Les bouleversements climatiques sont démesurés et pourtant mesurables, futurs et pourtant présents, ils dépassent l’individu et dépendent néanmoins de l’action de chacun. Les difficultés à les penser se conjuguent à celles de les représenter. Elles mettent notamment le théâtre au défi de devoir choisir des échelles, des contextes, des temporalités, des actants, qui ne seront jamais qu’indicatifs, indiciels ou métaphoriques. En raison de l’urgence, de nombreux projets cherchent à rendre les spectateurs actifs, ce qui pose alors la question de leur instrumentalisation. Certains prennent le parti d’une fable réaliste ou d’une pièce documentaire, permettant aux spectateurs d’« entrer » dans la fiction[1] ou le témoignage par le biais de performeurs, et de concevoir des solutions pragmatiques. D’autres recourent à des événements profondément fictifs comme le fait Pieter de Buysser dans son spectacle Le Bout de la langue[2], mais s’ils ouvrent l’imaginaire, ils quittent souvent le sol des réflexions pratiques, et la portée de la critique est plus aléatoire. Des fictions nettement catastrophistes sont en revanche susceptibles de rencontrer le rejet ou le scepticisme des spectateurs, voire d’être rangées dans le fil des innombrables œuvres littéraires et cinématographiques grand public traitant de cataclysmes[3]. D’autres, enfin, conçoivent des projets participatifs, qui comprennent en général une dimension déceptive, afin de faire prendre conscience de l’énormité des efforts à fournir.
Conçu par la chorégraphe, metteuse en scène et autrice Ivana Müller, le spectacle Conversations déplacées[4] ne paraît pas s’attaquer aux problèmes de front et cherche plutôt à « passer par la bande ». L’action a lieu dans la nature en ne traitant pas directement de la survie des personnages. La fiction y semble particulièrement statique. Il semble que ce soit précisément par l’absence que ce spectacle entende appeler le spectateur à réfléchir, si ce n’est à agir. Il recourt aux divers modes d’activation évoqués, tout en tentant d’établir un nouveau rapport au spectateur. Est-ce que ce rapport préluderait alors à un changement d’attitude vis-à-vis de l’anthropocène ? On ne s’aventurera pas à trancher la question.
Une fiction sans enjeu ?
Esthétique de l’absence
Seule une grande plante dépotée habite le plateau face auquel s’installe le spectateur. Seuls quelques bruits acousmatiques se font entendre (des pas ?). Après un black-out, la scène dévoile un tableau vivant de quatre personnages dans des postures figées. On apprend que les individus se promènent dans une forêt, ils devisent sereinement. Le tableau vivant se déplie très lentement grâce à des gestes ralentis qui pourraient être lisibles, n’étaient leur rythme et leur incongruité : un des performeurs s’assied et déplie les jambes avec une extrême lenteur puis se retourne et détourne tout aussi lentement, un autre marche sur la pointe des pieds puis semble se glisser par une fente imaginaire. L’une des femmes porte par ailleurs des talons hauts qui semblent peu appropriés à la marche. L’hypothèse d’une balade du dimanche est confortée par le ton de conversation et la légèreté avec laquelle s’enchaînent les sujets[5]. Alors qu’une performeuse se demande par exemple s’ils ne sont pas déjà passés par là, un autre raconte ce qu’il faut faire s’ils s’égarent. Plus tard, lorsqu’une des femmes évoque une plante idéale quand on est perdu en forêt, l’un des promeneurs revient sur un professeur japonais qui aurait étudié les estomacs particulièrement résistants des Vietnamiens. Sont évoqués des films, des animaux rencontrés ou non. Un second black-out laisse défiler une bande de texte : « quelques jours plus tard ». Alors que la dame aux talons apparaît bien endurante, la conversation se poursuit, plusieurs thématiques s’ensuivent encore, et un troisième black-out annonce « quelques semaines plus tard ». Les conversations reprennent puis on se retrouve « quelques mois plus tard ».
Conversations déplacées d’Ivana Müller.
© La Ménagerie de Verre
Ce jeu avec la temporalité remet en question la situation de départ : quel est le sens de cette balade ? de la contextualisation en forêt ? Et quel est le sens d’une conversation qui s’éternise ?
