Comme toute théorisation culturelle aujourd’hui, celle d’un possible théâtre écologique se déroulera dans l’ombre du prochain millénaire. Et bien sûr, l’inverse est également vrai : le millénaire lui-même sera accueilli – sur scène et hors scène – dans un langage écologique. Sur scène, le compte à rebours qui hantait l’imagination théâtrale occidentale depuis le milieu du siècle dernier – le compte à rebours du big bang par le champignon nucléaire – est maintenant remplacé par quelque chose d’encore plus troublant – les bombes à retardement de la catastrophe écologique. Certes, les anges apocalyptiques qui visitent de plus en plus fréquemment la scène américaine sont étroitement liés à l’éco-catastrophe. Dans leur paralysant mélange de vision prophétique et dans leur caractère tardif, ils rappellent l’« ange de l’histoire » de Walter Benjamin, qui semble anticiper la conscience écologique émergente de notre siècle : l’ange, dit Benjamin, voit l’histoire non comme une suite d’événements, mais plutôt comme « une seule catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines ».
[Il] aimerait […] réunir ce qui a été brisé [mais il ne peut pas, parce que] une tempête souffle du Paradis ; elle s’est prise dans ses ailes avec une telle violence que l’ange ne peut plus les fermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.
L’ange de l’histoire américaine affronte quelque chose de moins poétique et de plus mortel que les ruines qui se sont accumulées aux pieds de l’« Angelus Novus » de Benjamin : c’est une montagne de détritus. Le saccage de l’Amérique (et du monde), et ses effets catastrophiques sur l’avenir, est la vérité générale, littéralement, de la récente pièce de José Rivera, Marisa, qui illustre l’une des formes les plus communes de théâtre écologique, à savoir une situation écologique souterraine et dystopique qui imprègne le monde de la pièce. Des ruisseaux pollués de la ville du Dr Stockmann aux cendriers de Beckett et au-delà, une vision écologique largement négative imprègne le théâtre de ce siècle.
Pour omniprésente qu’elle soit, la signification spécifiquement écologique – par opposition à la simple présence théâtrale – de cette imagerie est restée occultée, inaperçue, un fait qui découle de la coïncidence désastreuse, dans la seconde moitié du XIXe siècle, entre l’âge de l’écologie et celui de la naissance du naturalisme. Avec d’autres discours nés de l’ère de l’industrialisation, l’humanisme du XIXe siècle a situé ses fondements incertains sur le fossé grandissant entre le monde social et le monde naturel, construisant un édifice fragile qui ne pouvait se maintenir qu’au prix de l’ignorance active des revendications du non-humain. Comme le dit Alan Read dans Theatre and Everyday Life : « La nature est si problématique pour les disciplines culturelles qu’il faut l’ignorer de peur de ses effets sur le statu quo entre des disciplines puissantes et d’autres qui leur sont subordonnées. »
Au théâtre, le naturalisme (puis, plus tendanciellement, le réalisme) a caché sa complicité avec le mouvement contre la nature de l’industrialisation en présentant un récit entièrement social de la vie humaine. Tout en affirmant la force déterministe de l’environnement, le naturalisme a caché le caractère incomplet de sa définition de l’environnement. En définissant l’existence humaine comme un réseau social homogène, le naturalisme a involontairement mis en pratique l’hostilité historique de l’humanisme du XIXe siècle envers les réalités écologiques. Bien que ses thèmes soient restés en contact avec la nature à travers des images de cerisiers, de canards sauvages et de bains pollués, le discours idéologique du réalisme a jeté le monde non-humain dans l’ombre, d’où il est sorti sous la forme fantomatique d’objets étrangement menaçants, mais inanimés… Les scènes de Pinter, Mamet, Shepard et autres, jonchées de détritus, d’ordures, de sacs de ferraille, témoignent du sentiment de peur que le réalisme a longtemps caché à l’égard du gouffre qui s’est creusé entre l’humain et le non-humain.
