9 x 9 questions sur la recherche-création

Frédéric Plazy


 

Qui êtes-vous ? Comment, dans votre parcours, avez-vous rencontré la question de la recherche-création ?

Je m’appelle Frédéric Plazy et je dirige, depuis 2011, La Manufacture, Haute école des arts de la scène, basée à Lausanne (Suisse). J’ai un parcours assez atypique puisqu’il combine une longue formation universitaire en astrophysique et une formation et une pratique d’acteur de théâtre de plus de 15 ans. En parallèle, j’ai également créé en France, en 2000, les Chantiers Nomades, un centre de recherche et d’expérimentation artistique sur le théâtre et le cinéma à destination des professionnels du spectacle vivant, structure que j’ai dirigée jusqu’à mon départ pour la Suisse.

La question de la recherche a été très tôt présente dans mon parcours, par le biais universitaire. C’est dans son sens « classique », au sein des sciences dures, que je l’ai d’abord côtoyée durant mes études et jusqu’à mon doctorat.

Comme acteur, j’ai souvent utilisé la notion de recherche s’agissant des répétitions. Pour les artistes de la scène, toute tentative au plateau, toute répétition s’apparente une phase de « recherche » et ils la nomment ainsi. Elle n’est en fait ni plus ni moins qu’une phase d’expérimentation au sein d’un processus de production bien défini.

La question de la recherche-création s’est véritablement posée pour moi, sans que j’emploie ce terme, lors de la création des Chantiers Nomades. En effet, cette structure se voulait une alternative au processus de production habituel des artistes, un moment où les artistes s’autorisent à penser la création artistique hors du processus de production, un endroit où le processus importe plus que le résultat et où la question du résultat ne se pose en fait même pas.

J’ai retrouvé cette question en arrivant à La Manufacture : dans cette institution de formation tertiaire, véritable université des arts scéniques, la recherche-création devait être nommée et revendiquée comme telle, et c’est là que les problèmes ont commencé…

Pour vous, qu’est-ce que la recherche-création ?

C’est une question importante et inutile à la fois. Il est important de savoir ce que l’on fait, quels objectifs on poursuit, dans quoi l’on s’inscrit. Le problème, il me semble, c’est que la recherche-création consacre beaucoup trop d’énergie à chercher à se définir à ses propres yeux et aux yeux des autres (institutionnels, politiques, bailleurs de fonds…). Les artistes qui la pratiquent perdent un temps précieux à cet exercice. Coincé entre des artistes qui envisagent toute répétition comme une recherche et des universitaires qui pensent la recherche sur un mode classique formaté par les modèles académiques, issus principalement des sciences dures, celui qui pratique la recherche-création se définit en creux. Il n’est, le temps de sa recherche, ni l’un ni l’autre. La difficulté que l’on rencontre à faire exister la recherche-création ne lui est pas consubstantielle, elle provient davantage de son besoin, ou de celui qu’on lui fait sentir, de se nommer et d’exister en référence et par comparaison. C’est ce qui rend contre-productive toute tentative de définition à proprement parler.

Selon moi, la recherche-création est un moment dans la vie d’un artiste où il peut envisager sa pratique autrement, hors des schémas établis de la production artistique qui impliquent l’existence d’un projet artistique préalable, une durée de répétition programmée et des contraintes, notamment techniques et administratives, inhérentes à la fabrication d’un spectacle. Comment, par sa pratique, sa curiosité, son expérience, au contact d’autres praticiens, de théoriciens, un artiste envisage-t-il, pour un temps, une question posée par la scène, sans se préoccuper de lui apporter une réponse ? La recherche-création est productrice de pensée et d’action, et s’apparente de ce fait aux sessions de répétition « classiques » comme aux protocoles de recherche académique.

Comment la recherche-création se déploie-t-elle dans votre vie professionnelle ?

C’est plutôt la façon dont elle ne se déploie pas qui m’incite à valoriser la recherche-création ! Comme acteur, je n’ai jamais pu bénéficier de temps de ce type et il m’a cruellement manqué. Je trouvais que concentrer le travail de l’artiste sur l’accumulation des productions était un gâchis !