La narration, à vrai dire, n’a pas de « départ », les personnages sont déjà en route ; l’histoire n’a pas de cadre, hormis le cadre naturel de la forêt, et ne paraît pas se diriger vers une fin. La conversation est circulaire, et la situation dépourvue de dynamique particulière est à l’image des mouvements : les personnages effectuent continûment des gestes, mais on ne sait de quoi ils sont les gestes, ce sont à proprement parler des gestes sans fin[6]. Situation, conversation et gestes sont suspendus. Ils sont tout bonnement suspendus aux mots. Il est question de voyages, d’être romantique ou non, de confier notre mémoire et nos photos aux ordinateurs et de s’en délester, et seul le visionnage de la captation me permet d’observer la récurrence d’hypothèses liées à la survie dans la nature : « que faire un soir d’hiver par moins cinq degrés » ? « qu’apprennent les scouts » ? « qui emmènerais-tu si tu devais survivre seul avec quelqu’un » ? Ces cas d’école font monter la tension, mais jamais la situation des personnages n’est expliquée, jamais elle n’est commentée, jamais n’affleurent la catastrophe, ni la misère ou le sublime. Au contraire, à la question de savoir avec qui survivre si on pouvait emmener une unique personne, Anne répond qu’elle désirerait partir avec Jean-Luc Godard. Cette performeuse s’efface au détour d’un black-out, mais on n’évoque sa disparition qu’une vingtaine de minutes plus tard et en passant. Le jeu sur le temps qui passe (performativement) est mis en tension avec une absence de dramaticité et d’événementialité : l’événement lui-même est passé sous silence, il se passe des choses, on ne sait toujours pas quel drame a lieu en cette situation hautement improbable. Chacun est affublé d’un petit sac à dos, plus ou moins sportif, où il n’y a certainement pas de place pour des tentes. Rien ne signale l’aventure au grand air. À aucun moment, une fuite de la civilisation n’est évoquée. À aucun moment, ne se produit une rencontre avec d’autres promeneurs ou fuyards. Si les problèmes de vie dans la nature reviennent régulièrement, la question de l’alimentation, absente depuis des semaines, n’est évoquée qu’à la vingtième minute, celle de la recherche d’eau potable devient l’objet d’un jeu. Nul méta-dialogue ne questionne la conversation elle-même. On dirait que la civilisation et le ton insouciant d’une conversation de salon sont transportés en forêt.
Mais à l’arrière-fond du dialogue subsistent les questions essentielles liées à la survie sylvestre. Tout se dit sur le fond de ce hors-champ, même si les personnages tournent autour comme autour d’un « centre vide »[7]. Ces questions de survie ne renvoient pas seulement au cadre, à la situation, elles contribuent à ce que les spectateurs soient dans l’attente de sens. Chaque mot est susceptible de résonner, certaines considérations ont le temps de faire écho longuement durant cette marche au long et lent cours, où les performeurs prennent le temps de parler et de faire des pauses. La discussion à bâtons rompus ouvre en outre la voie à toutes les anecdotes ou remarques possibles. Il est fait appel aux expériences banales de chacun (de camping ou de rencontres animales), aux connaissances les plus diverses (sur les plantes comestibles ou les films d’auteur), bref à la mémoire du spectateur. De la sorte, les réactions spectatoriales pourraient s’insérer sans peine dans le fil de la conversation. Comme l’étudie le philosophe Waldenfels, les spectateurs réagissent à tout dialogue, y compris au dialogue avec la scène, en apportant une réponse sémiologique (answer) et une réponse plus intuitive (response). Or c’est « au cours de notre réponse à ce qui nous touche que ce qui nous touche vient à apparaître » [8] et que, conséquemment, nous continuons à nous former. Ici, les deux formes de réponse sont susceptibles d’advenir : une réponse analytique et une forme de participation à la conversation. D’une certaine façon, le spectateur partage la situation.
Parergon
Les questions qui ne sont pas articulées directement deviennent plus importantes que celles qui sont traitées par les performeurs. Si l’on suit Derrida, celles-là relèveraient du parergon et celles-ci, de la fiction exposée, de l’ergon[9] : le parergon constitue en effet le cadre ou les marges d’une œuvre, et n’en fait donc pas vraiment partie. Il comprend « des éléments qu’on pourrait soustraire à leur objet principal d’origine », mais ces éléments manquent néanmoins :
ce qui les constitue en parerga, ce n’est pas simplement leur extériorité [en l’occurrence le fait qu’ils ne soient pas thématisés], c’est le lien structurel interne qui les rive au manque à l’intérieur de l’ergon.