Les ordures qui s’accumulent en marge de la scène réaliste sont l’un des sites d’un possible théâtre écologique. Un regard nouveau sur cette matière jusqu’alors négligée – un regard à partir de la poubelle, en quelque sorte – révélerait aussi à quel point la contre-tradition du drame moderne (surréalisme, théâtre épique, absurde) s’oppose à l’humanisme du XIXe siècle en mettant ses explorations de la condition humaine, psychologique, politique ou métaphysique, dans une reconnaissance des revendications insistantes du monde de la nature. Si atténué que ce monde puisse paraître (une vallée contestée ici, un arbre dénudé là), il n’en est pas moins présent, exigeant que tout système social ou philosophique que nous développons reconnaisse sa présence, son altérité radicale.
D’autres perspectives pour le théâtre écologique sont offertes par des pièces de théâtre qui, contrairement aux tendances prédominantes du réalisme, parviennent à mettre les questions écologiques au centre de l’attention. Un nombre croissant de pièces contemporaines traitent explicitement des questions écologiques, ce qui donne ce que Lynn Jacobson a appelé « un éco-canon », à commencer par ce « grand-père des pièces environnementales », Un ennemi du peuple. Le problème de ces pièces est qu’elles tentent d’exister dans une esthétique et une idéologie théâtrales (encore une fois, l’humanisme du XIXe siècle) qui est, comme je le dirai plus loin, intrinsèquement anti-écologique. Une solution à ce problème est d’associer les préoccupations écologiques avec les protocoles du théâtre situé en créant des œuvres qui s’engagent directement dans les problèmes écologiques réels d’environnements particuliers. Jacobson décrit le travail de groupes tels que la Dell’Arte School de Blue Lake, Californie, la Merrimack Repertory Company de Lowell, Massachusetts, et le Contemporary Arts Center de La Nouvelle-Orléans, qui sont tous intervenus dans les débats écologiques pressants dans leur communauté en mettant en scène des textes classiques, contemporains et inédits. De ces récits émerge l’ébauche d’une nouvelle pratique théâtrale matérialiste-écologique qui refuse l’universalisation et la métaphorisation de la nature.
Une autre option encore, l’écologie comme métaphore, fait tellement partie intégrante de l’esthétique du drame réaliste-humaniste moderne que, paradoxalement, ses implications pour un éventuel théâtre écologique sont faciles à manquer. Son omniprésence même la rend invisible, un fait brillamment mis en évidence dans Angels in America de Tony Kushner dont on pourrait dire qu’il se déroule (du moins du point de vue d’un personnage important) directement sous le trou d’ozone. Harper, l’unique femme parmi les personnages principaux de la pièce, est la seule à comprendre que les fléaux qui ravagent la vie physique et culturelle de l’Amérique ne sont pas sans rapport avec certaines maladies d’origine humaine de la planète. D’une manière qui rappelle l’éco-féminisme de Mary Daly et Carolyn Merchant, Harper voit ce qu’aucun des hommes de la pièce ne voit, à savoir qu’en déchirant la délicate écologie de l’atmosphère terrestre, nous avons détruit nos « anges gardiens » organiques. L’ange qui apparaît à la fin de la première partie réunit beaucoup de fantasmes et de mythologies américaines, mais la chose la plus importante et effrayante à son sujet est que sa descente vers la terre se fait par le trou d’ozone : jusqu’à la fin, il semble que la vision que l’Amérique a d’elle-même doit suivre les chemins de ses destructions habituelles.
