« Dramaturgie documentaire » et écriture de plateau : quelques exemples
Pour aborder plus précisément les liens entre documentation historique, dramaturgie et écriture de plateau, je vais à présent rouvrir certains dossiers documentaires et décrire plus en détail l’écriture des scènes 4, 14 et 15. Les scènes de Ça ira ont dans leur majorité été écrites à partir d’improvisations collectives dirigées, réalisées de manière chronologique. Lors des ateliers d’exploration, Joël Pommerat, Guillaume Mazeau et moi avions réfléchi à différents découpages possibles pour créer un spectacle en plusieurs parties ou plusieurs spectacles. En juillet 2014, un mois avant les premières répétitions à Châteauvallon, Joël Pommerat m’a transmis son « fil » narratif : un inventaire des grandes séquences historiques qu’il pensait que le spectacle devrait aborder, depuis l’Assemblée des notables en 1787 jusqu’à l’instauration de la République en 1792[1].
Dans ce « fil », une séquence pouvait correspondre à un événement précis ou à une période plus large ; elle pouvait être découpée en plusieurs « moments » ou « temps », qui ont donné lieu à plusieurs scènes ou qui ont été fusionnés et amalgamés à travers une situation fictive. Certaines séquences du « fil » proposaient déjà une situation et des actions particulières, d’autres étaient des listes de thèmes sans protagonistes. Lorsqu’il m’a transmis le « fil », le lieu depuis lequel chaque moment allait être raconté n’était pas encore défini, bien que le principe d’une alternance entre plusieurs groupes et plusieurs points de vue ait déjà été dégagé dès les premiers ateliers. En août 2014, lors des premières répétitions à Châteauvallon, les trois groupes (les habitant·e·s de Paris, les députés, le roi et son entourage) n’étaient pas encore clairement décidés. Joël Pommerat s’interrogeait notamment sur la manière de représenter la paysannerie.
À partir du « fil », j’ai continué à rassembler des documents. Avant la première étape de répétitions à Châteauvallon, j’ai transmis aux comédien·ne·s des photocopies de Chronique de la Révolution française (Favier), des textes de Michelet, plusieurs chronologies afin qu’ils se familiarisent avec la période, et quelques traces écrites des ateliers afin qu’ils aient un premier aperçu de la méthode de travail à venir.
À Châteauvallon, Joël Pommerat a repris la méthode élaborée lors des ateliers laboratoires : chaque soir, il attribuait une archive à chaque comédien-ne à partir de laquelle il·elle devait improviser un discours le lendemain. Je soulignais et annotais les textes, j’en résumais le contenu en quelques lignes afin de pouvoir les « défendre » rapidement au moment de ces distributions, pour aider Joël Pommerat à les attribuer, car le plus souvent il ne les avait pas encore lus. Le matin, Guillaume Mazeau et moi accompagnions les comédiens qui le désiraient dans la compréhension des documents. Les répétitions ont commencé par l’improvisation de discours de la noblesse pour nourrir la première séquence autour de l’Assemblée des notables, puis après une dizaine de jours, nous avons abordé le district. En plus des textes d’archive attribués chaque jour individuellement pour les discours, tou·te·s les comédien·ne·s ont également reçu des extraits de la biographie de Louis XVI par Petitfils, où il est question de l’Assemblée des notables et des relations avec le ministre Calonne, et un chapitre de La Prise de la Bastille de Godechot[2] qui retrace les élections à Paris.
La « scène du district électoral »
La scène du district électoral est la quatrième scène du spectacle, nommée « séquences 2 » d’après le « fil » au moment de sa mise au travail en août 2014. Elle représente les élections primaires pendant lesquelles les membres des différentes circonscriptions électorales, par ordre, ont dû rédiger des cahiers de doléances et choisir les « grands électeurs » qui allaient ensuite élire les députés aux États généraux.
Dans la volumineuse « pochette documentaire » cartonnée de couleur bleue sur laquelle il est écrit « district », on trouve aujourd’hui trois intercalaires : textes par comédien·ne·s, textes distribués à tous et textes non explorés. Cet ensemble documentaire a en majorité été constitué au jour le jour, en parallèle des répétitions, à un rythme assez effréné… À partir de la deuxième session de répétition au CentQuatre en février 2015, certains dossiers documentaires ont été préparés avec plus d’anticipation et distribués aux acteur·rice·s avant les improvisations dirigées.
Pour aborder cette séquence, la lecture de l’ouvrage de l’historien Timothy Tackett, Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires, et Les Élections et les cahiers de Paris en 1789, documents recueillis, mis en ordre et annotés par Charles-Louis Chassin en 1888 (quatre imposants volumes imprimés par nos soins depuis Gallica) ont été des lectures importantes. À partir de Tackett, Joël Pommerat et moi avons identifié des sujets de débats, et à partir des notes en bas de page, je suis « remontée » aux sources primaires, notamment pour des textes politiques écrits avant les États généraux par de futurs députés du tiers état (Robespierre, Languinais, Rabaut de Saint-Étienne, Target, Pétion par exemple). À partir du 13 août, pour inverser la perspective (passer des notables au « peuple ») et amorcer le travail de « la scène du district », Joël Pommerat m’a demandé de distribuer des textes sur la pauvreté et des témoignages émanant du tiers état. Dans la liste qui synthétise les textes attribués pendant ce mois d’août apparaît clairement cette double orientation du travail (notables/tiers état, habitant·e·s de Paris – équivalence des scènes 1 à 4).
Dès ces premières répétitions, Joël Pommerat a souhaité travailler sur les interventions depuis la salle pendant les prises de parole solitaires : il demandait que ces interjections et protestations soient portées avec « la même exigence de jeu que celle développée sur le plateau »[3], c’est-à-dire avec authenticité, sans composer. Pour que ces interruptions ne se limitent pas à des huées et des applaudissements, les comédien·ne·s étaient invités à contester à partir de textes et de positionnements idéologiques qu’ils avaient déjà travaillés ou qu’ils exploraient à ce moment.
Trajets de l’écriture : des discours aux personnages
On peut considérer que le travail d’écriture de la « scène du district » a commencé le 13 août, lorsqu’ont été distribués plusieurs textes concernant la réalité sociale, celle que déplorent nombre de révolutionnaires sans la décrire précisément dans leurs discours. Il nous fallait rompre avec les images d’Épinal pour aborder concrètement les conditions de vie des plus défavorisés. Agnès Berthon a reçu le « Cahier du quatrième ordre » de Dufourny, Simon Verjans une pétition de curés du bas clergé témoignant pour leurs ouailles, Yannick Choirat, des extraits de Supplique et Précis pour les pauvres de Lambert, Éric Feldman, une sélection de doléances paysannes de Saumur en Auxois, David Sighicelli une « Lettre d’un paysan à son curé », Saadia Bentaïeb « L’argument des pauvres aux États généraux » de Sophie Rémy de la Fosse. Joël Pommerat imaginait alors un groupe d’une quarantaine de personnes, avec un bureau au lointain et un micro où chacun·e viendrait proposer ou demander quelque chose.
Le 14 août, de nouveaux textes ont été attribués, notamment des sélections de doléances que mon assistant Guillaume Lambert a réalisées à partir de l’anthologie Les Français ont la parole :
– des doléances qui clament l’amour du roi, ensemble surnommé « vive le roi » attribué à Philippe Frécon (à partir du 18 août, Anthony Moreau a travaillé également sur cet ensemble) ;
– une sélection de critiques et descriptions de la misère du peuple (travail, maladie, guerre) attribuée à Maxime Tshibangu ;
– une sélection pour le « quatrième ordre » attribuée à Anne Rotger ;
– des doléances de nobles attribués à David Sighicelli.
