Klaas Tindemans
Qui êtes-vous ? Comment, dans votre parcours, avez-vous rencontré la question de la recherche-création ?
Je suis professeur au RITCS (Royal Institute for Theatre, Cinema & Sound) à Bruxelles, une école supérieure néerlandophone de théâtre et d’arts audiovisuels. Depuis une décennie, la recherche artistique fait partie de notre mission : les professeurs peuvent postuler pour des projets de recherche artistiques ou scientifiques et nous organisons aussi des doctorats en arts, incluant une part pratique. Je suis coordinateur de cette recherche au RITCS.
Pour vous, qu’est-ce que la recherche-création ?
On pourrait considérer que la recherche-création (ou la recherche artistique) est une attitude et une méthodologie de recherche qui utilise la création artistique comme stratégie d’augmentation du savoir. En principe, toute œuvre artistique est le résultat d’une recherche. Mais dans le cadre d’une école supérieure des arts de type « académique », cela prend une signification plus précise, qui implique par exemple que le processus de création et de développement des œuvres soit ouvert au regard, et que l’on puisse investir ce processus et son résultat, l’œuvre artistique, dans la pédagogie.
Comment la recherche-création se déploie-t-elle dans votre vie professionnelle ?
Comme chercheur, je ne m’occupe pas, strictement, de recherche-création, mais en tant que dramaturge, j’utilise le travail préparatoire des productions de théâtre comme « matière première » de mes réflexions pour nourrir les créations.
Plusieurs termes permettent aujourd’hui de décrire le croisement des disciplines : transdisciplinarité, interdisciplinarité, pluridisciplinarité, postdisciplinarité… En revendiquez-vous un particulièrement ? Si oui, pourquoi ? Et comment vous paraît-il lié à la question de la recherche-création ?
Le dramaturge (ou le professeur de dramaturgie, le cas échéant) n’est pas un artiste, sa recherche ne peut être considérée comme recherche-création en tant que partie d’une recherche artistique collective – avec le metteur en scène, les comédiens, le scénographe, etc. Mais son travail est de nature trans/inter/pluri/post-disciplinaire, c’est évident. Par exemple, ma formation en philosophie politique et juridique me permet, d’une façon relativement conventionnelle, d’investir les sciences sociales pour penser les processus de la création théâtrale. Et la frontière entre les avancées dans le champ des sciences humaines et les trajectoires de recherche artistique devient de plus en plus poreuse. Je le remarque surtout dans les projets doctoraux que je dirige. La recherche d’Ellen Vermeulen, par exemple, part d’une recherche habituelle pour un film documentaire – le militantisme kurde, dans ce cas –, mais elle est confrontée bien vite à des questions éthiques (empathie et participation à la lutte), un champ de réflexion qu’elle approfondit comme philosophe.
Pouvez-vous présenter un projet qui vous paraît relever de la recherche-création : d’où est-il né ? De la recherche, de la création, d’un interstice ? D’une rencontre ? D’une initiative institutionnelle ?
Je prépare actuellement un livre en histoire de la culture, qui prend des performances (dans le sens des performance studies proposé par Richard Schechner) comme point de repère. Ce projet, qui a comme titre La Société dramatique. Fragments d’une histoire politique de la culture, essaie d’infiltrer du savoir artistique dans le savoir des sciences sociales – politique, droit, histoire, sociologie. Ce n’est pas un projet artistique, c’est un livre scientifique plutôt traditionnel, mais le type de savoir que je cherche à construire est quand même largement influencé par le travail que j’observe dans les contextes artistiques, ou dans la pédagogie artistique.
Quelques liens sur la recherche-création en théâtre et en danse
– Marian Del Valle, « Un projet de recherche-création ‘‘avec la’’ et ‘‘en’’ danse », Recherches en danse [en ligne], 5|2016, mis en ligne le 15 décembre 2016 ;
– « Scènes de recherche », Culture et recherche, n° 135, printemps-été 2017, Ministère de la culture – Direction générale de la création artistique (DGCA) ;
– « Recherches en scène », Culture et recherche, n° 136, automne-hiver 2017, Ministère de la culture – Direction générale de la création artistique (DGCA) ;
– Philippe Guisgand et Gretchen Schiller (dir.), La Place des pratiques dans la recherche en danse, Recherches en danse [en ligne], 6|2017, mis en ligne le 15 novembre 2017 ;
– « L’artiste-chercheur/le chercheur-artiste dans les pratiques scéniques actuelles : étude d’un geste critique », première édition du cycle « Performer les savoirs/Performing knowledge », 21, 22 et 23 juin 2018, Chloé Déchery, Marion Boudier, MSH Paris Nord, Centre Pompidou, Théâtre Nanterre-Amandiers.
Quelles résistances rencontrez-vous ou avez-vous rencontrées (institutionnelles, économiques, épistémologiques, artistiques…) ? Pouvez-vous donner un exemple concret ?
Depuis quelques années, j’essaie (en vain jusqu’à maintenant) de mettre en chantier un projet de recherche qui vise à faire dialoguer création et recherche dans le domaine des sciences politiques et non plus dans le domaine artistique. Je voudrais collecter un ensemble diversifié de documents et de données qui relèvent de la construction de discours politiques publics – débats, déclarations, rapports préparatoires, travaux législatifs, etc. – selon une méthodologie « ethnographique », pour ensuite investir ce matériau dans des projets artistiques (dramaturgiques/théâtraux), avec l’intention de construire un savoir spécifique sur la discursivité politico-juridique. Le FWO (fonds officiel pour la recherche scientifique, en Flandre) ne semble pas comprendre l’importance de ce projet, non pour des raisons de qualité de la proposition stricto sensu, mais parce que certains « juges » dans les comités d’experts n’acceptent pas que la recherche artistique puisse contribuer au savoir sur le discours politique dans la société contemporaine. L’obstacle est donc fondamental.
Comment décririez-vous les relations entre lieux dédiés à la recherche, lieux dédiés à la formation et lieux dédiés à la création ?
Comme la loi flamande prévoit une collaboration obligatoire entre universités et écoles supérieures des arts, une collaboration intense entre les deux types d’institution est nécessaire, et, dans notre situation bruxelloise, bien équilibrée, fonctionnelle et efficace. Mais les relations avec le champ artistique restent précaires, car le soupçon persiste, chez certains artistes professionnels, sur le fait que la recherche artistique « académisée » constitue une menace, une intrusion illégitime dans leur territoire.
Habituellement, les travaux de recherche et les œuvres artistiques ne créent pas les mêmes objets et ne partagent pas les mêmes modes de diffusion. Dans quelle mesure, selon vous, la recherche-création permet-elle de former des objets hybrides ? Le cas échéant, quels changements en termes de diffusion ces objets impulsent-ils ?
Cela reste un grand souci, en effet, qui vaut aussi pour notre école supérieure. Par exemple, la diffusion digitale est encore trop peu développée – dans quels réseaux ces travaux doivent-ils circuler ? – et la diffusion académique traditionnelle (l’édition « matérielle ») n’est souvent pas possible pour ces œuvres. On continue à discuter de ces questions et à expérimenter.
À votre avis, que manque-t-il encore à la recherche-création en France ? Avez-vous connaissance d’autres modèles sur le plan international et dans quelle mesure vous semblent-ils transposables dans le contexte français ?
Un Fonds voor Artistiek Onderzoek (« Fonds de Recherche Artistique ») – analogue au FWO scientifique – serait un atout évident.