Vers un théâtre écologique
Inutile de rappeler que ces destructions ont une longue histoire, en Amérique et ailleurs. Au théâtre, le commencement de leur phase la plus virulente a été diagnostiqué au début du siècle dernier par le Dr Astrov de Tchekhov, qui semblait souscrire à une éthique et à une esthétique de la terre léopoldienne, mais qui a été pris, comme l’ont été de nombreux écologistes littéraires, entre les contradictions de la nature et de la culture, d’une écologie axée sur l’homme et d’une véritable écologie axée sur la terre. Les appels passionnés et les efforts inlassables d’Astrov en faveur de l’environnement sont contrebalancés par ses fantasmes de progrès et son recours général au rationalisme, dont la relation pathologique avec l’écologie est un symptôme approprié de sa cartographie compulsive. Malgré son amour inné pour les forêts, Astrov ne peut pas lire ses écocartes écologiquement, comme un récit visuel de la destruction continue de la nature par les êtres humains ; il les lit plutôt comme des enregistrements de carences culturelles, en disant :
s’il y avait des routes et des autoroutes sur les sites de ces forêts en ruines, s’il y avait des usines et des écoles, les paysans seraient plus sains, meilleurs, plus intelligents ; mais vous voyez, il n’en existe pas ! Il y a toujours les mêmes marécages et les mêmes moustiques, le même manque de routes, la même pauvreté, le typhus, la diphtérie et les incendies dans le district… La dégénérescence est due à l’inertie, à l’ignorance, au manque total de compréhension.
Pour Astrov, le progrès matériel et culturel justifie la destruction de la nature. Son écologie, en fin de compte, est ce qu’on appelle aujourd’hui le « ressourcisme », ou écologie superficielle, et soutient la fiction – pratique pour un système économique consumériste – que la nature est une éco-machine, une usine virtuelle qui déverse un flux de matières premières qui devront être transformées en marchandises.
Les grands débats qui font rage aujourd’hui entre les adeptes de l’écologie profonde et de l’écologie superficielle, de la conservation et de la préservation, peuvent sembler assez éloignés des préoccupations des études théâtrales, mais ils sont le cadre approprié pour toute tentative de recherche d’une approche écologique utile. Par ailleurs, une telle enquête n’est pas seulement souhaitable du point de vue du sérieux social et de la pertinence politique du théâtre : elle est aussi cruciale pour l’avenir du mouvement écologique lui-même, et donc pour l’avenir en tant que tel. Je reconnais à quel point cela peut sembler grandiloquent, mais je ne veux parler en réalité que de ces deux questions simples. Premièrement : nous avons en effet dépassé le stade de l’histoire écologique où les choses pourraient se corriger d’elles-mêmes ; l’action écologique est une nécessité urgente, et la nature et le cours de cette action – ou l’inactivité continue – seront inévitablement profondément politiques et auront un impact fort sur chaque aspect de nos vies. Deuxièmement : s’il est une chose qui ressort clairement d’un siècle de pensée et d’efforts écologiques, c’est que la terre ne peut plus être sauvée par des demi-mesures, en bricolant et en jouant avec les règles, les pratiques et les coutumes ; que cela nous plaise ou non, la crise écologique est une crise des valeurs. La victoire écologique exigera une transvalorisation si profonde qu’elle est presque inimaginable à l’heure actuelle. Et dans ce domaine, les arts et les sciences humaines – y compris le théâtre – ont un rôle à jouer.
Bien entendu, le simple appel à un théâtre écologique responsable ne sert à rien (rappelez-vous la réplique de Hotspur à la vantardise de Glendower selon laquelle il peut « appeler les esprits des grands fonds » : « Mais viendront-ils quand tu les appelleras ? »). Mieux vaut, je pense, reconnaître qu’un obstacle obstiné s’oppose à ce programme urgent de sensibilisation. Tchekhov propose une première formulation de cette situation : La Mouette illustre la rupture entre la nature et la culture précisément à travers l’image d’une scène, identifiant ainsi le théâtre comme le site d’une aliénation écologique et d’une conscience écologique potentielle. Après l’affreuse saynète pseudo-symboliste du jeune Treplev, mise en scène sur le terrain du domaine Sorin, Trigorin dit à Nina :
Je n’ai rien compris du tout. Mais j’ai aimé regarder. Tu as agi si sincèrement. Et le paysage était magnifique. Pause. Il doit y avoir beaucoup de poissons dans ce lac.
Les différentes lacunes et ruptures logiques du discours de Trigorin contiennent en fait la perspective d’une écologie théâtrale ambitieuse, situant les disjonctions constitutives du drame – celles entre texte et sens, action et être, performance et lieu – dans ce clivage fondamental, qui s’insinue ici de façon si inattendue et si comique, entre l’homme et la nature, et qui, en termes de théâtre (mais pas uniquement dans ces termes), font de la nature un simple lieu – un « décor ».
