Nous avons partagé cet état d’esprit avec Guillaume Mazeau qui, a contrario de la position de surplomb de l’historien possesseur du savoir, défend l’idée d’une « histoire en partage » : comme il l’écrit, il existe plusieurs manières de faire de l’histoire, et même « si toutes les propositions ne se valent pas, le savoir sur le passé ne tombe pas seulement d’en haut, il sourd aussi d’en bas, se construit, se négocie, se corrige en permanence dans l’espace public »[15]. Pendant les répétitions, nous, comédien·ne·s, auteur-metteur en scène, costumière, assistant·e·s dramaturges, etc., avons à notre manière fait de l’histoire, empruntant parfois aux historiens leurs méthodes. Mais avant de revenir sur cette porosité épistémologique et méthodologique, je souhaite en donner quelques exemples concrets en continuant d’analyser la démarche d’écriture de Joël Pommerat pour mettre en valeur les liens entre dramaturgie documentaire, histoire et écriture de plateau.

 

Notes

[1] Sauf mention contraire, les expressions entre guillemets sont des propos inédits de Joël Pommerat, tenus lors de nos réunions de travail ou pendant les répétitions.

[2] Ça ira (1) Fin de Louis a d’abord été nommé « Avignon 15 » suite à l’invitation d’Olivier Py de faire une création dans la Cour d’honneur, puis « Mons 15 », ville où le spectacle a été finalement créé en septembre 2015 (en raison d’un problème de santé, Joël Pommerat s’était désisté auprès du Festival d’Avignon et avait allongé le temps de répétition). Dans les premières notes de Joël Pommerat en juillet 2014, on trouve aussi les titres « Débats » et « Assemblées ».

[3] Une année sans été, texte de Catherine Anne, mise en scène de Joël Pommerat, création à L’Hippodrome, Scène Nationale de Douai, en janvier 2014.

[4] Joël Pommerat, Projet « Avignon 2015 », note du 22 novembre 2013, inédit.

[5] Éric Hazan, Une histoire de la Révolution française, Paris, La Fabrique, 2012.

[6] Il s’agit de Saadia Bentaïeb, Agnès Berthon, Ruth Olaizola et Anne Rotger, membres de longue date de la Compagnie Louis Brouillard, présentes dans la distribution de La Réunification des deux Corées avec laquelle Joël Pommerat s’était engagé à faire une autre création.

[7] Jean Favier (dir.), Chronique de la Révolution, Paris, Larousse, 1988.

[8] Joël Pommerat, note du 11 décembre 2013, inédit.

[9] « Représenter la révolution, c’est lui inventer une scène », écrit en ce sens l’historien du théâtre du XVIIIe siècle, Pierre Frantz (« De Romain Rolland à Ariane Mnouchkine : une scène pour la Révolution », dans Jean-Claude Bonnet et Philippe Roger (dir.), La Légende de la Révolution au XXe siècle : de Gance à Renoir, de Romain Rolland à Claude Simon, Paris, Flammarion, 1988). De Romain Rolland à Ariane Mnouchkine, la plupart des grandes représentations théâtrales de la révolution ont cherché à proposer un autre rapport entre la scène et la salle (qu’il s’agisse de la Révolution française ou d’une autre révolution – voir la Piscator Bühne). Dans une note sur la scène finale du Quatorze juillet, Rolland précise qu’elle est un « tableau » dont « l’objet est de réaliser l’union du public et de l’œuvre, de jeter un pont entre la salle et la scène, de faire d’une action dramatique réellement une action » (Le Théâtre de la Révolution, Paris, Hachette, 1909). Après avoir fait déambuler les spectateurs dans l’espace théâtral des bateleurs et de la fête dans 1789, Mnouchkine les intègre à une section de quartier dans 1793

[10] Martial Poirson, « Voies théâtrales pour le Bicentenaire. Rejouer ou déjouer le patrimoine révolutionnaire ? », dans Martial Poirson (dir.), La Révolution française et le monde aujourd’hui. Mythologies contemporaines, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 235.

[11] Marion Boudier, Avec Joël Pommerat, op. cit., p. 151-177.

[12] Voir « Préalable » et « Dramaturgie de concept » dans Marion Boudier, Alice Carré, Sylvain Diaz et Barbara Métais-Chastanier, De quoi la dramaturgie est-elle le nom ?, Paris, L’Harmattan, coll. Univers théâtral, 2014.

[13] John Dewey, Logique. La théorie de l’enquête, trad. Gérard Deledalle, Paris, PUF, [1938] 1993.

[14] Philippe Lacoue-Labarthe, « Haine du théâtre », dans Georges Banu (dir.), L’Art du théâtre, Arles, Actes Sud, Théâtre National de Chaillot, n° 4, 1986.

[15] Guillaume Mazeau, « L’histoire en partage », dans Sophie Wahnich, La Révolution française, Paris, Hachette-Supérieur, 2012.

 

 

 

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