[…] Le parergon est convoqué par rapport à une totalité close [ici le spectacle des gens dans la forêt], mais dont la clôture justement pose un problème vis-à-vis de son prétendu contenu[10].
Le parergon a donc une part essentielle à l’œuvre pour le philosophe. Or les questions non thématisées conditionnent bien ici la situation et l’intérêt que les spectateurs lui portent : non seulement elles ne peuvent pas en être abstraites, mais leur non-articulation contribue à les rendre perturbatrices et énigmatiques. C’est parce qu’elles ne sont pas articulées qu’elles restent de l’ordre de la question. On lance ainsi la balle au spectateur. À lui de se questionner[11] : que ferait-il dans pareilles circonstances ? Comment pourrait-il se retrouver en pleine nature ? Se réfugierait-il dans la forêt ? Quelles peuvent être les issues de l’errance ?
Ce faisant Ivana Müller prend le contrepied du drame. Normalement les tensions portent le sujet à agir. Une situation dramatique va de pair avec l’action et la subjectivation. Il y a notamment collision entre conscience et action, et éveil du sujet si l’on suit Hegel[12].
Ici, la situation est la conséquence de faits inconnus et elle ne donne pas lieu à un drame in actu. Mais de ce fait, elle renvoie aux différentes dimensions que le philosophe A. Hetzel juge caractéristiques d’une situation et est mise en abyme comme telle :
– le monde ne se présente jamais à l’homme comme un tout, mais toujours sous forme de situations, spécifiques, concrètes ;
– toute situation est essentiellement ouverte et indéterminée, se regroupant autour d’un centre vide ;
– une situation n’a pas de fondement, d’arche, c’est pourquoi les situations sont fondamentalement an-archiques ;
– chaque situation est particulière, il n’y a pas de remède générique, et on peut tout au plus déceler des correspondances sur le mode de familles wittgensteiniennes (dans le cas qui nous occupe, la naïveté des personnages qui vivent sans sourciller leur situation spécifique, ouverte, anarchique, et sans remède connu, contraint le spectateur à accepter une situation sans dynamiques causales ni changements provoqués par l’action) ;
– on ne peut jamais délimiter une situation, dire ce qui relève de la situation et ce qui relève du contexte (si l’on suit cette idée, le parergon ne se laisse jamais abstraire de l’ergon que par une vue de l’esprit : qui donne une forme ou un cadre esthétique) ;
– chaque situation est transformable, se meut sans arrêt en une autre, mène à un plurivers de mondes possibles : chose particulièrement sensible dans une pièce ouverte ;
– enfin, « là où la situation nous devient consciente comme situation, elle est d’ores et déjà devenue crise, elle attend une réponse, qui ne peut venir que sous forme d’une nouvelle situation »[13].
Toutes ces caractéristiques sont ici mises en abyme, déjouant notre habitude de maîtrise par la volonté d’agir, ou simplement par l’inscription dans un contexte, des discours, des cadres narratifs, qui appellent des réactions et des réponses discursives plus ou moins déterminées. La pièce exagère ces traits, nous confronte à l’homme toujours engagé dans des situations qu’il ne peut mettre à distance de lui sur le mode d’images, et dans lesquelles pourtant il n’est pas uniquement « plongé » puisqu’il les module. Or pour Bruno Latour, il est urgent que l’homme ne se pense ni « face » à la nature, ni « dans » la nature, l’anthropos participant de la nature[14]. Dire que la pièce est emblématique du rapport de l’homme à la situation, signifie rompre avec une vision rationaliste et dualiste où l’esprit se pose face à la matière et croit la saisir. Ayant lieu, par surcroît, dans la forêt, sorte de continuum qu’on ne peut embrasser, elle paraît en outre symbolique de la relation de l’homme à l’environnement comme situation ouverte, impossible à circonscrire et à objectiver. Le fait qu’environnement et situation soient à peine problématisés, et que les humains soient seuls sur le plateau, semblent renvoyer à la présence presque exclusive de l’humain sur la scène de la civilisation : l’environnement n’a voix au chapitre qu’à travers ce qu’en disent les uns ou les autres. Seule importe la présence de la pensée, d’un comportement « civilisé », déconnecté de son inscription dans le sensible et des relations avec la matière.