Cette rupture entre l’être humain et son environnement naturel est un sous-texte perceptible dans une grande partie du drame post-romantique, en particulier dans les œuvres d’lbsen et de Tchekhov. Mais la prise de conscience critique de ce sous-thème a été lente à venir, la question ayant été obscurcie ou confondue par le supposé environnementalisme du naturalisme. Dans son essai « Social Environment and Theatrical Environment : The Case of English Naturalism », Raymond Williams distingue entre le naturalisme « illustratif » (correctement décrit en termes de « cadre » et de « contexte ») et l’« environnement symptomatique et causal dans un naturalisme élevé », dans lequel « la vie des personnages s’est répandue dans leur environnement [et] […] l’environnement s’est infiltré dans leur vie ». Mais le genre de rupture entre le caractère et l’environnement dont je parle ne se produit pas avant ou après, mais dans ce moment hyperenvironnementaliste du naturalisme. Parce que, comme le précise Williams, cet hyperenvironnementalisme est au service d’un drame social (dans lequel la scène représente un espace « façonné par et façonnant l’histoire sociale »), il ignore – ou même cache activement – les parties « non sociales » de l’environnement. Pour le dire clairement, le naturalisme est anti-nature ; l’environnementalisme (dans le sens de Williams) est anti-écologique.
L’argument que Tchekhov avance sournoisement à travers Trigorin et le poisson – à savoir que les formations discursives de la nature et de l’art sont maintenant si complètement disjointes qu’elles ne sont plus des suites – est présenté plus directement dans un contexte très différent, dans l’épilogue d’une pièce écrite presque un siècle plus tard par la dramaturge éco-féministe Bryony Lavery, Origin of the Species, pour la compagnie féministe britannique Monstrous Regiment. Décrivant le processus de construction de la pièce, l’auteur écrit :
Nous sommes tombés sur l’information suivante : si nous considérons l’ensemble du temps depuis la création du monde comme équivalent d’une année civile… les êtres humains en tant qu’espèce font leur apparition dans les trois ou quatre dernières secondes avant minuit la dernière nuit de l’année… ou à peu près… nous avons imaginé de présenter un spectacle où les acteurs resteraient immobiles 99 % du temps, tandis qu’une voix décrirait le Big Bang, l’apparition des étoiles, de la Terre, la création des micro-organismes, la mort des dinosaures, l’arrivée des reptiles, oiseaux, mammifères… puis pendant les dernières secondes du spectacle, quand la conscience humaine émerge… les deux acteurs se mettraient à courir sur scène, se faisant la guerre, et créant le grabuge dont notre espèce est responsable. Nous avions l’impression qu’en tant que forme, elle contenait une certaine vérité… mais qu’elle allait être quelque peu dénuée d’action pendant 99 % du temps. Nous sommes une espèce qui s’intéresse beaucoup à elle-même…. La pièce se joue donc juste avant minuit le dernier soir de l’année, à la fin de la journée, et à moins que nous ne fassions quelque chose à ce sujet… il se pourrait que ce soit la fin du monde.
En apprenant la leçon que Treplev n’a pas apprise – que la passivité et la non-intervention devant les faits de la vie naturelle ne sont pas particulièrement dramatiques –, Lavery arrive aussi à comprendre comment les réalités écologiques peuvent néanmoins prendre une forme dramatique, ne serait-ce que par une exploitation métaphorique des réalités propres du théâtre, de l’espace et du temps.
