Dans la lignée de la « pensée complexe » définie dès les années 1980 par Edgar Morin comme une manière de tisser ensemble pensée critique, pensée créative et pensée responsable[1], plusieurs travaux plus ou moins récents invitent à interroger les partages disciplinaires historiquement établis au sein des sciences humaines et sociales. Que l’on pense à l’ouvrage collectif Qu’est-ce qu’une discipline[2] ? paru en 2006, aux recherches de Jean-Louis Fabiani sur la définition de la sociologie[3] ou aux travaux d’Ivan Jablonka[4] sur les liens entre écriture littéraire et écriture historienne : tous constituent des symptômes autant qu’une matière scientifique invitant les sciences humaines et sociales à se pencher sur leurs structurations disciplinaires, leurs contours conceptuels, méthodologiques et institutionnels.
Toutefois, c’est peut-être un sentiment de manque qui a suscité la tenue de la journée d’études à l’origine de ce chantier de la revue thaêtre : si l’histoire ou les sciences sociales se saisissent pleinement de ces enjeux, les études théâtrales et, plus largement, la recherche en arts semblent plus timides, alors même que les pratiques des chercheur·se·s privilégient de plus en plus la transversalité, que cette dernière désigne des recherches interdisciplinaires ou des croisements entre recherche et création. Cette journée d’études s’est tenue le 10 juin 2016. Intitulée « L’objet peut-il faire la méthode ? Penser les objets artistiques à partir de méthodologies transdisciplinaires », elle a révélé des questionnements qui constituent les fondements de ce chantier : particularités historiques et épistémologiques de la discipline académique que sont les « études théâtrales » ; association d’un champ théorique et d’un champ pratique souvent dissociés ; place de la recherche-création dans l’histoire et le présent des études théâtrales[5].
Le premier volet du dossier est consacré à quelques éléments d’histoire concernant la place du théâtre comme objet de recherche et d’enseignement au sein de l’université française. Cette histoire est mise en relief par des comparaisons avec les débuts de la discipline dans d’autres contextes géographiques et culturels. Quentin Fondu revient ainsi sur son hybridité originelle en France comme en Allemagne où elle prend le nom de Theaterwissenschaft (« L’invention d’une discipline hybride : les études théâtrales en France et en Allemagne »), quand Gabrielle Girot fait également appel à l’historiographie germanique, via le concept de performative turn emprunté à Fischer-Lichte, pour appréhender la constitution de l’un des objets essentiels des études théâtrales en France : la représentation (« Les prémisses des études théâtrales en France : un performative turn manqué ? »). À la manière des studies qui se sont développées outre-Atlantique, les études théâtrales apparaissent comme l’une des premières disciplines construites sur un objet plutôt qu’une méthode (discursive et technique). De ce fait même, elles se sont constituées en champ ductile capable d’extraversions disciplinaires, qu’il s’agisse de ses membres ou de ses projets de recherche. C’est ce que l’article de Marie-Madeleine Mervant-Roux permet de mettre au jour en présentant ce qu’elle appelle la théâtrologie comme structurellement interdisciplinaire, du fait de son histoire (« Pluridisciplinarité structurelle, transdisciplinarités ponctuelles. L’apport des recherches théâtrologiques à la réflexion disciplinaire moderne »). En distinguant interdisciplinarité structurelle et transdisciplinarités ponctuelles, l’autrice propose de penser ces dernières comme des affermissements de la discipline, plutôt que comme des tentatives pour en outrepasser les limites. Faisant suite au programme de recherche « Le son du théâtre (XIXe-XXIesiècles) », le projet ECHO, autour de la voix dite « parlée » sur les scènes françaises dans la deuxième moitié du XXe siècle, permet d’appréhender certaines des multiples applications possibles de ces transdisciplinarités ponctuelles qui seraient autant d’« interdisciplinarités remarquables », selon l’autrice.
Plus tardive, la constitution de la danse comme discipline a confirmé la nature particulière de la recherche en arts sur le plan épistémologique, comme le montre Aude Thuries en abordant le cas de la recherche en danse : exotisme, autodidaxie, enjeux de qualification et de carrière, plasticité de l’objet, voire recherche sans objet. Il apparaît aujourd’hui clairement que d’autres disciplines puisent des concepts dans cette épistémologie ou reconnaissent la validité de l’approche historique et esthétique de ses objets (« Être chercheur “en danse” : la transdisciplinarité en question »). Juliette Cleuziou nous en donne un exemple. Elle démontre l’intérêt qu’il y a à prendre en compte l’application, dans d’autres disciplines, d’un concept commun : ici, celui de performance. L’évolution d’un concept dans une discipline connexe peut aider à problématiser une habitude discursive. Il peut aussi permettre de lire à nouveaux frais la pratique qui en fait l’objet (ici, les mariages tadjiks) et à en révéler des pans d’analyse possibles (« De faux amis ? Les concepts de rituel et de performance à l’épreuve d’une ethnographie du mariage au Tadkjikistan »).