Mais la situation des humains sur terre n’est pas simplement dénoncée sur un mode ironique. Comme nul point de vue extradiégétique, nul commentateur épique dans ce conte philosophique ne situe l’action à l’horizon d’une histoire, de valeurs et de résolutions, le spectateur prend conscience de l’ouverture de cette situation : elle n’est pas rattachée à un passé, ne donne pas lieu à des projections dans le futur, ni à quelque volonté de maîtrise. Le spectateur partage en revanche l’attente temporelle, l’attente de « direction », il est convié à la conversation : la situation devient donc hautement performative.
L’ambiguïté de cette mise en abyme de la situation tient notamment à l’ambiguïté de la conversation. Si celle-ci manifeste en premier lieu l’absence de problématisation et d’action, si elle renvoie platement au bavardage médiatique empreint de vacuité, ou à une fuite générale dans les mots, elle est cause aussi d’un rapport libéré à la situation.
La conversation, refuge ou réponse ?
Alors que le futur est tout à fait éludé, de nombreux éléments mémoriels, tels la radio, les voyages en avion, un amoureux qui était jardinier, sont mentionnés au cours du dialogue. De toute évidence, ces thèmes n’ont pas trait à la situation et ne permettent pas de la dépasser, ils seraient plutôt susceptibles d’éveiller la mélancolie des performeurs. Le rapport intersubjectif ou les relations amoureuses apparaissent par ailleurs secondaires. D’une certaine façon, comme les personnages semblent liés les uns aux autres pour toujours, la question des relations ne se pose plus. Ni la cohérence rationnelle du dialogue ni sa finalité ne semblent non plus primordiales – alors que Grice les juge indispensables dans ses Maximes pour la conversation. Les personnages jouent régulièrement à des jeux d’invention et d’esprit qui font un peu penser aux parties imaginaires du joueur d’échecs prisonnier de Stefan Zweig[15] : ce sont eux qui permettent de maintenir l’esprit alerte et de le détourner de l’angoisse. Est-ce à dire que la conversation n’est plus menée que pour elle-même ? Qu’elle est du ressort d’identités performatives passées, et ne met plus en jeu des sujets ? De fait, si la civilisation s’absente, il n’est pas utile de se référer aux clouds, ou d’afficher une identité romantique performative. Si la base des rapports change, et que ces choses ne peuvent plus véritablement faire sens, se pose la question du néant qu’on chercherait à meubler par les paroles. Un « vrai dialogue », qui mettrait en jeu des sujets agissants, ne serait-ce pas d’abord celui sur la survie, sur l’organisation des tâches ?
Cette conversation en forêt est peut-être absurde, mais elle est sereine. Elle ne cherche pas seulement à activer le public par un non-questionnement irritant, mais constitue une activité plaisante. Le plaisir est d’autant plus grand que la discussion semble complètement libre, elle n’est dictée par aucun impératif. Voilà qui rappelle la liberté de la parole quand on se promène, y compris dans des dialogues philosophiques comme Phèdre de Platon. C’est la raison pour laquelle l’activité de « parole en marche » a été élevée au rang de promenadologie par Lucius Burckhardt[16]. Le dialogue se nourrit parfois de radotage (les performeurs se rappellent à un moment qu’ils ont déjà eu cette conversation), mais chaque personnage porte vraiment attention à ce qui est dit, ce qui amène parfois l’interlocuteur à aller au-delà de ce qu’il a déjà pu penser et à élaborer des réponses spontanées que Waldenfels qualifie de vraie « responsivité ». La conversation fait alors signe vers une utopie : d’un homme qui aurait toujours besoin de conversation à défaut de sens, qui aurait toujours besoin de partager sa mémoire, de faire sens même du passé. Ce besoin renvoie à la nécessité d’être-ensemble tel que le définit Jean-Luc Nancy : nous existons toujours les uns avec les autres, les uns pour les autres, c’est notre co-existence qui fait monde[17]. De manière un peu emphatique, on pourrait donc dire que le spectacle montre l’homme en son humanité. Mais c’est une humanité hypothétique travaillée par l’interrogation sur le posthumain : sera-t-il possible d’être-ensemble de la même façon si les conditions biologiques bouleversent nos modes de vie ? Quelles seront les formes de continuité ? Ce qui resterait quand on reprendrait la vie vagabonde des premiers hommes, ce serait un dialogue sans fin, un devenir-ensemble loin de la technologie et d’un temps extérieur à la vie, tel qu’il peut être dénoncé par un certain nombre de penseurs contemporains[18].
