9 x 9 questions sur la recherche-création

SPEAP | Jean-Michel Frodon et Donato Ricci


 

Qui êtes-vous ? Comment, dans votre parcours, avez-vous rencontré la question de la recherche-création ?

Je ne suis pas une personne, mais un programme pédagogique, créé au sein de Sciences Po par Bruno Latour en 2010. Je m’appelle SPEAP (pour Sciences Po, École des arts politiques). Bien que je n’utilise pas le terme « recherche-création », il me semble que ce qu’il désigne correspond beaucoup à ce que je fais.

Pour vous, qu’est-ce que la recherche-création ?

Même si la formule paraît mettre à égalité les deux termes, « recherche » et « création », il me semble qu’il s’agit surtout d’une démarche de recherche, mais qui mobilise les outils de la création artistique, à la fois les pratiques artistiques et des éléments de la théorie esthétique. Le but de la recherche-création, c’est la recherche, mais une recherche produite par les moyens des pratiques artistiques, architecturales et du design ; celles-ci permettent de renforcer les aspects critiques et spéculatifs de la recherche tout en augmentant le possible impact et le rayonnement de ses résultats.

Je suis né de l’hypothèse qu’on pouvait faire travailler ensemble de jeunes chercheurs et de jeunes artistes, en mobilisant les savoir-faire de chacun dans des recherches collectives consacrées à des cas concrets. D’une part, il s’agit donc pour moi de recherche appliquée, où les connaissances et les talents en musique, en poésie, en théâtre, en photographie, en danse, en design, en urbanisme, etc., sont de même importance et de même utilité que les connaissances et les talents en sociologie, en philosophie, en anthropologie ou en économie. D’autre part, je trouve un intérêt particulier à renouveler les méthodes et les processus qui rendent ces collaborations possibles. Pour obtenir une symbiose entre recherche et création, il est difficile d’user de méthodes qui soient exclusives à l’une de ces activités. Il faut inventer de nouvelles manières de conduire ces projets.

Plusieurs termes permettent aujourd’hui de décrire le croisement des disciplines : transdisciplinarité, interdisciplinarité, pluridisciplinarité, postdisciplinarité… En revendiquez-vous un particulièrement ? Si oui, pourquoi ? Et comment vous paraît-il lié à la question de la recherche-création ?

Plutôt « inter- » ou « pluri- » que « trans- » ou « post- ». Il y a bien plus de bénéfice à s’appuyer sur des ressources multiples et différenciées qu’à prétendre tout mélanger dans une soupe qui aura les saveurs superficielles de l’hypermodernité et se révèlera vite insipide, et inférieure à la somme de ses composants.

Pouvez-vous présenter un projet qui vous paraît relever de la recherche-création : d’où est-il né ? De la recherche, de la création, d’un interstice ? D’une rencontre ? D’une initiative institutionnelle ?

Ma raison d’être relève de la recherche-création. L’exemple le plus spectaculaire est certainement Le Théâtre des négociations, commande de Sciences Po s’étant traduite par un « pre-enactment » de la COP21 au Théâtre Nanterre-Amandiers, avec quelque 250 jeunes gens du monde entier jouant selon des règles à la fois fidèles et déplacées par rapport à la véritable COP, grâce à un ensemble de travaux portant à la fois sur les sujets scientifiques (environnement, politique internationale…) et artistiques (dispositifs scéniques, dramaturgie…).

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Réunions des délégués en commissions au cours du Théâtre des négociations,
pre-enactment de la COP21 organisé par SPEAP au Théâtre Nanterre-Amandiers, mai 2015.
© Jean-Michel Frodon

Mais depuis ma création, à moindre échelle, ce sont quelque vingt-cinq « commandes » auxquelles ont répondu mes élèves. Par exemple, une photographe, une chorégraphe et un anthropologue travaillant à une autre représentation d’espaces urbains d’une ville de banlieue, une dessinatrice, une urbaniste et une documentariste esquissant une redéfinition des relations entre usagers d’un territoire rural, un architecte, une plasticienne et une chorégraphe étudiant les conditions conflictuelles de présence de SDF dans un quartier de Paris et les possibilités d’en déplacer la configuration, pour sortir d’une impasse menaçant de devenir violente…

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Enquête de terrain des élèves de SPEAP, promotion 2015-16,
dans le quartier Pleyel d’Aubervilliers,
à l’initiative de deux associations (Cuesta et Gongle)
animées par deux anciennes élèves de SPEAP.
© Jean-Michel Frodon

Quelles résistances rencontrez-vous ou avez-vous rencontrées (institutionnelles, économiques, épistémologiques, artistiques…) ? Pouvez-vous donner un exemple concret ?

J’ai été créé grâce à l’influence dont bénéficie Bruno Latour au sein de Sciences Po, et au soutien du directeur de l’époque, mais dans ce qu’on appellera une légère incompréhension de l’institution en général. Peu à peu, j’ai conquis assez de légitimité pour être aujourd’hui adopté au sein d’une des principales composantes de l’institution, l’École des Affaires publiques. Cela a stabilisé aussi la situation financière, qui en avait bien besoin.

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Échauffement dans la cour de Sciences Po, promotion 2017-18.
© Jean-Michel Frodon

Comment décririez-vous les relations entre lieux dédiés à la recherche, lieux dédiés à la formation et lieux dédiés à la création ?

Je vis très bien d’être installé dans un lieu dédié à la formation (une « grande école ») ainsi que dans un lieu dédié à la création, le Théâtre Nanterre-Amandiers. Pour moi, tout lieu est potentiellement dédié à la recherche, notamment, bien sûr, une école et un théâtre.

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Production d’un numéro spécial de la revue Mouvement consacré à SPEAP,
avec les élèves de la promotion 2012-13 et la rédaction de la revue.
© Jean-Michel Frodon

Habituellement, les travaux de recherche et les œuvres artistiques ne créent pas les mêmes objets et ne partagent pas les mêmes modes de diffusion. Dans quelle mesure, selon vous, la recherche-création permet-elle de former des objets hybrides ? Le cas échéant, quels changements en termes de diffusion ces objets impulsent-ils ?

Mes travaux n’ambitionnent pas le statut d’œuvres. Ils ne sont pas « hybrides », ce sont des travaux de recherche, mais des recherches menées, entre autres, avec les moyens des arts. Quoi qu’il en soit, cette démarche est de plus en plus reconnue dans les champs de la création artistique et de la recherche académique. Il y a une nouvelle vague d’enquêtes composites hébergées dans les musées et biennales qui constituent la base pour des articles scientifiques et des monographies, comme The Museum of Oil, Italian Limes, Forensic Architecture.

À votre avis, que manque-t-il encore à la recherche-création en France ? Avez-vous connaissance d’autres modèles sur le plan international et dans quelle mesure vous semblent-ils transposables dans le contexte français ?

Il manque la compréhension, par la plupart des universitaires, du potentiel des pratiques artistiques, et par les artistes, les écoles d’art et les responsables culturels, des ressources singulières des pratiques artistiques dans le champ de la recherche. Cela progresse très lentement, mais cela progresse.

 

 

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