Yannick Choirat et Agnès Berthon ont reçu des extraits d’une adresse de Robespierre « à la nation artésienne ». Anthony Moreau a travaillé un discours de Malouet présentant le cahier des doléances de Rioms, Simon Verjans, un montage d’extraits des Vœux d’un citoyen, discours adressé au tiers de Bordeaux à l’occasion des lettres de convocation des États Généraux de De Sèze. Yvain Juillard, engagé pour être distribué dans le rôle du roi (à la différence des autres comédiens qui n’ont su que tardivement quels étaient leurs personnages), continuait à travailler sur des textes de l’Assemblée des notables.
Dans le recueil de Chassin, j’ai extrait un « Avis aux parisiens » donné à Éric Feldman et un « projet d’assemblées de quartier » distribué à Saadia Bentaïeb. Le discours proposé par la comédienne a particulièrement retenu l’attention de Joël Pommerat : « avec ce texte, on est au cœur de ce qui est remarquable dans la révolution. À partir du moment où il y a table rase des institutions, chacun y voit le besoin d’agir. Aujourd’hui, on a délégué nos pouvoirs. À l’époque, il faut s’y mettre soi-même. »
Le texte de De Sèze retravaillé par Simon Verjans, qui affirme en substance que la monarchie est le régime naturel de la France et qu’il faut se méfier de l’esprit de nouveauté, a également retenu l’attention de Joël Pommerat ce jour-là. À l’écoute des doléances portées par Maxime Tshibangu et Éric Feldman, Joël Pommerat a souhaité entendre davantage de textes sur la misère, « des textes descriptifs et non revendicatifs ». J’ai alors distribué à Ruth Olaizola et à Maxime Tshibangu des extraits des Tableaux de Paris de Louis-Sébastien Mercier (« Mendiants », « Bicêtre »). Faute d’autres sources « prêtes à l’emploi » dans ma bibliothèque portative, j’ai rapidement élaboré un montage à partir de la lecture de Vivre dans la rue d’Arlette Farge et d’un article trouvé sur Internet concernant une enquête de la Société Française de Médecine sur les maladies des pauvres à la fin du XVIIIe siècle.
Lorsque Joël Pommerat faisait des retours aux comédien·ne·s sur leur interprétation, il précisait parfois que « ce texte [lui] a semblé intéressant », indication un peu floue qui pouvait à la fois désigner le texte-source et le discours improvisé par l’acteur·rice, et que je prenais aussi pour une validation et une orientation à approfondir dans la recherche documentaire.
Le 15 août, afin d’affiner des prises de parole politiques, Simon Verjans et Saadia Bentaïeb ont reçu des extraits des Considérations sur le tiers de Rabaut de Saint-Étienne à partir duquel travailler sur les trois ordres et la définition du tiers état. Yannick Choirat a travaillé des extraits de l’Avis aux Français pour le salut de la patrie de Pétion, notamment sur la liberté civile individuelle et la liberté politique à l’échelle de la nation. Après avoir entendu Saadia Bentaïeb discourir avec Rabaut, Joël Pommerat m’a demandé de lui donner du Mirabeau pour qu’elle continue d’explorer le positionnement d’un intellectuel « libre et puissant, qui bouscule l’Assemblée ». À partir de ce moment, il a poussé la comédienne dans le registre de la revendication radicale, orientation qui a abouti au personnage de la députée Lefranc dans le spectacle.
Pour continuer la recherche de doléances concrètes et prosaïques, Maxime Tshibangu a reçu un texte de Chassin sur la salubrité publique et les politiques sociales à Paris, extrait du cahier du district de Saint-Philippe du Roule. David Sighicelli a travaillé sur deux textes décrivant des assemblées de quartier, le mécontentement de certains électeurs et les perturbations produites par les délégations des autres districts. Parallèlement, Yvain Juillard explorait la lettre du roi pour la convocation des États généraux et son discours d’ouverture. Anne Rotger travaillait à partir du journal de Marie-Antoinette reconstitué par Évelyne Lever et d’un imposant volume de sa correspondance complète, pour répondre à l’hypothèse d’écriture de « moments Marie-Antoinette », qui constitueraient une sorte de commentaire sur l’histoire en cours.
Le 18 août, après le discours d’Anthony Moreau à partir du texte de Malouet, Joël Pommerat a demandé aux comédien·ne·s de réfléchir plus précisément à la façon de nommer les trois « ordres » :
Je cherche comment gérer le terme d’« ordre ». Je cherche un texte pouvant le rendre clair, parce que pour nous il ne l’est pas. Je pense plus à des « castes ». Quand vous êtes du tiers et que vous parlez du tiers, ce mot même vous écorche : vous devez le remettre en question. Est-ce que l’on pourrait utiliser le terme de « classe » ? Quand nous réfléchissons, c’est trois classes séparées, c’est de l’apartheid. C’est humiliant à ce point. Il faut dans la parole trouver des synonymes. Et trouver un texte pédagogique pour le spectateur avec la description d’un avis : un texte qui dirait vraiment que c’est absurde de diviser le peuple en ordres[4].
En attendant, Joël Pommerat proposait de remettre en travail des textes de Sieyès (Qu’est-ce que le tiers état ?), Rabaut et Languinais que j’avais distribués précédemment. Le travail de recherche devenait une véritable gageure lorsque l’auteur-metteur en scène demandait précisément « un texte qui parle de… ». Mais c’est aussi à partir de ce genre de demande que la recherche documentaire, après une longue période d’accumulation quantitative, est devenue de plus en plus qualitative et a pu accompagner l’écriture de personnages singuliers.
Pour approfondir cette recherche sur les trois ordres, j’ai donné à Simon Verjans des extraits des Nouveaux essais sur la noblesse de Barthès dans lequel il est question de la « supériorité de la race noble » sur les autres. Simon Verjans s’est révélé particulièrement « brillant » avec ce texte à partir duquel il a improvisé un discours lors de la répétition du 20 août : sa jeunesse produisait un contraste saisissant avec le propos. Cette piste d’un jeune ultra réactionnaire a été reprise et approfondie lors des répétitions au CentQuatre en février 2015, notamment avec des textes de Burke, Sénac de Meilhan, mais aussi Maurras et Finkielkraut, pour aboutir au personnage du député de la noblesse De Lacanaux. L’appropriation de Barthès par Simon Verjans a trouvé sa pleine « utilité » au moment de l’écriture de la scène de l’ultime tentative de conciliation entre députés du tiers et députés nobles (scène 7). À Châteauvallon, dans la perspective de l’écriture de la « scène du district », le travail sur Barthès permettait de mieux sentir la distance entre les classes, le mépris et l’indignation qu’il suscite, le désir de revanche, etc. Il nous permettait d’entrer dans le point de vue de « l’adversaire » et de ne pas laisser de côté la noblesse[5], même si la scène était située dans un district du tiers état. On voit avec cet exemple qu’une même source peut nourrir plusieurs scènes ou nourrir la recherche d’une identité et d’une idéologie sans nécessairement avoir de conséquence directe en terme de production de paroles (dans l’improvisation ou dans l’écriture de Joël Pommerat).
Quelques jours plus tôt, pour pénétrer la vision du monde des notables de l’assemblée de 1787 qui inspire les premières scènes du spectacle, j’avais sélectionné plusieurs textes concernant la société d’ordres et le caractère « naturel » de cette division selon certains. Cette hiérarchisation discriminatoire de la société étant bien antérieure à 1789, j’avais remonté le temps et découvert Le Traité des ordres et simples dignités de Charles Loyseau écrit en 1610. Joël Pommerat a attribué ce texte à Maxime Tshibangu le 13 août au moment où nous commencions à travailler sur le tiers et le district. Choisi pour alimenter un discours de noble, les arguments de Loyseau se retrouvaient finalement portés par un représentant du tiers. La conviction avec laquelle Maxime Tshibangu s’en est emparé, le style « prédicateur » qu’il a exploré et le choix du costume (notamment le nœud papillon) dessinaient une première silhouette de personnage que nous avons alors nommée entre nous « Monsieur Loyseau ». Débaptisé pour l’édition et renommé selon sa fonction de « secrétaire de séance », ce « Monsieur Loyseau », fervent défenseur de la monarchie tient aussi du Monsieur Loyal (proximité onomastique inconsciemment à l’œuvre pendant la répétition ?) dans la manière dont il cherche à canaliser et organiser la réunion ; fonction d’animation dont on retrouve une autre facette, exacerbée, lorsque le même comédien, Maxime Tshibangu, incarne un Homme au micro, chauffeur de salle pour l’arrivée du roi à Paris (scène 16).