La conversation pourrait aussi apparaître au niveau métafictionnel comme une invitation à penser en dehors de nos catégories de pensée habituelles. L’absurdité renverrait en creux à l’impasse de la pensée rationnelle contemporaine, incapable des sauts de pensée qu’il faudrait effectuer, sauts de pensée qui impliquent sans doute l’imagination et l’être-ensemble[19]. En vérité, il serait pertinent, et rationnel, d’imaginer, ou d’opter pour un autre mode de pensée, pour préparer un changement de civilisation – sans pour autant fuir dans l’imaginaire. Mais en matière de politique climatique, l’imagination rechigne à s’engager. Les conversations déplacées sont une façon de déplacer doucement l’imagination.
Or la fin du spectacle permet de confirmer ces hypothèses optimistes. Le spectacle comprend en vérité trois temps : après une première phase indéterminée ou absurde, les personnages évoquent leur faim, Anne s’énerve un peu, c’est la catastrophe qui ne dit pas son nom, et ne ternit pas la conversation ; puis « quelques mois » après, suivis de « trois jours avant », Julien évoque le fait qu’il a laissé partir une chèvre, ce qui laisse les autres pantois. Tous sont un peu choqués de l’occasion manquée et réagissent en chasseurs cueilleurs, changement de statut non évoqué par ailleurs. Ils disposent en outre de couvertures, de lampes et de sacs de couchage qu’ils sortent des sacs. Et « quelques années plus tard », le spectacle confronte les spectateurs à une autre ellipse : « – Vous pensez qu’on s’en sortira ? / – On est bien partis, non ? » L’homme s’est adapté. Le spectacle raconte une involution : un changement des humains qui n’implique ni progrès ni régression, et qui ne dramatise pas la métamorphose[20]. Le changement de civilisation qui doit s’opérer de toute évidence[21] ne fait pas peur. L’humilité du changement fait signe vers une humilité de la quête, de l’adaptation, qui va « simplement » à l’encontre de la peur et des logiques d’action connues et dûment mises en avant dans la littérature et les arts. Elle rejoint tout à fait la théorie fictionnelle du sac (à dos par exemple) préconisée par Ursula K. Le Guin : il importe de rompre avec l’attachement à des héros et des conquêtes[22], et d’aborder l’histoire comme celle de multiples singularités. Voilà qui importe sans doute d’autant plus que le futur pourrait sembler le lieu de toutes les tragédies.
Ni dystopie ni utopie : une autre négativité
Compte tenu de sa fin, la critique juge souvent le spectacle utopique sans préciser cependant ce qui relève vraiment de l’utopie. De fait, après « quelques années » d’errance, Conversations déplacées célèbre presque un retour à l’Eden : l’homme est capable de vivre de manière nomade, en forêt, au jour le jour. Il faut souligner par ailleurs sa légèreté, de ton, de sa scénographie, de sa lente chorégraphie toute en retenue. De manière plus générale, l’imagination par-delà toute rationalité est une force médiatrice pour le spectateur, qui est d’autant plus invité à s’interroger et à imaginer que la scène et la situation sont presque vides[23]. Or l’imagination est une clé de la subjectivité et de la subjectivation selon Marc Ziegler : quand il y a trouble, le sujet est amené à développer son imagination, quoique, dans le même temps, celle-ci mette en cause sa capacité de maîtrise[24].
Mais il faut noter l’ambiguïté des solutions (chasse, dialogues) et de l’utopie. Rien ne vient légitimer cette dernière. Les conversations sont d’ailleurs « déplacées » d’un point de vue éthique. Converser comme si de rien n’était, alors qu’on s’enfonce dans une situation de plus en plus catastrophique, n’est-ce pas de mauvais goût ? Outre l’association possible à la vacuité des conversations sur les réseaux sociaux et dans les médias, déjà mentionnée, on peut noter que le terme « déplacé » n’est pas sans évoquer le cas de personnes émigrées suite à des conflits et à des bouleversements climatiques, appelées à se multiplier dans le futur.