Le deuxième volet du dossier chronique des expérimentations artistiques qui prennent la recherche comme méthode ou comme objet. Claire Besuelle et Martin Givors rendent compte d’un cycle d’ateliers de recherche-expérimentation, intitulé « L’invisible en jeu », qu’ils ont initié en 2017 et qui est consacré aux pensées et aux pratiques de l’énergie dans les arts de la scène (« ‘‘L’invisible en jeu’’ »). Ils s’arrêtent notamment sur les questions de temporalité et abordent les enjeux qui entourent la diversité discursive et spatiale des temps de réflexion d’un projet mêlant pratiques artistiques et pratiques scientifiques. Adeline Rosenstein, quant à elle, revient sur la construction d’un dispositif pluriel (installation sonore, partie documentaire historique, spectacle, épilogue documentaire) élaboré en 2009 à Wesserling, une cité industrielle sinistrée (« Notes sur un projet documentaire avec texte de théâtre comme prétexte »). Via les textes de Bertolt Brecht réunis par Heiner Müller sous le titre Fatzer Fragment, l’ambition était de remonter avec les habitant·e·s dans la grande histoire locale et dans les histoires intimes, marquées par un conflit tu : les torts causés aux Alsaciens par l’armée française, dès août 1914. Adeline Rosenstein présente un protocole de création marqué par l’exigence de la réflexion sociologico-historique portée sur le public du festival invitant. À un autre endroit de l’échiquier de la recherche comme motif de création, se situe la démarche de Cristina de Simone. Dans Envoûtements, spectacle, proférations, « conférence en action », la metteuse en scène et maîtresse de conférences explore les porosités entre conférencière et interprète, et ipso facto, pour le public issu du colloque, entre chercheur·se et spectateur·trice (« Détournement théâtral d’une thèse pour la réappropriation d’une histoire. À propos d’Envoûtements, spectacle, proférations par la compagnie Public Chéri »). De cette manière, la jeune docteure n’entendait pas seulement interroger les postures mais bien réinvestir le cœur de son sujet : l’engagement d’un lien entre art, vie et politique défendu par l’Internationale Situationniste. Invitant à se prémunir des usages abusifs et totémiques du vocable « recherche », Victor Thimonier s’arrête pour sa part sur la figure du metteur en scène Jean-François Peyret et son application 98,77% (« Jean-François Peyret : menace de la recherche et petites expérimentations »). Le metteur en scène de la compagnie tf2, dont le neurobiologiste Alain Prochiantz est le collaborateur régulier, a imaginé, avec Thierry Coduys, une application mobile prenant l’évolution comme mythe et comme processus biologique. L’auteur de l’article, doctorant et metteur en scène, montre comment la relation entre la recherche et la création se fonde aussi à un endroit de frictions et d’écarts indépassables.
Du fait de sa nature métamorphique et polymorphique, du fait aussi de l’histoire académique de la discipline, le théâtre réunit aujourd’hui des personnalités défendant des paradigmes de pensée et de construction de la pensée qui sont divers : de la recherche à la création, de l’académisme le plus poussé à l’anti-formalisme le plus radical, de la promotion du savoir rationaliste à celle d’une perception essentialisée. Dans le contexte présent, il s’agit pourtant bien souvent d’imaginer et de concevoir des endroits de rencontre fructueuse entre ces paradigmes variés. Si ce mouvement apparaît cohérent du point de vue de l’historiographie de la discipline, il n’en reste pas moins que les questions soulevées sont nombreuses, parfois critiques, ce que la multiplicité des rendez-vous sur le sujet révèle. Les témoignages de certain·e·s des principales actrices et des principaux acteurs de ce mouvement constituent le troisième volet de ce dossier, centré sur les formes contemporaines que peut prendre la recherche-création en théâtre. S’ils n’épuisent pas un continent en pleine expansion et en constante mutation, les neuf questionnaires permettent toutefois d’établir le spectre de définitions et d’actions ouvert par la formule « recherche-création », notamment dans ses approches françaises. Pour ce faire, les questions posées reviennent sur les parcours individuels, témoignent de projets mis en œuvre, soulignent des résistances passées ou actuelles, réfléchissent aux enjeux formels de réception et envisagent les perspectives qui s’offrent à cette (ou à ces) modalité(s) d’approche artistique et scientifique encore en voie d’élaboration (« 9 x 9 questions sur la recherche-création »).
Par touches, ce dossier revient ainsi sur le procès en illégitimité adressé aux études théâtrales dans le champ académique, qui est sous-jacent à sa constitution et à son affirmation, et explore le champ théâtral comme un continent ouvert d’expérimentations à orientations disciplinaires variables. Ces dernières vont parfois dans le sens d’une consolidation des liens avec des méthodes et des disciplines représentatives de la scientificité traditionnelle, parfois dans celui d’une extrapolation universitaire qui mobilise la dimension première des objets de la discipline : la création. Ce dossier répond, nous l’espérons, au souhait de restituer ces orientations diverses, en les remettant dans la perspective historique propre aux études théâtrales, mais en embrassant également les questions définitionnelles que ces réorientations posent à l’art comme à l’université, en termes de limites formelles et conceptuelles.