Les deux exemples de Simon Verjans avec Barthès et Maxime Tshibangu avec Loyseau illustrent la manière dont, dans certains cas, le personnage naît soudainement de la rencontre d’un texte et d’un acteur. Parmi la masse de textes travaillés, certains provoquent des déclics, des évidences. Mais ces impulsions se seraient-elles produites sans tout le travail autour, sans les lectures et textes « inutiles » ? À partir de cette première esquisse, alliant un positionnement idéologique et une silhouette[6], le personnage demande encore à être nourri d’autres textes et approfondi dans les improvisations. Cette première identité donne parfois aussi sens, rétrospectivement, à des discours précédemment travaillés, par exemple les textes sur la salubrité explorés par Maxime Tshibangu : Monsieur Loyseau aime l’ordre social et la propreté ! Il représente le tiers état conservateur, peu soucieux de réformer la société et ses fondements politico-philosophiques. En même temps, les répliques de Maxime Tshibangu dans la scène 4, sur la nécessité d’ouvrir de nouvelles rues dans Paris afin de mieux y faire circuler l’air, ont un accent réformateur écologiste extrêmement contemporain. Cet exemple me semble révélateur de la complexité propre au théâtre de Joël Pommerat, une complexité qui s’est élaborée au jour le jour, dans la rencontre tâtonnante des archives et des acteur·rice·s au plateau. Avec des personnages comme Loyseau, le spectacle brouille le cliché du peuple révolutionnaire. Le travail sur les idéologies nous a conduit à dépasser l’approche sociologique et les schématisations qu’elle peut parfois entraîner : Loyseau, membre du tiers état, une catégorie de la population réputée engagée face aux problèmes de la misère et de l’absence de liberté, est un conservateur qui ignore les vraies questions pour se concentrer sur des problèmes mineurs. Et en travaillant sur cet aveuglement, « cerise sur le gâteau », nous avons découvert des textes dont les enjeux, secondaires en 1789, sont devenus d’une grande actualité pour le spectateur du XXIe siècle (pollution des grandes villes, urgence climatique et particules fines).
Pour le 19 août, Saadia Bentaïeb et Yannick Choirat ont approfondi une ligne politique radicale en continuant à travailler à partir des textes de Rabaut de Saint-Étienne et Robespierre ; Simon Verjans, David Sighicelli et Anthony Moreau ont reçu des textes de Marat sur la presse, sur la manière de convoquer les États généraux et contre les privilégiés. Pour continuer dans le registre des revendications concrètes, j’ai donné à Anne Rotger des revendications d’épiciers confiseurs, document à partir duquel s’est construit le personnage de « Madame Bonbon » (débaptisée par la suite) et dont l’on retrouve les arguments (contre les pâtes de fruits fabriquées de manière déloyale par des bonnes sœurs !) dans la scène finalement écrite.
Le travail sur l’improvisation de discours en amont des improvisations collectives n’a pas toujours abouti à une silhouette ou à une identité, mais il a permis de préciser des positionnements idéologiques et émotionnels possibles, de dégager des thèmes et des arguments, d’imaginer des débats ou des situations.
Pré-réécriture par le comédien
Chaque comédien a élaboré sa propre méthode pour se préparer à l’improvisation de discours politiques : certains soulignaient et réécrivaient en marge des archives distribuées, d’autres prenaient des notes, voire réécrivaient un texte afin de mémoriser une argumentation à partir de laquelle ils improvisaient ensuite. Ce travail a été conséquent et je n’en rends ici que partiellement compte. Il était interdit aux comédien·ne·s de venir au plateau avec des notes ou un texte. Même si elles ont pu être élaborées avec la complicité de Guillaume Mazeau ou mon aide, les premières réécritures ou « brouillons » appartiennent donc à l’intimité de chaque comédien et je n’en ai normalement pas trace dans mes dossiers d’archives. Les répétitions sont filmées et différents assistants ou stagiaires consignent dans le « journal de bord » les textes entendus, mais nous n’avons pas trace du travail des comédien·ne·s en amont. Pourtant, le dossier « district » contient un texte de la main d’Anne Rotger, réécriture d’une brochure intitulée Le Cri de la nation ou doléances de 23 millions de Français à partir de laquelle elle a improvisé un discours le 20 août. Ce document est un hapax dans les archives concernant le travail dramaturgique pour Ça ira. Je me souviens l’avoir demandé à Anne Rotger, car la caméra ne fonctionnait pas et je souhaitais garder une trace de sa proposition, Joël Pommerat ayant trouvé ce discours très intéressant.
Une rapide comparaison du texte-source et des réécritures (textuelle et scénique) proposées par la comédienne permet de mettre en valeur les choix opérés. J’avais sélectionné ce texte, parce qu’il fait entendre l’amour des Français pour leur roi (un de nos axes de recherche depuis les ateliers de Nanterre, parallèlement exploré par Philippe Frécon et Anthony Moreau à travers la sélection de doléances intitulée « vive le roi » distribuée les 14 et 18 août) et qu’il juxtapose des « grandes » revendications d’intérêt général (réforme de l’éducation publique et de la fiscalité) et des requêtes plus parisiennes et prosaïques (construction de trottoirs solides dans Paris, élimination des gouttières saillantes, construction d’égouts souterrains aux frais des propriétaires dans la proportion de leur façade ou terrain…). Pour improviser son discours, Anne Rotger n’a conservé que la première partie du texte qui appelle à se rassembler autour de « Louis, notre souverain, notre père et notre ami ». Elle n’a pas respecté l’ordre du texte et elle a fait résonner ces trois qualificatifs (« LOUIS ! Tu es notre souverain / Tu es notre père / Tu es notre ami ») après une entrée en matière qui déplaçait l’intention du texte-source : dans cette appropriation personnelle de la brochure, la critique d’une noblesse cherchant à étouffer la voix du peuple laissait place à un cri d’espoir, espoir suscité par la libération de la parole que rendent possibles les États généraux convoqués par un roi juste et sage. Le discours réécrit puis improvisé par Anne Rotger était moins une critique de la noblesse (sur ce point le texte-source a des accents du Qu’est-ce que le tiers état ? de Sieyès) qu’un éloge et une déclaration d’allégeance envers un roi qu’il faudrait sauver des mains des aristocrates.
Dans le spectacle, le personnage de la confiseuse incarné par Anne Rotger dans la scène 4 ne tient pas ce genre de propos, mais on en trouve la trace dans les répliques du Secrétaire de séance incarné par Maxime Tshibangu : « Je pense que sans Louis XVI, rien de ce que nous sommes en train de vivre n’aurait été possible. »[7] Le cri d’amour pour Louis (l’usage du prénom nous avait marqué) explorée par Anne Rotger se fait en revanche entendre dans les scènes 20 et 21 dans lesquelles elle est la Femme 12 :
Je vais vous dire, depuis que je suis née j’ai pas arrêté de penser que le roi de France nous aimait comme ses enfants, qu’il nous nourrissait de son amour, et qu’il préférait mourir à notre place s’il le pouvait […] je suis déçue, je suis déçue[8]…
Une fois encore, on voit comment la matière incorporée est réinterprétée et mise en commun.
Du synopsis à la scène, et vice-versa
Le 19 août, j’ai synthétisé en une liste de six pages des thèmes et des textes qui me semblaient pouvoir être utiles à la scène du district. Le même jour, Joël Pommerat m’a envoyé dix grands thèmes qui devaient y être abordés. À partir de ses nouvelles notes, j’ai reclassé et complété la matière.
