Jean-François Peyret :
menace de la recherche et petites expériences

Dans la course à la valeur scientifique, c’est-à-dire à une forme de vérité issue d’un processus normé par la science, ou à l’idée de recherche dans la création, il est important de ne pas sombrer dans l’amalgame qui ferait systématiquement prendre le processus de création pour un processus de recherche, ou le protocole scientifique pour une valeur esthétique. Certains discours dominants sur les arts instruisent le processus de recherche comme une autorité à même de garantir la valeur esthétique de l’œuvre. C’est ainsi que les formations en recherche et création ne cessent de se multiplier. À suivre les tendances d’un discours promotionnel du spectacle vivant, il faudrait faire œuvre de scientifique pour faire œuvre d’artiste. Tout processus de création documenté, archivé et construit quasi scientifiquement permettrait d’appuyer une proposition esthétique ou dramaturgique. Toutefois, l’expression « protocole scientifique » recouvre une vraie diversité de pratiques et de méthodologies. Le vocable « recherche » ne constitue pas quant à lui une certitude sur le protocole utilisé. Il est vague et souvent employé à l’excès. Parmi les pratiques théâtrales, certaines s’interrogent, non pas sur la validité scientifique de leur création, mais bien sur la nécessité d’ouvrir un territoire de parole à la science sur la scène théâtrale. Elles n’entendent pas extraire leur autorité d’œuvre d’art de leur seule utilisation d’une méthodologie scientifique, mais bien faire jouer à la science une partition singulière sur le plateau du théâtre.

Dans un entretien paru en 2015 dans la revue Hermès intitulé « Le théâtre et la recherche scientifique »[1], le metteur en scène Jean-François Peyret se livre à une mise en doute du terme « recherche », terme qui, selon lui, est devenu l’objet d’un usage hystérique dans le vocabulaire, « un sésame de notre temps »[2], s’appliquant infiniment et à tout type d’objet pour, en définitive, perdre sa singularité. L’objet de la recherche est devenu une entité trouble dans laquelle le désir qui l’anime ne trouve plus sa place. Des thèses d’artistes sur eux-mêmes aux résidences de « recherche » proposées par les structures institutionnelles du théâtre, l’actualité de la création semble prise dans cette nécessité de métamorphose, de validation ou de confusion avec le processus de recherche scientifique.

Pourtant, Jean-François Peyret souligne que le théâtre œuvre à proposer un espace d’affirmation sans validation absolue : « Il me permettait aussi de fabriquer quelque chose, de verser du côté de la fabrication, c’est-à-dire de la fiction, d’une poïesis ne s’autorisant que d’elle-même, sans alibi. Sans aucun mandat. »[3] Le théâtre s’écrit plutôt par une série d’expériences aléatoires qui parcourent les référents scientifiques, littéraires, picturaux, musicaux… Il dessine non pas une procédure, mais une relation. Jean-François Peyret ajoute : « Artistes encore un effort pour rester sauvages ! »[4] C’est ainsi que la science a à nourrir, comme élément du discours, l’expérience théâtrale, dans ce qu’elle a de singulier et non dans ce qui les rapproche, dans un processus d’éloignement plutôt que dans une confusion. Il s’agit de ne pas fondre la singularité du geste théâtral dans une forme qui lui serait étrangère, mais bien d’enrichir la singularité de ces deux domaines par leur rencontre. Dans la préface au texte Les Variations Darwin[5], issu du spectacle éponyme créé par Jean-François Peyret et le neurobiologiste Alain Prochiantz[6], les deux auteurs exposent la distinction fondamentale qui existe entre la scène de la biologie et la scène de théâtre :

Pour le scientifique, il s’agit de faire de la science sur un autre tempo que celui du laboratoire et de nourrir sa réflexion de scientifique, à l’opposé du mythe du savant cultivé. Pour le metteur en scène, la question est celle de l’existence d’un théâtre qui « réagisse » à son temps[7].

Ils ne discutent pas avec la même langue, les mêmes méthodologies, les mêmes enjeux de découverte, mais le théâtre leur permet de discuter dans un même espace-temps.