Actuellement, ma vie professionnelle consiste surtout, dans ce domaine, à trouver les moyens de mettre en place des moments de recherche-création dans les meilleures conditions possibles, pour des artistes qui le souhaitent – ce qui n’est d’ailleurs pas le cas de tous les artistes, et c’est dommage. J’adorerais proposer les contours d’un projet de recherche-création (c’est-à-dire d’un espace-temps artistique alternatif aux schémas classiques de production) et y participer comme artiste et comme chercheur, mais je n’ai malheureusement pas le temps d’occuper cette place-là. En tant que directeur d’institution, mon travail est d’abord de faire valoir le bien-fondé de la recherche-création auprès des politiques, des bailleurs de fonds classiques de la recherche et de chercher des financements alternatifs pour que ces projets puissent se dérouler dans les meilleures conditions.

Plusieurs termes permettent aujourd’hui de décrire le croisement des disciplines : transdisciplinarité, interdisciplinarité, pluridisciplinarité, postdisciplinarité… En revendiquez-vous un particulièrement ? Si oui, pourquoi ? Et comment vous paraît-il lié à la question de la recherche-création ?

Je ne suis pas un spécialiste de la terminologie, ni de l’histoire de ces termes. Il me semble que pluridisciplinarité ou postdisciplinarité renvoient davantage à l’idée d’un collage de formes ou de pratiques que l’on observerait a posteriori. Les termes transdisciplinarité et interdisciplinarité font davantage écho à un mouvement, à un processus de travail, et me paraissent davantage liés à la question de la recherche-création pour cette raison-là. Je revendiquerais plutôt ces deux derniers termes, et peut-être plus encore celui de transdisciplinarité. Le terme interdisciplinarité renvoie à quelque chose de reconnaissable : on reconnaît les disciplines mises en jeu dans la forme finale. Le terme de transdisciplinarité, lui, pourrait donner lieu à une forme nouvelle née de la rencontre de disciplines spécifiques…

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Extrait de Partition(s) – objet et concept des pratiques scéniques (20e et 21e siècles) dirigé par Julie Sermon et Yvane Chapuis,
fruit d’un projet interdisciplinaire mené à La Manufacture entre 2013 et 2015.
© Les Presses du réel, 2016

Pouvez-vous présenter un projet qui vous paraît relever de la recherche-création : d’où est-il né ? De la recherche, de la création, d’un interstice ? D’une rencontre ? D’une initiative institutionnelle ?

J’évoquerais un projet spécifique aux arts de la scène et développé au sein de La Manufacture, le projet « Partition(s) ». Il s’agit d’une démarche interdisciplinaire visant à questionner par la pratique et la théorie le rôle que joue la trace d’une expérience dans le processus de création ou de re-création, et la façon dont elle peut être conservée – notamment sous la forme de partition. Il est né d’un contexte, celui de La Manufacture, regroupant depuis peu sur un même site, du théâtre, de la danse et des questionnements propres à la démarche d’un chercheur en art. Il s’empare de questionnements propres à la pratique dans chacune des disciplines considérées, le théâtre et la danse bien sûr, mais aussi le cinéma et la musique qui ont également affaire avec le processus de reproduction des formes. Ce projet a donc donné lieu à des collaborations avec d’autres écoles spécialisées dans la musique et le cinéma[1].

Quelles résistances rencontrez-vous ou avez-vous rencontrées (institutionnelles, économiques, épistémologiques, artistiques…) ? Pouvez-vous donner un exemple concret ?

Dans la mise en place de ce type de projets, on rencontre beaucoup de résistances, essentiellement à cause du positionnement en creux de la recherche-création. Les instances fédérales qui, en Suisse, financent la recherche en général, ont du mal à entendre les spécificités de la recherche-création. Elles l’étudient à l’aune des critères académiques habituels, sur la base de formats issus de la recherche scientifique (nombre de publications dans des revues à comités de lecture, standards de la valorisation de cette recherche, statuts des personnels encadrant la recherche…) qui sont incompatibles avec la recherche pratiquée dans une école d’art, notamment La Manufacture. Pour donner un exemple concret, l’essentiel des enseignants et chercheurs de La Manufacture sont des praticiens et spécialistes en activité, qui interviennent à l’école en qualité de vacataires pour des sessions de travail (cours et workshops) de durées déterminées, de quelques jours à quelques mois. Ce statut d’intervenants-artistes est fondamental pour la vitalité de l’enseignement à La Manufacture, il est important que les enseignants restent au contact de l’actualité de la scène et ceux-ci sont tout à fait légitimes pour porter les projets de recherche-création de La Manufacture. Or les critères d’examen des projets par les instances fédérales se basent sur un statut de personnel permanent dédié à des tâches de recherche et d’enseignement au sein de la Haute école… Ce paradoxe nous oblige à inventer des stratégies de contournement purement formelles pour remplir des critères qui pourraient, à terme, nuire aux projets eux-mêmes… Pourtant, pour que notre recherche soit véritablement prise en compte et que des projets ambitieux puissent se monter, il est indispensable de compter sur des financements complémentaires issus de ces instances fédérales. Il serait donc nécessaire que la recherche-création soit considérée pour ce qu’elle est, dans toute sa richesse et sa spécificité, et que les critères d’examen de ces projets soient adaptés en fonction.

