Jean-Loup Rivière
Qui êtes-vous ? Comment, dans votre parcours, avez-vous rencontré la question de la recherche-création ?
Je suis quelqu’un qui évite la première question en espérant que la seconde y réponde.
J’ai très tôt cheminé avec ce qui se nomme aujourd’hui « recherche-création », nouage singulier, inconfortable et moteur, entre travail théorique et pratique. Khâgneux caennais en 1968, puis étudiant en philosophie à l’université de Caen, j’y ai fondé à 19 ans un « Groupe de Recherches Théâtrales » et une revue, L’Autre Scène. Mises en scène et productions de textes théoriques s’y articulaient. Un de nos spectacles ayant été sélectionné, grâce à Robert Abirached, au Festival du Théâtre des Nations dirigé alors par Jean-Louis Barrault au Théâtre Récamier, Alain Trutat et René Farabet m’ont proposé, après l’avoir vu, d’en faire une version radiophonique dans leur Atelier de Création Radiophonique sur France Culture. J’y suis resté quelques années tout en préparant une thèse sur le théâtre avec Roland Barthes qui mourut avant que je ne l’aie terminée. Par ailleurs, il avait conçu un projet de recherche sur l’image pour le Centre Pompidou à la demande de son président, et m’avait demandé de m’en occuper. Parmi les réalisations, il y eut notamment une « Revue de l’image », productions de petits films qui étaient prétexte à des soirées de débats, et des projets d’expositions censés réunir les quatre départements du Centre. Un de ces projets fut réalisé, « Cartes et figures de la terre » dont le fort catalogue en était la « réflexion ». Après un passage à l’Unesco et au journal Libération comme critique dramatique, Jean-Pierre Vincent tout juste nommé Administrateur général de la Comédie-Française me propose d’en être le Secrétaire général. J’y reste une vingtaine d’années comme Conseiller littéraire & artistique, période où ce théâtre ne fut dirigé que par des metteurs en scène, avant que le président de la République (c’est lui qui nomme l’Administrateur général de ce théâtre !) ne revienne à la « tradition » d’y placer un acteur de la troupe. Je dirige pendant dix ans les trimestriels Cahiers de la Comédie-Française, créés grâce à Jacques Lassalle. Il existait peu de revues de théâtre à l’époque, et il nous semblait qu’il était du devoir du théâtre le mieux doté du pays de publier un organe de réflexion sur le théâtre, et non, comme c’est souvent l’usage dans beaucoup de théâtres, une défense et illustration de ses productions propres. Ayant obtenu un doctorat sur travaux et une habilitation à diriger des recherches, je suis ensuite engagé à l’ENS de Lyon où j’enseigne les études théâtrales, et dirige le Département des arts. Vous savez qu’un des principes pédagogiques était qu’une pratique artistique soit inscrite dans le cursus, la visée n’étant pas de former des artistes, mais de varier les modalités de la recherche. En même temps, j’enseignais au Conservatoire national supérieur d’art dramatique, appelé par Claude Stratz. Aujourd’hui, je continue à enseigner dans cette école renouvelée sous la direction de Claire Lasne-Darcueil qui est particulièrement attentive aux problématiques de la recherche, et qui participe activement au projet de doctorat SACRe dont je dirige le laboratoire avec Emmanuel Mahé.
Pour vous, qu’est-ce que la recherche-création ?
J’ai quelque scrupule à en donner une définition, il me semble préférable d’en esquisser le cadre. Et je ne parle ici qu’en référence à l’expérience du doctorat SACRe. Une définition supposerait une position de surplomb, une sorte de motion prescriptive. Or, comme on le sait, la chouette de Minerve s’éveille au crépuscule. Le jour de l’action précède la nuit de la réflexion, et l’artiste vient avant l’universitaire. Le cadre de ce qu’on peut en effet appeler « recherche-création » se définit avec les conséquences d’un postulat. Toute œuvre, c’est un lieu commun, comporte une « leçon », elle « enseigne » quelque chose, sans le savoir nécessairement, et sans le dire. Modelant et transformant ma sensibilité, elle instruit ma pensée et forge ma relation au monde. Une œuvre qui peut être qualifiée de « recherche-création » enseigne comme toute autre, mais intègre et formule les modalités de son enseignement, elle relève ce qui, en elle, est transmissible. C’est pourquoi un doctorat « d’artiste » a un sens. Il ne s’agit pas d’un artiste qui cherche plus qu’un autre, ou qui se prend comme objet d’étude. Il ne s’agit pas non plus de produire une œuvre plus ou moins réflexive (théâtre dans le théâtre, jeu de citations autoréférentielles, etc.), la modernité en a souvent fait son miel. « L’artiste-chercheur » fabrique une œuvre qui rend visible son enseignement, au sens où Brecht voulait rendre « visibles » les sources de lumière. C’est une œuvre « éclairée », son originalité est ouverte. Mais il faudrait remplacer la notion de « recherche-création », si imprécise qu’elle est difficilement utilisable, et trouver un terme qui suggère la dynamique et la puissance pédagogique de l’œuvre de l’artiste-chercheur. C’est ainsi que la « recherche-création » n’a pour moi pas de sens hors la perspective de l’enseignement, enseignement de soi-même et des autres dans toutes les circonstances, tous les lieux dédiés, et sous des formes établies ou à imaginer. Il est en effet impossible de distinguer les œuvres qui sont de « recherche » et celles qui n’en seraient pas, et le critère de ce qui s’appelle « recherche-création » me semble donc être principalement le pédagogique, dans un sens le plus large possible. Un artiste qui soutient une « thèse » en « recherche-création » devient docteur, et l’on sait que ce mot signifie celui qui enseigne…
Comment la recherche-création se déploie-t-elle dans votre vie professionnelle ?