Dans le cadre de l’exposition Le Rêve des formes[8], présentée au Palais de Tokyo en 2017, Jean-François Peyret a imaginé avec l’ingénieur Thierry Coduys une application[9] intitulée 98,77 %, qui aurait justement pour objectif d’échapper aux processus scientifiques ou à la recherche, le processus témoignant d’une méthodologie singulière de la recherche, pour proposer un autre protocole dramaturgique fondé sur l’écho et l’association d’idées. Le spectateur de l’exposition est invité à télécharger l’application sur son mobile, mais celle-ci n’est pas directement liée au contenu de l’exposition. Elle traite des 98,77 % de génome commun que nous partageons avec le singe ou plutôt des 1,23 % qui nous en éloignent. Au cœur de cette proposition se trouve donc la double question de l’évolution comme mythe ou comme processus biologique, à la fois objet de théâtre et objet de science. Sur le mode ludique de la petite expérience, on découvre aléatoirement des études de biologie sur le génome, aussi bien que des chansons sur l’histoire de la pomme. Ces expériences tendent à nous placer dans la situation du singe face au smartphone ou de l’homo-numericus face à la brindille pour attraper les termites. Le contenu de l’application naît aléatoirement, mais produit chez l’utilisateur des associations, des voisinages, des échos qui permettent d’interroger l’animalité, la technique et nos habitudes culturelles. L’application 98,77 % est une sorte d’illustration du processus de création dramaturgique de Jean-François Peyret. Elle emmagasine du contenu et elle le restitue dans des « expériences » de telle façon que c’est au spectateur de construire sa ligne dans ce labyrinthe de références. C’est à lui de se faire le singe qui manipule le téléphone et qui, ce faisant, découvre des extraits du Walden de Thoreau, des pages de Darwin, des conférences d’Alain Prochiantz ou des récits sur la vie d’Alan Turing. Il n’y a pas de protocole préalable à l’expérience que fait le spectateur, seulement des propositions qui stimulent l’imaginaire et la vivacité du sujet à qui elles se proposent. Pas d’autre hypothèse que la volonté d’explorer ces 1,23 % séparant le singe et l’homme. Ce n’est donc pas à une « recherche », mais à la présentation – ou à la représentation – d’un cerveau d’auteur, travaillé par ces questions biologiques et poétiques de différenciation entre l’animal et l’humain, que nous permet d’accéder cette application. Elle nous fait goûter directement au processus de création de la compagnie tf2 en travaillant par intuition et malice dans une matière scientifique dense. L’application propose un lieu où discours scientifique et référents culturels peuvent s’exprimer, sans jugement de valeur, sans hiérarchie, dans leurs réponses à une problématique. C’est ce même lieu, selon la même méthodologie, qui est parcouru par les spectacles du metteur en scène. Si le média est différent, les modalités de construction sont semblables.

 

98,77 %
© tf2 et Thierry Coduys

 

1,23 %
© tf2 et Thierry Coduys

 

Captures d’écran extraites de l’application 98,77 %
Expérience « Johnny Appelseed »
© tf2

 

 