L’ambiguïté dystopique-utopique déplace de fait la négativité critique. Si nous revenons au titre, Conversations déplacées reçoit plusieurs sens : mobilité permanente ; déplacement dans la forêt ; déplacement temporel – fictionnel dans un ailleurs. Le déplacement est également performatif, car la lenteur des mouvements, l’improbabilité des gestes, l’espace vide entre les phrases, affectent notre perception, nous pénétrons en tant que spectateurs un autre espace-temps vécu. C’est bien une nouvelle esthétique telle que la réclament Bruno Latour ou Émilie Hache[25].
Or il y a négativité ici en plus d’un sens. Il s’agit aussi d’une négativité de l’absence telle que la définit Andreas Hetzel. La négativité peut en effet signifier un néant, non-être, qui est nécessaire à la détermination de l’être, du positif. Hetzel se réfère à certains penseurs du XXe siècle qui ont, à la suite de Parménide, réhabilité le rien ou l’indéterminé, parce qu’il est nécessaire à la pensée. L’art contemporain est dans une large mesure l’art de l’indéterminé qui aide à penser le déterminé. Voilà qui prolonge l’idée de Hegel selon lequel le négatif a une force normatrice : il nie des dogmes et des préjugés, et porte à penser. Ni force affective du passé, ni projections, ni volonté de maîtrise, ni besoin d’affecter la situation d’un sens, ni cadre ne sont nécessaires aux performeurs. Le traitement de l’émotion dans la pièce est également négatif. Le spectacle se caractérise en effet par une absence totale d’affect. Même quand les performeurs se demandent ce qu’il est advenu d’Anne, ils n’ont pas l’air touchés. On observe une mise en tension avec le pathos normalement lié à la survie – qui n’advient pas. Les émotions sont de ce fait transférées aux spectateurs, selon des modalités qui varient de l’un à l’autre[26]. Ce ne sont plus Dieu ou Godot qui ne viennent pas, c’est l’émotion et le sens. Or agir à l’encontre des principes émotionnels hégémoniques, c’est encore aller dans le sens d’un changement de l’humain ni régressif ni progressiste, voire involutif.
Le spectacle nie qu’un but soit nécessaire ; il nie l’idée qu’un sens, qu’une civilisation soit nécessaire ; il nie le fait que les contingences matérielles, l’alimentation ou l’hébergement, soient des préoccupations déterminantes ; il nie la matérialité de la nature dans l’idéalité de la scène. Il importe de souligner l’importance de ces négations : il s’agit moins d’une critique de la critique (matérialiste, constructiviste) que d’un pied de nez à nos impératifs de pensée, y compris à notre projection (compulsionnelle ?) dans le drame. Le non-savoir, l’absence de lieu du sujet, le questionnement de nos plus grandes certitudes, l’improbabilité des ordres sociaux, et même la suspension du sens, ont en eux-mêmes un versant dystopique-utopique dans cette pièce en montrant, avant l’involution, l’ouvert de l’homme : ce que Plessner appelait homo absconditus, « l’invisibilité de l’homme pour soi-même comme pour ses prochains, [qui] est le côté nocturne de son ouverture au monde »[27].
Enfin la négativité de la pièce est une manière d’amener le spectateur à penser autrement, à la fois par l’espace-temps très étiré et suspendu, par cette confrontation à un homo absconditus et par l’appel à l’imagination. Si bien que sans pouvoir préjuger d’un effet précis, le spectacle obtient sans doute performativement l’effet recherché, ou préconisé, d’une pensée en acte, différente, pour le futur. Ce serait une forme d’activation du spectateur en devenir.
Notes
[1] Suivant l’expression d’Elinor Fuchs, The Death of Character. Perspectives on Theater after Modernism, Bloomington, Indiana University Press, 1996.
[2] The Tip of the Tongue / Le Bout de la langue, mise en scène de Pieter de Buysser, création au Planétarium (Bruxelles) dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts le 6 mai 2017.
[3] Soulignons que de Buysser ainsi que les penseurs revendiquant l’appel à l’imagination sont bien conscients de ce risque et cherchent à développer des écritures fictionnelles qui rompent avec les schèmes tragiques. On pourra se reporter par exemple à Isabelle Stengers, Au Temps des catastrophes, Paris, La Découverte, 2009, p. 173 : « Nous avons désespérément besoin d’autres histoires, non des contes de fées […] non des histoires morales, mais des histoires “techniques” […] qui portent sur le penser ensemble comme “œuvre à faire”. »
[4] Conversations déplacées, spectacle conçu par Ivana Müller, a été présenté en novembre 2017 à la Ménagerie de Verre à Paris, après une première en langue anglaise le 27 octobre 2017 à Leipzig (sous le titre Conversations out of place). Les performeurs, qui s’appellent sur le plateau par leur prénom, sont Hélène Iratchet, Julien Lacroix, Anne Lenglet, et Vincent Weber.