Mais si le théâtre peut suggérer des métaphores pour des préoccupations écologiques, l’écologie peut aussi fournir des métaphores pour certains types de théâtre. Cette option est illustrée dans certains articles de Bonnie Marranca, qui a inventé l’expression « écologies du théâtre » pour désigner une tradition théâtrale, en commençant par Tchekhov et en passant par « Gertrude Stein, Thornton Wilder, Sam Shepard, Maria Irene Fornes, Lee Breuer, Richard Foreman, Robert Wilson et Heiner Müller », qui se caractérise par « son adoption de l’espace de représentation et son rejet du décor ». Marranca développe brièvement cette opposition selon des valeurs d’avant-garde, en contrastant la « fermeture » du cadre avec le « dynamisme » de l’espace. Cependant, ce dernier ne peut être qualifié d’« écologique » que dans le sens abstrait où il suggère une interconnectivité mondiale et un cadre plus large que celui de l’environnement pour l’expérience et l’évaluation de l’action humaine. (« Dans sa tridimensionnalité, il assume l’attitude que le comportement humain a une signification globale et se répercute au-delà du geste unique. »)
Les approches imaginatives et souvent lyriques de l’écologie théâtrale de Marranca montrent à la fois la valeur et les limites de la métaphore dans ce contexte. Il ne fait aucun doute que des concepts écologiques comme l’interdépendance, le holisme et l’organicisme fournissent de puissants outils descriptifs pour rendre compte d’œuvres théâtrales novatrices comme celle de Wilson. En effet, comme Max Oelschlaeger l’affirme dans son récent livre The Idea of Wilderness : From Prehistory to the Age of Ecology, la remarquable coïncidence entre les modèles de la pensée postmoderne en général (en particulier son élimination des dualismes esprit-matière et sujet-objet) et les modèles écologiques émergents nous conduisent, par leur nature même, à un nouveau paradigme de la connaissance. Oeschlaeger développe l’idée du philosophe Richard Rorty de la conversation comme un modèle épistémologique pour argumenter de manière provocatrice que « la philosophie et la littérature du monde sauvage sont la pointe par laquelle l’expérience que mène la nature sur l’espèce humaine se transforme du moderne vers le postmoderne ». George Sessions fait la même affirmation dans « Shallow and Deep Ecology : A Review of the Philosophical Literature » :
une nouvelle vision du monde et un nouveau paradigme social sont en train de naître, créés par des éco-philosophes qui ne trouvent pas possible de s’offrir le luxe d’affirmer que « l’homme se doit d’étudier l’homme ».
Cependant, l’utilisation métaphorique de l’écologie peut parfois déformer la réalité des questions écologiques en jeu. Dans un article plus récent sous-titré « Dramaturgy as an Ecology », Marranca interprète l’intertextualité dense du spectacle de Robert Wilson The Forest, inspiré de L’Épopée de Gilgamesh, comme une écologie explorant « la double vie du livre comme nature et culture », et faisant de la littérature mondiale une forêt. La dramaturgie de Wilson est écologique, dit Marranca, au sens où elle « choisit toutes sortes d’espèces de textes et d’images dans les archives mondiales, puis met en scène leur fertilité et leur adaptabilité dans de nouveaux environnements ». En revanche, Robert Pogue Harrison, dans Forests : The Shadow of civilization, lit Gilgamesh comme la première commémoration de ce que Vico, au seuil de l’âge moderne, interprétait comme l’hostilité fondamentale, d’origine religieuse, entre les institutions de l’humanité et les forêts environnantes. La relation traumatisante entre l’homme et la nature est mise en scène, dit Harrison, dans et par les forêts. De ce point de vue, traiter les forêts comme une métaphore du principal emblème de la civilisation – les livres – pourrait sembler être l’ultime profanation. (C’est un peu comme appeler le capitalisme une écologie parce qu’il croit en la « croissance ».)