En mordant sur la vie privée.
Plusieurs termes permettent aujourd’hui de décrire le croisement des disciplines : transdisciplinarité, interdisciplinarité, pluridisciplinarité, postdisciplinarité… En revendiquez-vous un particulièrement ? Si oui, pourquoi ? Et comment vous paraît-il lié à la question de la recherche-création ?
Je n’en emploie aucun, sauf quand leur usage est nécessaire lors des demandes de subsides, dans les projets de colloques ou les rapports pour évaluateurs. C’est en effet un mot sésame qui signifie modernité, originalité, nouveauté… En réalité, il n’y a pas de discipline qui ne se développe sans sortir d’elle-même, sans convoquer d’autres savoirs et pratiques, il n’est donc pas nécessaire de compléter le mot de discipline qui suppose lui-même une multiplicité dynamique. Je suis en fait favorable à une disciplinarité omnivore.
Pouvez-vous présenter un projet qui vous paraît relever de la recherche-création : d’où est-il né ? De la recherche, de la création, d’un interstice ? D’une rencontre ? D’une initiative institutionnelle ?
Les plus proches et les plus récents que je connaisse sont ceux réalisés dans le cadre du doctorat SACRe (Sciences, arts, création, recherche). Il s’agit d’un projet de cinq écoles d’art nationales et supérieures[1] et de l’ENS (Ulm) réunies dans l’université Paris Sciences & Lettres. Les artistes qui suivent ce cursus deviennent « docteurs » après soutenance devant un jury composé à parité d’artistes et d’universitaires. Cette entreprise est encore modeste, et elle n’est pas seule, mais il ne faut pas sous-estimer la mutation qu’elle représente : l’Université confère un de ses titres à un artiste. C’est considérable ! Il est vrai que Pétrarque avait montré le chemin en voulant se faire couronner à Rome. Il y a des lauriers qui repoussent…
Si l’on cherche des exemples dans l’histoire récente des arts – rude comparaison ! –, on pourrait citer les Lehrstücke de Brecht, la Boîte-en-valise de Duchamp, certains films de Godard, Játékok de Kurtag, les spectacles de Peyret… Si ces œuvres peuvent servir de critère, c’est dans la mesure où leur mode de composition révèle leur puissance cognitive.
Quelles résistances rencontrez-vous ou avez-vous rencontrées (institutionnelles, économiques, épistémologiques, artistiques…) ? Pouvez-vous donner un exemple concret ?
On pourrait parler des résistances ou des obstacles, mais il faut d’abord remarquer que la période est plutôt faste. Les deux mondes de l’étude et de la création se parlent, échangent, se nourrissent réciproquement, ce qui n’a pas toujours été le cas. Il faut cependant être vigilant car des mouvements de repli disciplinaire sont toujours à craindre. Il est donc possible que, dans les années à venir, il y ait une phase réactionnaire de rétablissement des frontières. La question est d’ailleurs globale.
Les obstacles sont ceux que connaissent tous les chercheurs, et de plus en plus : remplacer la recherche par son évaluation, transformer tout chercheur en fund raiser, donner son énergie pour créer des institutions nouvelles, et passer ensuite du temps à les réunir, etc. L’obstacle majeur vient des rigidités ou des incohérences institutionnelles. Elles sont encore fortes. Deux exemples : l’élève qui est entré dans une École normale supérieure avec une option artistique est dans un établissement censé le préparer à un concours qui n’existe pas (pas d’agrégation d’études théâtrales, cinématographiques, ou d’histoire de l’art) ; un artiste qui a le grade de docteur, par un dispositif tel que SACRe, ne remplit pas nécessairement les critères lui permettant d’être qualifié pour devenir maître de conférences ou professeur. On crée quelque chose de nouveau et d’intelligent, mais on veille à ce qu’il ne puisse accomplir sa vocation.