[5] Le CNRTL définit ainsi la conversation comme « échange de propos, sur un ton généralement familier et sur des thèmes variés, entre deux ou plusieurs personnes ».
[6] On rappelle qu’Agamben entend par geste ce qui rompt l’alternative entre moyens et fins ; des gestes ne sont pas fonctionnalisés comme moyens de communication (directe), ils ne sont les moyens d’aucune fin ou finalité. Voir Giorgio Agamben, « Notes sur le geste », dans Moyens sans fin. Notes sur la politique, trad. Daniele Valin, Paris, Rivages, coll. Rivages Poche Petite Bibliothèque, 2002.
[7] Le « centre vide » est une expression d’Heiner Goebbels : voir Heiner Goebbels, Aesthetics of Absence. Texts on Theater, David trad. Roesner and Christina M. Lagao, New York, Routledge, 2015.
[8] Jens Roselt, Phänomenologie des Theaters, Munich, Fink, 2008, p. 186. La traduction d’un article de Bernhard Waldenfels en français permet de se familiariser avec les notions évoquées dans ce passage : « La phénoménologie entre pathos et réponse », Revue de théologie et de philosophie, vol. 137, n° 4, 2005, p. 359-373.
[9] Derrida l’a empruntée à Platon et en a fait une des clés de lecture du Phèdre ainsi que de la 3e critique kantienne. Voir Jacques Derrida, « La Pharmacie de Platon », dans La Dissémination, Paris, Seuil, 1972, et, sur Kant, Jacques Derrida, La Vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978.
[10] Benjamin Riado, « La philosophie en peinture : une déconstruction derridienne de l’esthétique », dans Marc Jimenez et Vangelis Athanassopoulos (dir.), La Pensée comme expérience, Esthétique et déconstruction, Paris, Éditions de la Sorbonne, coll. Philosophie, 2016, p. 96. La première citation est de Jacques Derrida, La Vérité en peinture, op. cit., p. 14.
[11] En ce sens, les questions sont bien des parerga : « ni dehors ni dedans ». Voir Jacques Derrida, La Vérité en peinture, op. cit., p. 64.
[12] Voir, par exemple, le commentaire de l’Esthétique et de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel par Pierre Gravel, « Pour une logique de l’action tragique : Hegel et la tragédie », Philosophiques, vol. 5, n° 1, avril 1978, p. 111-131.
[13] Andreas Hetzel, « Situationen. Philosophische und künstlerische Annäherungen », dans Nadja Elia-Borer, Constanze Schellow, Nina Schimmel et Bettina Wodianka (dir.), Heterotopien. Perspektiven der intermedialen Ästhetik, Bielefeld, Transcript Verlag, 2013, p. 493 : « wo uns die situation als situation bewusst wird, ist sie bereits in eine krise geraten, die auf eine antwort drängt, welche nur in der konstruktion einer neuen situation bestehen kann » (nous traduisons).
[14] Voir Bruno Latour, « L’Anthropocène et la destruction de l’image du Globe », dans Émilie Hache (dir.), De l’univers clos au monde infini, Bellevaux, Dehors, 2014, p. 29-56.
[15] Stefan Zweig, Le Joueur d’échecs, trad. Jacqueline Des Gouttes, Paris, Stock, [1943] 1981.
[16] Le sociologue l’avait néanmoins conçue pour développer l’attention portée à l’environnement et à son impact sur le promeneur.
[17] Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, Paris, Bourgois, 1986.
[18] Voir, par exemple, Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, trad. Thomas Chaumont, Paris, La Découverte, 2014.
[19] On rappelle que Kuhn a caractérisé les révolutions scientifiques par des sauts de pensée et une discontinuité de l’histoire scientifique. Une telle rupture serait peut-être envisageable à une échelle plus globale en cas de changement de paradigme civilisationnel. De nombreux penseurs depuis la théorie critique reviennent par ailleurs sur les outrances du rationalisme issu des Lumières, responsable d’une volonté de maîtrise et d’une objectivation abusives, et privilégient chacun à leur façon le développement de pensées plus complexes, intégrant l’émotion, l’intuition, la créativité, tels Karen Barad, les nouveaux matérialistes, le réalisme spéculatif, etc.