Utiliser l’écologie comme métaphore, c’est bloquer l’approche théâtrale du problème profondément épineux de la classification qui est au cœur de la philosophie écologique : sommes-nous, êtres humains – et nos activités comme le théâtre – une partie intégrante de la nature, ou en sommes-nous radicalement séparés ? La question sous-tend tout effort visant à définir une éthique environnementale, à conceptualiser notre responsabilité morale envers le non-humain. C’est un défi particulier pour nous en tant qu’humanistes, car sa forme met en doute la capacité des humanités à transcender leur « chauvinisme humain » inné et à se montrer à la hauteur de l’événement écologique. Un principe central de la pensée occidentale – l’immortalité de l’art – est la pierre angulaire de ce phénomène, illustré dans l’épigramme des Theatrewritings de Marranca : « Les œuvres d’art sont clairement supérieures à tout le reste puisqu’elles restent plus longtemps dans le monde, elles sont l’expérience de toutes choses » (Hannah Arendt). Tout comme nous avons oublié la longévité des choses naturelles, nous avons aussi oublié leur complexité. Le poète écologique Gary Snyder écrit :
Nous sommes tellement impressionnés par notre civilisation et ce qu’elle a fait, avec nos machines, que nous avons du mal à reconnaître que le monde biologique est infiniment plus complexe.
L’essai de Lynn White de 1967 intitulé « The Historical Roots of Our Ecological Crisis » a amorcé un processus de :
mise en accusation de plus en plus large des principales traditions théologiques et philosophiques [de l’Occident] : le judaïsme et le christianisme pour leur renforcement de l’anthropocentrisme ; la philosophie grecque classique pour son incapacité à considérer la nature comme un objet de responsabilité humaine ; la philosophie scientifique de la Renaissance pour la réduction de la nature à une substance neutre pour la manipulation humaine.
La complicité du théâtre avec la tradition humaniste anti-écologique doit nous préoccuper au plus haut point, mais nous ne devons pas négliger les mises en scène autoréflexives de cette complicité par le théâtre lui-même. Le théâtre ne peut échapper aux responsabilités de son statut d’institution culturelle productrice d’artefacts culturels ; mais il peut éviter de considérer ce statut comme quelque chose de naturel :
Ce qu’il faut, ce n’est pas l’ignorance de la nature, mais une définition plus aiguë des relations entre les processus politiques, éthiques et artistiques et la vie dans la nature, qui est inévitablement une transformation de la nature.
En faisant de la place sur scène à la reconnaissance permanente de la rupture à laquelle il participe – rupture entre la nature et la culture, entre les forêts et les livres, entre l’action sincère et le poisson réel –, le théâtre peut devenir le lieu d’une conscience écologique dont on a fort besoin.
Les sources théoriques d’un théâtre écologique se trouvent dans l’histoire même du théâtre, et c’est avec l’une de ces sources que je souhaite conclure. Les implications théâtrales du problème éco-philosophique général de la classification – les êtres humains font-ils ou non partie de la nature – sont mises en scène avec une étonnante prescience dans la pièce d’Ibsen Le Canard sauvage, dans la figure de la sauvagerie intérieure. Cet étrange espace suggère que les implications théâtrales de l’écologie impliquent de renier la tension entre symbolisme et littéralisme qui est la marque de l’art théâtral.
La plupart des lectures de la sauvagerie intérieure, tant par les critiques que par les personnages de la pièce, ont tendance à être symboliques, à l’exception de celle illustrée par le vieil Ekdal, pour qui le grenier est, littéralement, la réponse à une question à laquelle tous les Européens ont été de plus en plus confrontés depuis deux siècles : « Comment un homme comme vous, un homme de la nature, peut-il vivre au milieu d’une ville étouffante, enfermé entre ces quatre murs ? » Le grenier est la manière qu’a le vieil Ekdal de négocier son aliénation forcée de la dépossession de « toutes ces autres choses, les racines mêmes de votre âme, cette brise fraîche et balayante, cette vie libre des landes et des forêts, parmi les animaux et les oiseaux ». Ce qui n’est pour son fils Hjalmar qu’un « désert vide » constitue pour le vieil Ekdal un lieu de beauté, de maîtrise, de plénitude. Ekdal prend la nature au sérieux, littéralement. En réponse à la nouvelle de l’abattage des bois de son enfance, il dit : « C’est un métier dangereux, ça. Il vous rattrape. Les bois se vengent. »
La pièce d’Ibsen montre ce que Harrison situe dans le récit de Vico sur l’origine de la civilisation, à savoir le lien désastreux, dans l’imaginaire culturel occidental, entre la nature sauvage et les institutions humaines. La « fabuleuse perspicacité » de Vico, dit Harrison, était que :
l’abomination des forêts dans l’histoire occidentale provient avant tout du fait que, depuis l’époque grecque et romaine au moins, nous avons été une civilisation d’adorateurs du ciel, enfants d’un père céleste.