Le 20 août, pour compléter le dossier « district », j’ai écrit des arguments sur la justice en m’inspirant de discours du roi et de Lamoignon (mai 1788) et de L’Avis aux Français sur le salut de la patrie de Pétion. À partir de la lecture des cahiers de doléances de Paris, Guillaume Mazeau a établi une liste de revendications et de débats regroupés selon trois thèmes : « politique / droits individuels », « justice », « économie ».
Le soir du 20 août, Joël a distribué les comédien·ne·s dans une improvisation collective prévue le lendemain. On retrouve dans cette première distribution des références aux textes travaillés pour les discours solitaires.
Cette fois, Joël Pommerat a écrit un premier canevas avec quelques prises de parole. Ce n’est pas toujours le cas : pour nombre de scènes, les situations ont d’abord été improvisées à partir d’indications données oralement avant de trouver une première forme sur le papier.
La répétition du 21 août a commencé par la lecture de la procédure de fonctionnement d’une réunion de district, puis Joël Pommerat a reparlé du contexte : la libération de la parole, les nombreux écrits avant les États généraux, les recherches sur la façon de les organiser, le conflit dans Paris pour l’organisation des élections primaires, etc. Il a lu son premier synopsis avant que les comédien·ne·s ne commencent l’improvisation. Les premiers retours de Joël Pommerat sur cette improvisation ont concerné l’état général des membres du district : ils ne semblent pas avoir assez conscience de l’enjeu de la parole, de la prise de risque, de la peur, de l’inédit, car cette monarchie « est une sorte de dictature » (mot anachronique à dessein, toujours dans la perspective de « rendre présent » le passé). Joël Pommerat a également demandé aux comédien·ne·s d’essayer de rédiger des propositions pour leur cahier de « recommandations » (doléances). Remplir ce cahier devait leur faire sentir la temporalité de la situation. Pour être votée, une recommandation devait recevoir une majorité de soutiens ; Joël Pommerat leur a demandé de trouver des points de conflit. Les comédien·ne·s prenaient le micro lorsqu’ils le voulaient pour porter leurs revendications. L’improvisation, interrompue et reprise plusieurs fois, a duré tout l’après-midi.
La répétition du 21 août a commencé par la lecture de la procédure de fonctionnement d’une réunion de district, puis Joël Pommerat a reparlé du contexte : la libération de la parole, les nombreux écrits avant les États généraux, les recherches sur la façon de les organiser, le conflit dans Paris pour l’organisation des élections primaires, etc. Il a lu son premier synopsis avant que les comédien·ne·s ne commencent l’improvisation. Les premiers retours de Joël Pommerat sur cette improvisation ont concerné l’état général des membres du district : ils ne semblent pas avoir assez conscience de l’enjeu de la parole, de la prise de risque, de la peur, de l’inédit, car cette monarchie « est une sorte de dictature » (mot anachronique à dessein, toujours dans la perspective de « rendre présent » le passé). Joël Pommerat a également demandé aux comédien·ne·s d’essayer de rédiger des propositions pour leur cahier de « recommandations » (doléances). Remplir ce cahier devait leur faire sentir la temporalité de la situation. Pour être votée, une recommandation devait recevoir une majorité de soutiens ; Joël Pommerat leur a demandé de trouver des points de conflit. Les comédien·ne·s prenaient le micro lorsqu’ils le voulaient pour porter leurs revendications. L’improvisation, interrompue et reprise plusieurs fois, a duré tout l’après-midi.
Le soir, après le dîner, nous avons discuté tous ensemble de la scène : le fonctionnement du district n’étant pas encore assez clair, nous avons décidé de lire ensemble des cahiers le lendemain. Nous nous demandions si ces habitant·e·s de Paris étaient révolutionnaires sans le savoir, comme Tackett l’écrit à propos des députés[9]. La Révolution commence lorsque l’on sort de la légalité, alors qu’à ce moment d’élection et de doléances, les membres des districts répondent à une demande du roi…
Le 22 août à midi, pendant que Joël Pommerat écrivait dans sa chambre, j’ai retrouvé les acteur·rice·s pour leur distribuer les cahiers des districts de Saint Victor, des Barnabites, de Saint Gervais et des Mathurins. Le procès-verbal des Mathurins les 21 et 22 avril 1789 nous a permis de mieux comprendre le but d’une réunion de district et son organisation : 250 personnes étaient présentes aux Mathurins, encadrées par un président, un greffier et des assesseurs, tous élus en début de séance. On voit clairement dans ce document que l’organisation s’est improvisée sur le moment, avec des débats et des prises de risque ; le président, contesté, a par exemple dû être réélu. Cette procédure a été interrompue par l’arrivée de différentes délégations ayant « pour but de s’instruire réciproquement de ce que l’on avait fait, et de ce qu’il convenait de faire » étant donné le faible nombre d’électeurs et « l’impossibilité de se réduire à ne nommer qu’un électeur par cent votants » : autant de réflexions que l’on retrouve dans les paroles de la femme du district voisin jouée par Ruth Olaizola dans la scène 4.
L’improvisation au district a été reprise l’après-midi. Ce jour là, les comédien·ne·s étaient trop « bons élèves » : presque tous les thèmes étaient là, ostensiblement. Mais il manquait à Joël Pommerat la crise financière. La journée s’est terminée avec des retours sur la simplicité à trouver pour parler du roi, des conditions de vie : comment être concrètement dans la situation sans avoir l’air de la découvrir ? Plus le contexte de l’époque aura été intégré par les comédien·ne·s, plus cette normalité créera de l’étrangeté pour le spectateur. « C’est presque de la science-fiction », conclut Joël Pommerat.
J’ai distribué de nouveaux textes pour le lundi 25, séance pendant laquelle Joël Pommerat a demandé aux comédien·ne·s d’intervenir dans le district avec des grands discours individuels au micro. Le mardi a encore été entièrement consacré à l’improvisation de cette scène. Il était prévu que nous commencions à travailler sur le début des États généraux le mercredi 27 août : la scène du district resta donc à l’état de synopsis.
En plus des textes effectivement distribués aux comédien·ne·s, le dossier documentaire « district » contient également une volumineuse pochette intitulée « textes non attribués ». Certains de ces textes ont quand même pu être lus par Joël Pommerat auquel était systématiquement remis un double du dossier. Je possède dans mon ordinateur une liste de « texte non encore distribués » plus longue encore que le contenu de cette pochette où l’on trouve notamment :
– d’autres doléances extraites des Français ont la parole et des textes de femmes (la plupart déjà explorés lors des ateliers laboratoires en juin 2014 lorsque nous réfléchissons à la sous-représentation des femmes en politique) ;
– d’autres extraits des procès-verbaux des assemblées parisiennes, édités par Chassin : des considérations sur la manière de procéder pour rédiger les cahiers de doléances et élire les représentants ou encore des revendications corporatistes de boulangers (je proposerai certains de ces textes lors de l’atelier à l’ESACT en octobre 2014, mais très vite Joël Pommerat a mis un « veto » sur ce type de document et demandé aux comédien·ne·s de bannir les mot « pain » et « blé » des improvisations pour trouver d’autres moyens de dire la misère et le problème des subsistances) ;
– des témoignages d’électeurs de Paris, microfiches imprimées par Guillaume Mazeau à l’Institut d’Histoire de la Révolution Française, difficiles à déchiffrer et que nous n’avons pas eu le temps de retranscrire ;
– des témoignages de l’émeute Réveillon (27-28 avril 1789) pour travailler sur la violence et la répression des émeutes populaires, l’ambiance de guerre civile[10] ;
– la « Pétition des citoyens de Paris » du 8 décembre 1788 signé Guillotin où six corps de marchands s’expriment notamment sur la manière d’organiser les États généraux, des extraits des États généraux convoqués par Louis XVI de Target et de l’essai de Volney sur les Conditions nécessaires à la légalité des États généraux.