Comment décririez-vous les relations entre lieux dédiés à la recherche, lieux dédiés à la formation et lieux dédiés à la création ?

Au risque d’être un peu provocateur, il n’existe pas à proprement parler de lieux véritablement dédiés à la création… Ce sont pour la plupart des lieux de production qui accompagnent la création de spectacles dans des formats définis et répétés. Pourtant, formation, recherche et production devraient participer d’un même mouvement pour former de véritables lieux de création artistique. Il serait nécessaire que des lieux accompagnent les artistes en remettant en cause les formats de production selon le type de projets artistiques. De tels lieux devraient naturellement se préoccuper de formation et de recherche. Leur émergence ne viendra pas du secteur de la production. Elle pourrait venir des lieux de formation et de recherche, si on les laisse revendiquer leur spécificité disciplinaire.

Au risque de me répéter, la recherche-création est une façon d’envisager différemment la création, hors des formats définis de la production. Ses résultats, comme ses protocoles, sont des outils dont les étudiants doivent pouvoir disposer pour envisager un parcours artistique professionnel digne et responsable.

Habituellement, les travaux de recherche et les œuvres artistiques ne créent pas les mêmes objets et ne partagent pas les mêmes modes de diffusion. Dans quelle mesure, selon vous, la recherche-création permet-elle de former des objets hybrides ? Le cas échéant, quels changements en termes de diffusion ces objets impulsent-ils ?

La recherche-création permet de former des objets hybrides, car elle permet une élaboration hybride des projets. De tels objets, dont les formats, les lieux de présentation, les modalités de réception se décalent des normes habituelles, doivent trouver des modalités de diffusion propres. C’est un mouvement de fond et d’ensemble qui nécessite une écoute et une intelligence de l’ensemble du champ artistique professionnel, depuis la formation jusqu’à la diffusion et la médiation. Il est nécessaire de repenser le cahier des charges de tous les types de structure, de façon à leur permettre de créer et d’accueillir ces objets. De même, il est nécessaire d’accorder plus de confiance aux artistes et aux structures artistiques pour penser des objets répondant davantage à une démarche qu’à des critères prédéfinis.

À votre avis, que manque-t-il encore à la recherche-création en France ? Avez-vous connaissance d’autres modèles sur le plan international et dans quelle mesure vous semblent-ils transposables dans le contexte français ?

Il me semble qu’il y a encore en France un conservatisme farouche des structures artistiques, fragilisées financièrement et très exposées. Sur le plan des arts vivants, il existe à ma connaissance très peu de structures professionnelles mettant concrètement en œuvre une recherche-création digne de ce nom, et les lieux de formation s’en méfient beaucoup pour les remises en cause structurelles qu’elle pourrait induire ; les lieux de production y sont sourds, préoccupés qu’ils sont par le respect de leur cahier des charges avec des financements toujours plus minces…

Le modèle de La Manufacture (une recherche-création mise en œuvre au sein d’une école d’arts scéniques), modèle perfectible comme on vient de le voir, pourrait être mis en place en France dans des structures conjointement reconnues par les secteurs publics de la culture et de l’enseignement supérieur, des structures ouvertes et curieuses, potentiellement multidisciplinaires. Il faudrait pour cela une véritable volonté des pouvoirs publics pour ces développements et accepter de ne pas contraindre les financements à des modèles préconçus de fonctionnement ou à des critères trop rigides.

 

Notes

[1] Pour en savoir plus, voir le site de la Manufacture.

 

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