Notes
[1] Edgar Morin a défini cette idée dès 1982 dans Science avec conscience (Paris, Fayard), mais ne cessera d’en préciser les enjeux, notamment dans Introduction à la pensée complexe (Paris, Seuil, 1990) ou, différemment, dans Le Défi du XXIe siècle : relier les connaissances (Paris, Seuil, 1999).
[2] Jean Boutier, Jean-Claude Passeron et Jacques Revel (dir.), Qu’est-ce qu’une discipline ?, Paris, Éditions EHESS, coll. Enquête, 2006.
[3] Voir notamment Jean-Louis Fabiani, La Sociologie comme elle s’écrit. De Bourdieu à Latour, Paris, Éditions EHESS, coll. Cas de figure, 2015.
[4] Voir notamment Ivan Jablonka, L’histoire est une littérature contemporaine, Paris, Seuil, 2014.
[5] La recherche-création fait l’objet, en France, d’un nombre exponentiel de rendez-vous et de publications scientifiques. À titre non exhaustif, depuis 2016 : « Le doctorat recherche en création : enjeux épistémologiques et perspectives internationales », colloque ResCAM, 13 et 14 octobre 2016, Toulouse ; Marian Del Valle, « Un projet de recherche-création ‘‘avec la’’ et ‘‘en’’ danse », Recherches en danse [en ligne], 5|2016, mis en ligne le 15 décembre 2016 ; « Prétexte et sous-texte. Écrire et performer la violence (in)visible dans Trifles de Susan Glaspell », manifestation recherche-création de l’American Theatre Lab, 30 mars 2017, Toulouse ; « Scènes de recherche », Culture et recherche, n° 135, printemps-été 2017, Ministère de la culture – Direction générale de la création artistique (DGCA) ; « Vitrines du Labex Arts-H2H sur le thème de la recherche création », 5 et 6 octobre 2017, ENS Louis Lumière, La Plaine Saint-Denis ; « Le doctorat recherche en création : formats, process, approches méthodologiques », colloque ResCAM, 13 et 14 novembre 2017, Paris ; « La recherche-création : une utopie à explorer ? », colloque SLAM, 22 et 23 novembre 2017, Université d’Évry Val d’Essonne, Université Paris-Saclay ; « Recherches en scène », Culture et recherche, n° 136, automne-hiver 2017, Ministère de la culture – Direction générale de la création artistique (DGCA) ; « Recherche-création et méthodologies didactiques dans les arts et la technologie »,8 et 9 février 2018, Université de Strasbourg ; « Art et recherche : quelle rencontre ?! », 13février 2018, Centre national de la Danse (CND), Pantin, Ministère de la culture – Direction générale de la création artistique (DGCA), Paris ; « Atelier-laboratoire : performer la pensée », séances du 20 octobre 2017 au 18 mai 2018, Chloé Galibert-Laïné et Chloé Lavalette, ENS Paris ; « Corps de chercheurs, paroles d’artistes, du franchissement à la perturbation », journée d’études, 5 juin 2018, IMéRA, Marseille ; « L’artiste-chercheur/le chercheur-artiste dans les pratiques scéniques actuelles : étude d’un geste critique », première édition du cycle « Performer les savoirs/Performing knowledge », 21, 22 et 23 juin 2018, Chloé Déchery, Marion Boudier, MSH Paris Nord, Centre Pompidou, Théâtre Nanterre-Amandiers ; à la rentrée 2018-2019, un post-diplôme Recherche et Création est créé à Lyon entre l’ENSBA, le CNSMD et l’ENSATT, avec le soutien de l’Université de Lyon (voir le site de de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon).
Les auteurs
Géraldine Prévot est docteure en études théâtrales, ancienne élève de l’ENS de Lyon et actuellement professeure de lettres modernes dans l’enseignement secondaire. Sa thèse, menée sous la direction de Christian Biet et Jean-Loup Rivière, s’intitule « Alibis d’un autre monde ? Expériences théâtrales au-dehors à Paris et à New York, 1913-1939 » et porte sur plusieurs séances théâtrales tenues hors des murs théâtraux à proprement parler, en proposant de mettre à l’épreuve de l’histoire théâtrale le concept de dehors. Plus largement, ses recherches portent sur les liens entre théâtre et ville, et sur le théâtre américain de la première moitié du XXe siècle.
Quentin Rioual est ancien élève de l’ENS de Lyon (2010-2014), ATER et doctorant en études théâtrales à l’Université Paris Nanterre, sous la direction de Jean-Louis Besson. Il concentre ses recherches autour des phénomènes de convergence esthétique et sociale entre champ pictural et champ théâtral : sa thèse étudie la décoration dans les premières mises en scène des pièces de Maeterlinck (1891-1918) ; en parallèle, ses derniers travaux ont pris pour objet la réception de la littérature norvégienne sur la scène française (1999-2018) ainsi que l’historiographie et l’épistémologie des études théâtrales.
Pour citer ce document
Géraldine Prévot et Quentin Rioual, « Avant-propos », thaêtre [en ligne], Chantier #3 : Théâtre et recherche. Histoire et expérimentations, mis en ligne le 16 juin 2018.
url : https://www.thaetre.com/2018/06/16/theatre-et-recherche-avant-propos/