Ces derniers documents témoignent d’une recherche menée en réponse à une demande de Joël Pommerat sur les aspects plus « techniques » du vote. Refusant d’exclure a priori ces sujets plus difficiles à théâtraliser, Joël Pommerat souhaitait les comprendre. La question du « vote par tête » a finalement été supprimée afin de réduire la masse d’informations à transmettre dans les premières scènes du spectacle ; il en est de même pour l’élucidation des différents impôts sur laquelle nous avions travaillé pour les scènes 1 et 2. De la même manière qu’un discours improvisé par un·e comédien·ne pouvait nourrir une autre scène que celle pour laquelle il avait été travaillé, les documents pouvaient circuler d’une scène à l’autre, même si une grande déperdition était inévitable et même souhaitable.
Je ne prolongerai pas ici en détail l’exposé génétique de la scène 4, qui demanderait de comparer différents états du texte, mais je vais rapidement en retracer les étapes jusqu’à l’édition. Après les improvisations, le travail de dramaturgie documentaire laisse place à une dramaturgie du texte, réécriture et coupes, elles aussi menées dans une alternance entre travail solitaire et travail collectif.
En août 2014 à Châteauvallon, les matins avant la répétition, Joël Pommerat a commencé à écrire les premières scènes concernant les notables. Il a entamé l’écriture de la « scène du district » au mois de septembre pendant l’atelier à l’ESACT, c’est-à-dire un mois après l’exploration de plateau. Pour cette étape d’écriture solitaire, je lui ai donné le dossier documentaire et la retranscription du discours de « Madame Bonbon » contre les religieuses qui fabriquent impunément des pâtes de fruits.
Un mot sur ce recours à la retranscription qui pourrait prêter à confusion. Après les notes éventuellement préparées par les comédien·ne·s, la retranscription est un autre type de « brouillon »[11] ou « pré-texte » (prétexte) à partir duquel écrire le texte de la pièce. Je précise bien, écrire et non recopier : le texte de Ça ira n’est jamais la sténographie des improvisations. Ce sont les mémoires des différentes improvisations qui comptent, elles « se superposent comme des feuilles de calque » dit Joël Pommerat, elles s’imprègnent les unes les autres, et en s’additionnant, elles permettent l’écriture. De même qu’il a besoin du concret de la scène pour imaginer et bâtir les situations et leurs protagonistes, Joël Pommerat a, à certains moments, besoin du concret de mots couchés sur du papier pour (re)trouver une impulsion d’écriture. Les retranscriptions, dont l’usage est resté ponctuel (un ou deux discours par scène travaillée en moyenne), permettent aux mots prononcés et entendus en répétition de commencer à se matérialiser sur du papier où laisser errer les yeux alors que s’ouvre une page blanche sur l’écran de l’ordinateur dans la solitude d’une chambre d’hôtel au petit matin. J’ai l’air de romancer, mais à quoi tient parfois l’écriture ? Photocopies, piles de livres et dossiers documentaires, feuilletés ou simplement empilés sont autant de présences muettes qui, d’une certaine façon, prolongent la dynamique collective du plateau dans l’intimité du bureau. De même, Joël Pommerat a parfois demandé à visionner la captation de certains passages plateau pour réactiver des sensations ou finir de comprendre ce qui fonctionnait dans une scène.
Joël Pommerat a donné aux acteur·rice·s une première version de la « scène du district » lors des répétitions au CentQuatre en février 2015. Toutes les répliques n’étaient pas encore attribuées ; Philippe Frécon a été un moment pressenti comme Secrétaire de séance, rôle qui est finalement celui de Maxime Tsibangu (« Monsieur Loyseau »). Joël Pommerat a proposé aux comédien·ne·s d’en faire une lecture pour continuer à avancer dans l’écriture. Il a retouché la scène seul mi-avril et début juin, la divisant en deux moments marqués par l’arrivée des membres d’un district voisin. En avril 2015, deux nouveaux comédien·ne·s, Bogdan Zamfir et Gérard Potier, ont rejoint l’équipe : Joël Pommerat a donc redistribué certaines répliques, attribuant notamment à Bogdan Zamfir la ligne « défenseur des pauvres » travaillée en improvisation par Éric Feldman et Ruth Olaizola à partir des Cahiers du quatrième ordre de Dufourny notamment.
La scène 4 a ensuite été retravaillée au plateau avec les acteur·rice·s, texte en main, à Nanterre le 15 juillet 2015 dans la scénographie du spectacle. Le 16 juillet, Joël Pommerat a encore retouché le texte, pour préciser la situation et le rythme de la scène. Le 13 août, soit un an après les premières improvisations qui l’ont nourrie, la réunion de district a en partie été coupée lors d’une séance collective de lecture à la table des scènes 1 à 9.
Faute de temps à ce moment des répétitions, les coupes n’ont pas été faites au plateau contrairement à l’habitude de Joël Pommerat. Lors de ces lectures « jouées » à la table, la difficulté ressentie était de faire passer des explications sans nuire à la tension dramatique. La plupart des coupes proposées par Joël Pommerat, faites en concertation avec les comédien·ne·s, allaient dans le sens d’un resserrement de l’action. Lors de ces coupes à la table, s’il faisait aussi des remarques sur l’interprétation des comédiens, les questions que posait Joël Pommerat étaient donc avant tout des questions de dramaturgie du texte (composition et signification) : enjeux de la scène, tension narrative, clarté du propos, trajet des personnages, équilibre entre les scènes, etc.
Pour les personnages, des incertitudes demeuraient également : à un mois de la première, nous nous demandions si le personnage de Gigart (David Sighicelli) devait être présent ou non dans cette scène du district et identifié sous cette identité. Finalement, dans le spectacle, David Sighicelli porte dès la scène 4 son costume de député ainsi qu’Éric Feldman, qui incarne Carray. Mais pour l’édition du texte, Joël Pommerat a choisi de supprimer le nom de Gigart afin de ne pas orienter d’autres distributions et de gommer la présence quelque peu invraisemblable de deux futurs députés dans une primaire électorale où sont venus si peu d’électeurs…
Fin août 2015, les dernières scènes n’étaient pas encore écrites, mais il y avait déjà du texte pour au moins six heures de spectacle, qu’il fallait absolument ramener à 4h30 maximum. Entre le 22 et le 25 août, toujours en lecture « jouée » à la table, la « scène du district » a donc à nouveau été coupée afin de gagner six minutes. Joël Pommerat a supprimé l’usage du micro sur pieds pour les prises de parole au district et il a demandé aux acteur·rice·s de commencer la scène pendant la transition, alors que les régisseurs plateau installent les chaises.
À mesure qu’il écrivait, Joël Pommerat m’a envoyé les premières versions des scènes et je lui ai transmis des retours par mail, dont nous n’avons que très rarement reparlé. Joël Pommerat admet que tant que le travail est en cours, il ne ressent pas la nécessité de ce genre de commentaire. De plus, dans la dynamique de création qui est celle de la Compagnie Louis Brouillard, il n’y a de toute façon aucune exclusivité ou autorité du dramaturge quant à la question de texte ; chacun·e à sa manière y contribue, par le jeu, par les costumes, par la documentation, etc., à partir des indications données par Joël Pommerat qui fixe et signe la pièce au terme du processus. On pourrait paradoxalement nommer cette manière de faire une co-auctorialité dirigée, ou co-auctorialité sous la direction d’un auteur, auteur-metteur en scène au demeurant, pour la distinguer des processus d’écriture collective pratiqués par des acteur·rice·s (dirigé·e·s ou non par un metteur en scène).