La situation est paradoxale : tout le monde, ou presque, est aujourd’hui convaincu de la pertinence des enseignements artistiques. Tout le monde, ou presque, sait qu’il s’agit de bien plus que d’un éveil du goût, d’une aimable diversification des connaissances, ou de l’acquisition de petits fétiches culturels. Ces enseignements sont essentiels pour aiguiser la sensibilité, former le jugement, éveiller le sens critique, libérer l’imagination, partager un raisonnement, habituer au travail collectif, comprendre l’histoire, etc., et ceci, autrement mais autant que les mathématiques ou les langues anciennes. Pourtant, malgré de régulières volontés politiques, il n’y a pas eu de mesures de quelque ampleur, hormis des annonces, des colloques et des rapports… Et l’artiste-chercheur, qui devrait être au cœur de ce dispositif, reste un supplétif précaire.
Comment décririez-vous les relations entre lieux dédiés à la recherche, lieux dédiés à la formation et lieux dédiés à la création ? Habituellement, les travaux de recherche et les œuvres artistiques ne créent pas les mêmes objets et ne partagent pas les mêmes modes de diffusion. Dans quelle mesure, selon vous, la recherche-création permet-elle de former des objets hybrides ?
La géographie culturelle a beaucoup changé ces dernières décennies. Il faut distinguer les disciplines et les genres. Aujourd’hui les lieux ne sont pas véritablement dédiés à un genre : par exemple, on pourra assister à un spectacle expérimental dans une salle de la Comédie-Française, et à une production académique dans le Off avignonnais… Ce n’était pas le cas il y a une quarantaine d’années. Mais les bâtiments restent principalement spécialisés par discipline. C’est pourquoi il est bon qu’il existe des lieux qui mêlent les disciplines et les genres, c’est-à-dire différents arts sous différents modes, du divertissement à l’expérimental, des lieux qui soient à la fois ésotériques et exotériques. Il y a la Gaîté Lyrique ou le Centquatre à Paris ; l’IMEC à Caen accueille des bals littéraires et des séminaires de recherche, et on trouve la même mixité à Marseille à la Friche La Belle de Mai, par exemple… Quelque chose de cet ordre avait été visé avec les Maisons de la Culture voulues par André Malraux. Cela revient sous une autre forme.
Vous employez le terme « hybride » dont je me méfie un peu : il passe communément pour qualifier notre modernité, mais, dans le champ du théâtre, par exemple, la combinaison d’arts distincts est pratiquée depuis les Grecs de l’Antiquité… L’introduction de la vidéo au théâtre apparaît comme le comble du nouveau, mais l’usage des images animées sur une scène de théâtre date de presque un siècle. La question est de savoir si une nouvelle technique ou une nouvelle combinaison de pratiques représentent une mutation esthétique ou non. Il est assez difficile de trancher. L’introduction de l’électricité a certainement été l’occasion d’une telle mutation au théâtre, comme la lutherie électronique en musique, mais je ne suis pas sûr que ce soit le cas de la vidéo.
Hybride est cependant utile, mais il faudrait spécifier chaque modalité de complexité, et trouver un terme générique. Hétéroclite est bon pour ce qui est hors norme, sans unité, et un peu hasardeux : de l’altérité qui est tombée là. Composite, pour le divers aggloméré. Mixte, pour le mélange des genres… Hybride me semble en effet pertinent pour qualifier ce qui est une des voies les plus intéressantes de la « recherche-création » : le lien à la science – quand l’art n’est pas là pour illustrer la science, ni la science pour fournir des techniques à l’art, mais quand un croisement de méthodes, des frictions de connaissances donnent naissance à un objet nouveau.
La plus importante précaution, quant à l’organisation de la « recherche-création », c’est de faire en sorte que les dispositifs ne soient pas prescriptifs, qu’ils n’informent pas, ou le moins possible, la recherche et la création : elle doit inventer elle-même ses sujets et ses méthodes. Il faut se souvenir que Jacques Copeau avait créé le théâtre du Vieux-Colombier pour y accueillir notamment une nouvelle dramaturgie : elle ne s’est pas présentée, elle est survenue ailleurs. Le cadre ne peut pas tout, et il ne faut pas que le berceau fabrique le nouveau-né…
Notes
[1] Soit le Conservatoire national supérieur d’art dramatique, le Conservatoire national supérieur de danse et de musique de Paris, l’École nationale supérieure des Beaux-Arts, l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs et l’École nationale supérieure des métiers de l’image et du son (la FEMIS).