Plutôt qu’un « doute méthodique » cartésien – qui qualifierait le processus scientifique –, c’est un « trouble méthodique »[10] que s’attellent à créer les œuvres de Jean-François Peyret. Celui-ci explique que, dans son expérience de la scène, « le comédien, l’hypocrite, est l’autre de l’homme de vérité, [il] n’est pas censé parler en son nom à des gens qui seraient obligés de le croire, sur parole »[11]. Celui qui parle au plateau n’a aucune nécessité à dire le vrai, il est au contraire protégé dans son discours par le fait même qu’il n’est pas en situation où il se présente à l’autre, aux spectateurs, comme détenant un dire vrai de scientifique, mais bien comme un acteur qui parle avec les mots des autres. Ainsi personne n’a à le croire et son discours n’est pas nécessairement normé par un protocole ou une déduction juste ; il peut être le fruit de l’absurde, de l’intuition ou du souvenir. Le théâtre, par sa capacité à la fiction et sa médiation par l’acteur, travaille et réinvente un protocole qui s’énoncerait comme scientifique ou comme discours de vérité. Le discours ne peut se fonder scientifiquement sur scène, car il est tenu par ceux qui, justement, ne parlent pas en vérité, qui sont l’autre de cette parole de science. Ainsi, le théâtre trouble le « dire vrai » de la science en y introduisant d’autres expériences. Les spectacles créés par Alain Prochiantz et Jean-François Peyret depuis les années 2000 sont l’occasion d’une mise à l’épreuve de cette altérité de discours. Il ne s’agit pas d’un dialogue qui permettrait l’apparition d’un théâtre de la recherche scientifique, mais plutôt d’un espace pour le discours que chacun pose sur un objet. Ainsi, l’artiste parle en artiste, le biologiste en biologiste. Jean-François Peyret explique qu’il n’y a pas de protocole scientifique dans leur rencontre, en définitive : « Chacun rit dans sa barbe. Altérité radicale plutôt qu’interdisciplinarité administrative ou diplomatique. »[12] Le processus scientifique ou la recherche se termine par ces barbes singulièrement détachées l’une de l’autre, mais heureuse chacune d’entendre cet autre rire-là, juste à côté.

 

Notes

[1] Jean-François Peyret, « Le théâtre et la recherche scientifique. Entretien », Hermès, La Revue, n° 72, 2015|2, p. 139-142.

[2] Ibid., p. 139.

[3] Ibid., p. 140.

[4] Ibid., p. 142.

[5] Jean-François Peyret et Alain Prochiantz, Les Variations Darwin, Paris, Odile Jacob, 2005, p. 7.

[6] Alain Prochiantz, professeur au Collège de France, titulaire de la chaire Processus morphogénétique, membre de l’Académie des sciences, est administrateur du Collège de France depuis septembre 2015.

[7] Jean-François Peyret et Alain Prochiantz, Les Variations Darwin, op. cit., p. 7.

[8] Le Rêve des formes. Art, science, etc., exposition au Palais de Tokyo à l’occasion du vingtième anniversaire du Fresnoy, du 14 juin 2017 au 10 septembre 2017. En lien avec l’application, était exposée une vidéo de Thierry Coduys, 98,77%, comprenant des extraits de Chimères en automne, spectacle de Jean-François Peyret et Alain Prochiantz.

[9] Pour télécharger l’application, suivre les liens sur la page de la compagnie.

[10] Nous empruntons ici la formule au titre d’un essai à paraître de Jean-François Peyret, Le Théâtre et son trouble.

[11] Jean-François Peyret et Alain Prochiantz, Les Variations Darwin, op. cit., p. 141.

[12] Ibid.

 

L’auteur

Metteur en scène et directeur artistique de la Cie Les Temps Blancs, Victor Thimonier est un ancien élève de l’ENS Lyon en études théâtrales et du Master Pro « Mise en scène et dramaturgie » de l’Université Paris-Nanterre. Il est doctorant contractuel à l’université de Paris-Nanterre, où il enseigne la pratique de la mise en scène et la dramaturgie. Ses recherches portent sur la temporalité de la représentation et le commencement des spectacles. Il est notamment l’auteur des articles « Débordements scénographiques. Expériences de franchissement du seuil au théâtre » (Nouvelle revue d’esthétique, n° 20, 2017), et « Un commencement n’arrive jamais seul, sur l’apparaître dans le spectacle Go Down Moses de Roméo Castellucci » (Vacarme, n° 80, 2017), ainsi que de la préface « La Mer comme théâtre » (dans Léa Carton, Une brève histoire de la Méditerranée, Manage, Lansman, 2016).

 

Pour citer ce document

Victor Thimonier, « Jean-François Peyret : menace de la recherche et petites expériences », thaêtre [en ligne], Chantier #3 : Théâtre et recherche. Histoire et expérimentations, mis en ligne le 16 juin 2018.

url : https://www.thaetre.com/2018/06/16/jean-francois-peyret/

 

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