Chaque jour, à partir d’avril 2015, l’assistante à la mise en scène, Lucia Trotta, a mis à jour le texte en fonction du travail de plateau et des coupes. Une fois le spectacle créé, c’est à partir de cette partition (dans laquelle figuraient des indications de régie, les coupes, des anciennes notes, les prénoms des acteur·rice·s, etc.) que j’ai travaillé à l’établissement d’un texte pour l’édition. À l’automne 2015, près de deux ans après mes premières lectures sur la Révolution, a commencé la dernière étape du travail dramaturgique : l’édition et la communication autour du spectacle (rencontres avec les publics, dossiers pédagogiques, préparation d’éléments de communication avec Joël Pommerat…).
Joël Pommerat insiste pour que ses textes ne soient pas publiés immédiatement lors de leur création, afin de pouvoir y faire encore des retouches après les premières semaines de représentation. Pour la publication aux éditions Actes Sud-Papiers, il a fallu établir une liste des personnages, décider de la manière de nommer ou de numéroter les membres du district et des comités de quartier, renuméroter les scènes, écrire des didascalies afin que le texte devienne tout à fait lisible pour ses lecteurs et assez ouvert pour qu’un autre metteur en scène puisse s’en emparer. Les hommes et les femmes du district électoral de la scène 4 sont numérotés, et cette numérotation est reprise à partir de 1 dans les scènes suivantes : cela a eu pour conséquence d’effacer les parcours de certains personnages ainsi que la distribution de Joël Pommerat au profit d’habitant·e·s de Paris anonymes pour suggérer, plus que dans le spectacle, la multitude du « peuple » (la définition de ce peuple étant ouverte à débats, dans la pièce comme chez les historiens).
« Le positionnement juste,
c’est une manière de chercher »
Afin de continuer à étudier la variété des modalités d’écriture avec le document, je vais rapidement évoquer la seconde scène de « district » ou comité de quartier et la « prise de la Bastille depuis l’Assemblée », écrites lors de la troisième session de répétition, fin avril 2015 à la Ferme du Buisson.
À la Ferme du Buisson, les comédiens Bogdan Zamfir et Gérard Potier ont rejoint l’équipe. Je leur avais transmis le mois précédent un premier état des scènes écrites et une sélection de documents ; ils se sont vite adaptés au processus de travail, ayant tous les deux participé aux ateliers laboratoires à Nanterre ou à Liège. Il était alors possible d’accueillir de nouveaux comédiens (qui ont enrichi la variété des corps et des âges présents en scène), la distribution n’étant pas encore établie. Joël Pommerat commençait à peine à réfléchir à des personnages récurrents, hormis pour le couple royal attribué depuis août 2014 à Anne Rotger et Yvain Juillard.
Nous n’étions alors plus dans la période d’assimilation de la matière et de recherche très ouverte comme nous l’étions avec l’improvisation de discours individuels : nous nous concentrions à présent sur des scènes précises. D’après le « fil » de Joël Pommerat, il restait quatorze scènes à écrire : « si on compte une scène par semaine, on arrive à mi-août et donc il reste 15 jours pour répéter après ! », rapporte le journal de bord avec de nombreux points d’exclamation. Au début de cette troisième session de répétition, Joël Pommerat nous a raconté qu’il a « vu la pièce » :
en un champ de conscience élargi, je vous voyais, c’était plus des périodes les unes après les autres, c’était comme une théâtralité qui était là : des milliers d’infos qui s’agencent ensemble…
Tel Funès dans la nouvelle de Borges, il voyait tout, mais ne pouvait rien saisir…
Deuxième scène au district (scène 13-14) : violence, émotions et anachronismes
Les improvisations ont repris autour d’un moment situé entre fin juin et mi-juillet 1789 avec lequel Joël Pommerat voulait montrer un groupe de quartier qui essaye de s’organiser. Dans ses notes, il avait écrit :
la politique pour tous, prise en main de la politique par tous, réorganisation de la politique spontanée et au niveau local, chacun se sent concerné et apte à agir.
En ouverture de la première répétition, il a insisté sur le fait que montrer la population devenir un acteur politique est une des raisons pour lesquelles il avait voulu écrire ce spectacle[12].
Pour la scène 13 (alors numérotée 11), Joël Pommerat sait quels thèmes il veut aborder mais n’a encore ni personnages ni actions. Le 27 avril 2015, il a défini et distribué des profils : Simon Verjans, par exemple, doit travailler sur un « trotskiste radical, un homme très en colère », Saadia Bentaïeb sur « une meneuse, une militante d’organisation citoyenne qui fait le relai avec l’Hôtel de Ville », Philippe Frécon sur un homme « pas concerné mais curieux, un peu comme Rossignol » (l’un des preneurs de la Bastille dont nous avons lu les Mémoires), Bogdan Zamfir sur « un militaire, un déserteur »… L’équipe dramaturgie devait proposer dès le lendemain des textes à chacun·e. Guillaume Mazeau s’est occupé de sélectionner des passages dans Le Journal des électeurs de Paris. J’ai rassemblé des textes sur la violence : Marat sur les émeutes populaires, Robespierre sur le droit à l’insurrection, une lettre de Babeuf à sa femme contre la violence, l’appel de Desmoulins au Palais Royal pour éviter « une Saint-Barthélémy des patriotes », des extraits du journal de Nicolas Ruault (libraire modéré souvent choqué par la violence de la rue), la pétition de Pauline Léon pour l’armement des femmes… J’y ai ajouté des textes plus contemporains, notamment une sélection de Chroniques de la révolution égyptienne d’El-Aswany pour leur appel à l’engagement et la description de crimes policiers, des textes de la Fraction Armée Rouge sur la guérilla urbaine, des textes de Lénine et Trotsky sur la milice prolétarienne, et L’Instruction pour une prise d’armes de Blanqui sur les conseils de Simon Verjans.
La recherche des émotions a été essentielle dans le processus de création de Ça ira, pour ne pas dessécher la pensée, pour l’ancrer dans le sensible. À plusieurs reprises pendant les répétitions, Joël Pommerat a même revendiqué cette recherche d’émotions alors que c’était un terme dont il se méfiait jusqu’ici. Les documents d’archives devaient aider les comédiens à chercher des réalités humaines, émotionnelles et psychiques. Lorsque les textes, par leur complexité, par la distance historique, faisaient trop écran à ce travail sensible, nous avons procédé à des détours et à des anachronismes par analogie.
Nous avons continué à travailler sur le comité de quartier jusqu’au 7 mai. La pénurie, la peur et la violence étaient difficiles à incarner de manière concrète. Joël Pommerat a proposé aux comédien·ne·s de travailler « par gros plans », en préparant de brefs récits sur des points précis : des vols, des pillages, la présence militaire, des fusillades, des amis tabassés, des choses vues, entendues, etc. Le 4 mai, il leur expliquait :
Vous avancez dans le travail d’acteur, mais le but c’est d’écrire la pièce, et vous pouvez m’aider. […] J’ai besoin de votre justesse. […] Le positionnement juste, c’est une manière de chercher […]
À ce moment, cela désignait la nécessité de rester concentré, au service du collectif, et de continuer à explorer des petites choses en profondeur pour sentir la peur et la violence de la situation.
Parallèlement, tous les matins, Joël Pommerat écrivait. Le 5 mai, il avait écrit les dialogues de la première partie de la scène (avant l’arrivée du militaire étranger) ; certaines répliques étaient attribuées à des comédien·ne·s (désignés par leur prénom), d’autres non. Le 7 mai, il a mis fin aux improvisations avec le militaire étranger : « j’ai de la matière, je vais écrire. […] J’ai la sensation d’une justesse qui n’est pas que littéraire mais en chair », concluait-il avant que nous entamions le travail sur la scène suivante.
Le 14 juillet depuis l’Assemblée (scène 15) : « trouver un état général »
Le 1er mai, alors que nous étions encore en train de travailler sur le district, Joël m’a demandé de distribuer à tous les comédien·ne·s un dossier documentaire concernant la scène suivante, les 14 et 15 juillet à l’Assemblée (scène 15). Cette scène devait montrer les députés au travail à l’Assemblée à Versailles, occupés par la rédaction de la Constitution tandis que la Bastille est attaquée à Paris. Le 8 mai, Joël Pommerat a organisé une séance à la table pendant laquelle Guillaume Mazeau et moi avons présenté le dossier « 14-15 juillet à l’Assemblée ». Certain·e·s comédien·ne·s avaient déjà commencé à en prendre connaissance, d’autres le découvraient.