[20] C’est du moins ainsi que l’interprète Isabelle Stengers. Elle cite Gilles Deleuze et Félix Guattari (Mille Plateaux, Paris, Minuit, coll. Critique, 1981, p. 291-292) dans son article « Penser à partir du ravage écologique », dans Émilie Hache (dir.), De l’univers clos au monde infini, op. cit., p. 178. Selon Mark Hansen, l’involution deleuzienne recouvre surtout un processus non-naturel d’intégration de l’hétérogène ou du contradictoire, ce qui serait en partie seulement le cas ici, où les contradictions ne sont précisément pas évoquées : « involution describes a creative process whose field of production does not depend on differentiation, but rather involves a dissolution of form […] creative involution privileges the “unnatural participation” or monstrous coupling […] : “We oppose epidemic to filiation, contagion to heredity, peopling by contagion to sexual reproduction… The difference is that contagion, epidemic, involves terms that are entirely heterogeneous” » (Mark Hansen, « Becoming as Creative Involution ? : Contextualizing Deleuze and Guattari’s Biophilosophy », Postmodern Culture, vol. 11, n° 1, sept. 2000). L’adaptation progressive peut néanmoins être considérée comme une dissolution des schèmes d’action en cours dans nos civilisations, elle pourrait relever d’une intégration de schèmes hétérogènes et de contamination si le groupe d’humains impliqué était plus important.
[21] Les médias soutiennent la plupart du temps la thèse d’une continuité civilisationnelle alors que les fortes chaleurs à venir, notamment en milieu urbain, les famines et autres manques de ressources, les conflits conséquents rendent improbables tant le maintien des formes gouvernementales que le bon déroulement des entreprises économiques.
[22] Ursula K. Le Guin, « The Carrier Bag Theory of Fiction », dans Dancing at the Edge of the World : Thoughts on Words, Women, Places, New York, Grove Press, 1989, cité dans Émilie Hache, « Introduction. Retour sur Terre », dans Émilie Hache (dir.), De l’univers clos au monde infini, op. cit., p. 24.
[23] Il s’agit donc d’une autre médiation que chez Kant, où l’imagination est médiatrice entre raison et sensible. Ici elle viendrait plutôt agir entre non-raison et non-sensible…
[24] Voir Marc Ziegler, « Zur Unbestimmtheitssemantik der Einbildungskraft in der Moderne », dans Andreas Hetzel (dir.), Negativität und Unbestimmtheit, Bielefeld, Transcript Verlag, 2009, p.115-116.
[25] Voir Émilie Hache (dir.), De l’univers clos au monde infini, op. cit., p. 20, 24, 56…
[26] Comme l’étudie Eva Holling dans sa thèse, le spectateur est régulièrement amené à projecter des (idées d’) émotions sur les personnages pour les comprendre. C’est ce qu’elle nomme un transfert théâtral, analogue au transfert selon Lacan. Voir, en français, Eva Holling, « Le transfert : structures co-subjectives et interpellation théâtrale », dans Éliane Beaufils et Alix de Morant (dir.), Scènes en partage, Montpellier, Deuxième Époque, 2018, p. 47-59.
[27] Helmut Plessner, « Homo absconditus », Le Débat, n° 80, mai-août 2014, p. 120.
L’auteur
Eliane Beaufils est maître de conférences en études théâtrales à l’Université Paris 8 et membre de l’EA 1573 « Scènes du monde, création, savoirs critiques ». Après sa thèse consacrée à la violence théâtrale, ses recherches se focalisent sur la production de sens en commun sur les scènes contemporaines, sur les pensées critique et poétique du théâtre et sur les créations scéniques traitant de l’urgence climatique.
Pour citer ce document
Éliane Beaufils, « Déplacement de la scène de l’anthropos dans Conversations déplacées d’Ivana Müller », thaêtre [en ligne], Chantier #4 : Climats du théâtre au temps des catastrophes. Penser et décentrer l’anthropo-scène, mis en ligne le 10 juillet 2019.
URL : https://www.thaetre.com/2019/06/01/conversations-deplacees/