Pour cette situation, nos sources principales ont été les Archives parlementaires dont nous avons photocopié une semaine entière, complétée par une fiche de synthèse, comme une table des matières permettant d’y retrouver rapidement des arguments. J’ai également ajouté au dossier des extraits des correspondances des députés Ferrière, Biauzat, Barbotin, Mirabeau… Guillaume Mazeau s’est plongé dans le journal de Duquesnoy[13] très riche en anecdotes non retranscrites dans les archives : il y a découvert un député qui adhère à tout sans savoir de quoi l’on parle, pris par l’émotion de la situation, et un certain Ménonville, souvent hué, dont Maxime Tshibangu a finalement reçu le patronyme pour son personnage de député. Lors de cette séance à la table, Guillaume Mazeau nous a réexpliqué le moment historique et nous avons discuté des textes proposés, que Joël Pommerat attribuait immédiatement aux comédien·ne·s. Il leur a demandé également de relever les anecdotes qu’ils trouvaient intéressantes. Il a demandé à l’équipe dramaturgie des détails concrets sur le début de la rédaction de la Constitution et sur le fonctionnement de l’Assemblée. En réponse, j’ai sélectionné des passages dans les ouvrages d’Edna Hindie Lemay[14] et Patrick Brasart[15] sur la vie quotidienne des députés et l’éloquence parlementaire à partir desquels Marie Maucorps (stagiaire dramaturgie) a réalisé une synthèse. Les « professionnels » de l’Assemblée étaient, comme les membres des comités de quartier, des « débutants ». Il fallait trouver comment faire sentir les hésitations des débuts.
Après un week-end de pause, les comédien·ne·s ont eu le temps « d’étudier leur pochette » comme l’écrit la journaliste Fabienne Darge, ainsi que le texte ou la ligne idéologique qui leur a été attribuée. Contrairement au travail pour les « scènes de district », tous ont reçu les mêmes documents et ont été invités à les lire pour s’imprégner des idées et nuances idéologiques, à défaut d’avoir écouté en amont des discours individuels. Joël Pommerat a ouvert la journée du lundi en nous racontant la scène précédente, scène « du militaire étranger » qu’il était en train d’écrire. Il réfléchissait aussi au type de transition nécessaire (noir cut ou entracte ?).
Les premières improvisations de la journée ont rapidement permis de trouver le climat de l’Assemblée, les conflits pour les motions et tours de parole, l’interruption par l’arrivée de lettres et délégations. Ceux qui arrivent de Paris, en manteau, font des récits des événements autour de la « prison centrale »… Dans le souci de « rendre le passé présent » et de ne pas créer de distance à travers le vocabulaire, la Bastille a été renommée par sa fonction.
Joël Pommerat a ensuite recentré l’improvisation autour de la question « on continue ou pas ? » : étant donné les récits qui arrivent de Paris, les députés sont divisés mais sentent qu’ils devraient, en dépit de leurs désaccords, essayer de faire front collectivement. Joël Pommerat a alors parlé des réactions d’union après l’attentat contre Charlie Hebdo. Comment faire face à l’émotion avec responsabilité ? Les députés se sont mis au travail sur la Constitution, ils sont submergés par les nouvelles qui arrivent de Paris, mais ils ont conscience de l’importance de ce qu’ils font. Ils s’efforcent d’être à la hauteur du moment. « C’est dans cette gravité qu’il peut y avoir de l’humour », mais il faut trouver un état général. Joël Pommerat reformule ainsi quelques enjeux de la scène, le 12 mai, pour « réaccorder » les comédien·ne·s, leur donner « une note commune » afin que l’improvisation puisse reprendre sans morcellement des propositions. Ces temps de parole, pendant lesquels Joël Pommerat transmet sa vision de la scène ou des scènes à venir, sa compréhension personnelle des enjeux et ses besoins en tant qu’auteur-metteur en scène, sont essentiels pour avancer ensemble dans l’écriture.
Pour le lendemain, Joël Pommerat avait demandé aux comédien·ne·s de préparer quatre types d’arguments ou récits : sur la mise en route de la Constituante, la solennité du début du travail sur la Constitution et le sens même de cette Constitution ; sur l’agitation parisienne, la violence et la pénurie de la fin juin au 16 juillet 1789 ; sur les événements parisiens le 14 juillet à partir de certains témoins comme Bancal des Issarts ou De Noailles qui viennent raconter à l’Assemblée l’agitation parisienne ; enfin, autour de la question « on continue ou pas ? ». Guillaume Mazeau et moi avons donc redistribué de nouveaux documents autour de ces thèmes.
Le 13 mai, Joël Pommerat a écrit un premier synopsis de la scène et revu la ligne dramaturgique globale du spectacle. Le début de la scène suivante (la venue du roi à Paris, scène 16) devrait être pris en charge par un « présentateur bateleur » afin que tous aient le temps de se changer. Ce moment devra être « un peu fou », avec une musique de meeting politique et un fort malaise lorsqu’un membre de la police citoyenne armé d’une kalachnikov remet la cocarde au roi… Puis Joël Pommerat a raconté les scènes à venir, proposant notamment de condenser la « Grande Peur » de l’été 1789 (Georges Lefebvre) et la nuit du 4 août en un seul moment. Il a demandé à l’équipe dramaturgie de distribuer le dossier documentaire correspondant et énoncé les axes à privilégier : le chaos dans le pays, la violence, la peur de la banqueroute. En fin de journée, l’improvisation de la scène 15 a été reprise. Certains de ses éléments sont venus nourrir la scène 17 qui a été mise au travail à partir du vendredi 15 mai.
À travers cette rapide description, on voit que la collaboration des comédiens à l’écriture de Ça ira à travers les improvisations dirigées a nécessité un important travail de préparation en amont : étude des dossiers documentaires, élaboration d’une ligne argumentative, enrichissement d’un positionnement décidé par Joël Pommerat, préparation de récits sur des événements précis, etc. L’improvisation était non seulement dirigée mais extrêmement préparée. Plus les répétitions ont avancé, plus Joël Pommerat maîtrisait le sujet historique, plus il anticipait sur les forces en présence dans chaque scène et distribuait les comédiens dans des lignes précises qu’il leur demandait de nourrir avec l’aide de Guillaume Mazeau et moi. Alors que pour la « scène du district électoral » (scène 4), les positionnements étaient nés d’une série d’improvisations de discours individuels, ils ont été d’emblée déterminés pour l’improvisation du comité de quartier des scènes 13-14. Plus les répétitions avançaient, plus l’ensemble de l’équipe devenait également familière de la période et de la pensée révolutionnaires, plus les improvisations pouvaient être mutualisées. Même si les scènes ont été travaillées et écrites dans l’ordre chronologique, elles se sont nourries de plus en plus les unes des autres. Des improvisations sur la situation économique et le chaos dans le pays par exemple ont été utiles à la fois pour la scène 15 et la scène 17, les deux grandes scènes d’Assemblée de la deuxième partie du spectacle. Enfin, pour aborder la violence et la précarité qui touchent les habitant·e·s de Paris durant le printemps et l’été 1789, le recours à des documents contemporains (témoignages, articles de presse, tweets, vidéos…) et à d’autres révolutions dans le monde est devenu plus fréquent. Ces analogies contemporaines ou anachronismes contrôlés n’avaient absolument pas vocation à figurer dans le spectacle ; comme les documents d’archive, ce sont des combustibles pour les comédien·ne·s pour ressentir l’intensité des situations et trouver des états émotionnels.
Écrire sans la scène ?
L’avant-dernière scène du spectacle, scène « de l’arrestation » des journalistes ultra-radicaux Kristoff Hémé et Marie Sotto, est un autre cas de figure sur lequel j’aimerais revenir rapidement pour terminer cette étude des liens entre dramaturgie, histoire et écriture avec la scène. Pour l’arrestation, qui a à peine été improvisée, très peu de documents ont été donnés aux comédien·ne·s. Joël Pommerat a travaillé à partir d’une situation choisie d’avance et non issue de la recherche de plateau.
À peu près un an après l’écriture de la première scène du district électoral, au moment où nous la coupions mi-août 2015, nous avons abordé l’écriture de la scène 25 située elle aussi dans un comité de quartier devenu un club politique radical. À ce moment des répétitions aux Amandiers, les journées commençaient à être très chargées pour les comédien·ne·s : apprentissage des textes et italienne le matin avec l’assistante à la mise en scène Lucia Trotta, travail de plateau l’après-midi et/ou coupes à la table, filage par groupe de scènes dans la soirée. Joël Pommerat abordait alors plus précisément la direction d’acteur. La mise en place des transitions techniques occupait également beaucoup de temps. Étant donné le calendrier serré avant les avant-premières, Joël Pommerat a décidé d’écrire seul les dernières scènes. Les derniers dossiers documentaires préparés en amont n’ont donc pas été distribués aux comédien·ne·s mais à lui seul.
Pour la scène 25, comme pour les précédentes, Joël Pommerat avait rédigé plusieurs notes répertoriant des thèmes importants à évoquer, notamment la montée de la violence, le conflit entre une vision centralisatrice et les défenseurs d’une démocratie plus directe partisans de la violence pour poursuivre la révolution, et la mise en place de la nouvelle loi électorale. Il fallait cette fois montrer les divisions au sein du groupe des radicaux et non entre des groupes : « Lefranc dépassée par sa base ». Il souhaitait également traiter l’opposition entre les districts et la municipalité : le Maire de Paris devait donc être présent dans la situation (intervention finalement coupée quelques jours avant la première). Joël Pommerat a établi une première distribution. Guillaume Mazeau et moi avons été chargés de rédiger des fiches d’arguments pour chaque ligne idéologique afin que les comédien·ne·s puissent travailler rapidement. Certains étaient réticents à l’idée d’improviser ; il était alors difficile pour eux de « repartir dans l’impro » tout en apprenant le texte et en filant les dix-huit premières scènes. Le stress et la fatigue se faisaient sentir.
Dans les notes de Joël Pommerat, tout était presque déjà là, des protagonistes, des bribes d’argument pour raconter la radicalisation et la scission entre révolutionnaires, mais dans l’économie générale du spectacle, mettre à nouveau en scène un débat, même si celui-ci devait avoir lieu dans un district devenu club politique et non à l’Assemblée, me semblait un peu redondant. Absente pendant les deux premières semaines de cette dernière session de répétition en raison d’un bref congé maternité, j’étais moi aussi extrêmement fatiguée mais j’avais acquis un recul salutaire sur la matière. Recul qu’il me semble indispensable de garder en tant que dramaturge, même en dramaturgie documentaire. Lorsque l’on est immergé dans les documents, le risque est de tomber dans l’érudition et d’être trop fidèle à la linéarité des événements au détriment du théâtre. En relisant les notes de Joël Pommerat et en discutant avec Guillaume Mazeau, j’ai eu l’idée d’une situation que j’ai directement soumise à Joël Pommerat plutôt que de la laisser émerger de l’improvisation. J’ai proposé une réorganisation de l’abondante matière issue des notes autour d’une situation d’arrestation, garante de tension dramatique à travers l’exacerbation de l’opposition entre les protagonistes, situation qui s’inspirait également, par anticipation, de l’arrestation des hébertistes et dantonistes en 1794.
Joël Pommerat a commencé à écrire seul la scène le 16 août et en a discuté le 17 avec les acteur·rice·s (sans lecture du premier jet). Il leur a proposé de faire une rapide improvisation, plus proche de la mise en espace que de la recherche approfondie ; ils disposaient d’une trentaine de minutes préalables pour lire des fiches d’arguments préparés par Guillaume Mazeau et moi. Le 18 août 2015, entre 17 heures et 22 heures, après un rappel de la situation par Joël Pommerat, la scène a été improvisée six fois sous ses indications et avec différentes propositions scéniques (estrades, chaises, ouverture à la salle…). Le 24 août, Joël Pommerat nous a envoyé un premier jet, qui a ensuite été coupé à plusieurs reprises jusqu’à la première représentation de la troisième partie du spectacle à Nanterre en novembre après la Première à Mons le 15 septembre 2015 où seules les deux premières parties de Ça ira ont été présentées. Cet exemple représente une collaboration dramaturgique un peu plus interventionniste, nécessitée par l’urgence et rendue possible par tout le travail réalisé précédemment, l’intimité et la dynamique collective développées pendant plus de neuf mois.
Notes
[1] L’écriture n’ayant pas progressé aussi vite qu’escompté, le spectacle s’achève finalement en 1791, au moment de la montée de la contre-révolution et avant la tentative de fuite du roi.
[2] Jacques Godechot, La Prise de la Bastille, Paris, Gallimard, [1965] 1989.
[3] Joël Pommerat, répétitions du 20 août 2014.
[4] Joël Pommerat, répétitions du 18 août 2014.
[5] Noblesse intransigeante ou noblesse libérale comme celle de Paris qui renonce à ses privilèges fiscaux avant même le début des États généraux comme on le voit dans la scène 4.
[6] J’emploie également le terme de « silhouette » en référence au travail sur le costume mené par Isabelle Deffin avec les comédien·ne·s. Le costume est un élément tout aussi essentiel que l’archive pour l’écriture des personnages dans le processus d’improvisation.
[7] Joël Pommerat, Ça ira, op. cit., p. 19.
[8] Ibid., p. 112.
[9] Timothy Tackett, Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires, trad. Alain Spiess, Paris, Albin Michel, coll. L’Évolution de l’humanité, [1996] 1997.
[10] J’ai également rangé une copie de ces textes dans un dossier intitulé « violences », avec des récits du 14 juillet et des manuels contemporains de guérilla urbaine. Nous les utiliserons pendant le mois d’avril 2015 à la Ferme du Buisson pour travailler la scène 13 (présence d’un militaire étranger au district, débat sur la violence et les manières de s’organiser).
[11] Almuth Grésillon donne le nom d’« avant-texte » à tous les documents de la phase de gestation d’un spectacle : voir Éléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes, Paris, PUF, 1994 ; Josette Féral, « Pour une génétique de la représentation. Prise 2 », dans Collectif, Mises en scène du monde : colloque international de Rennes, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2005.
[12] Dans le même sens, il déclare dans un entretien avec Olivier Neveux et Christophe Triau : « Écrire Ça ira (1) Fin de Louis c’était une manière de réagir à ce contexte de dépolitisation, de discrédit de la volonté en politique, à cette fiction de la fin des idéologies. Les situations que j’ai mises en place dans le spectacle “montrent” ces phénomènes. Mais je ne pense pas que l’artiste soit obligé de faire de son œuvre un discours » (« Autour de Ça ira (1) Fin de Louis. Entretien avec Joël Pommerat, réalisé par Olivier Neveux et Christophe Triau », dans Olivier Neveux et Christophe Triau (dir.), États de la scène actuelle 2014-2015, Théâtre/Public, n° 221, juil.-sept. 2016).
[13] Suite à cette découverte, Guillaume Mazeau a fait rééditer le manuscrit au Mercure de France sous le titre Adrien Duquesnoy, un révolutionnaire malgré lui. Journal mai-octobre 1789.
[14] Edna Hindie Lemay, La Vie quotidienne des députés aux États–généraux, 1789, Paris, Hachette, 1989.
[15] Patrick Brasart, Paroles de la Révolution. Les assemblées parlementaires, 1789-1794, Paris, Minerve, 1988.