Les forêts sombres et enveloppantes étaient les espaces antithétiques de cette civilisation :
les premières familles humaines ont dû défricher les chênes pour planter un autre type d’arbre : l’arbre généalogique. Brûler une clairière dans la forêt et la revendiquer comme la terre sacrée de la famille, voilà, selon Vico, le premier acte d’appropriation qui a ouvert l’espace à la société civile. C’était le premier acte décisif, motivé par la confiance, qui conduirait à la fondation des villes, des nations et de l’empire.
Cette première version de la maison, comme sa variante parodique tardive chez les Ekdal, est fondée sur la destruction des bois. Dans la pièce d’Ibsen, qui se déroule bien après que même les arbres généalogiques ont été mis en danger, les tentatives mal conçues de Gregers pour reconstruire la famille sur une nouvelle base sont une bataille d’arbres : les bois magiques de Hoidal seront remplacés par l’« Appel à l’Idéal » de Gregers, sa version de l’arbre biblique de la connaissance. C’est une bataille entre deux religions, opposant la foi chrétienne (aussi sécularisée soit-elle) dans un Autre Monde abstrait et idéal au culte panthéiste des forêts du vieil Ekdal. C’est un concours entre le symbolique et le littéral.
Le grenier d’Ekdal a peut-être été inspiré, en partie, par ce bâtiment propre au XIXe siècle, la maison de verre. Comme Georg Kohlmaier et Barna von Sartory l’écrivent dans Houses of Glass, leur étude de ce phénomène, les maisons de verre qui ont été construites à grands frais et pour le plus grand plaisir du public, ont constitué une sorte de « théâtre de la nature », où « le contrôle scientifique des processus naturels, base de la nouvelle industrie, a été réalisé avec le verre, le fer et la vapeur utilisés pour la culture des plantes ». Exprimant d’une part l’inquiétude collective européenne face à l’exploitation coloniale du monde, d’autre part la reconnaissance de la transformation de la nature en marchandise par l’industrialisation, ces « musées » ont présenté les « chefs-d’œuvre de la nature » à un public ravi et de plus en plus diversifié, masquant « le démontage de la nature [qui] se déroulait en coulisse [pendant que] le paradis tant attendu se retranchait encore plus loin ». Ancêtres des grandes Expositions universelles à venir (dont la première eut lieu au Palais de Cristal de Joseph Paxton en 1851) ainsi que des grands divertissements de masse, les maisons de verre ont imaginé une nouvelle relation entre le monde humain et le monde naturel, faisant de ce dernier un signe privilégié de la supériorité du premier.
En préservant la nature sur ce mode spectaculaire, l’homme occidental s’est mis en scène comme le seigneur du monde vert en péril. Mais la maison de verre, comme l’espace, n’a pas manqué d’enregistrer les contradictions de cette fantaisie hypocrite ; comme le disent Kohlmaier et von Sartory, « la serre était un lieu de retrait du monde réel, mais en même temps elle était pleine de la politique du jour ». Les tensions économiques et les conflits de classes d’une société en mutation rapide ont joué un rôle dans les projets de « palais populaires » et de « verdure stratégique » pour compenser la situation de plus en plus difficile de la classe ouvrière :
L’homme était, selon la croyance, une force de travail, mais aussi bien plus que cela ; il était une créature de pensée, de sentiment, une créature physique qui, dans l’étendue rocheuse de la ville, était devenue presque entièrement une main-d’œuvre salariée et qui s’était coupée de sa vraie nature. Le but de cette utopie [la maison de verre] était de lui rendre cette nature. Le moyen d’y parvenir ne devait pas être un retour à la nature, mais un pas vers une industrialisation humanisée dans laquelle la culture agricole, la nature et la société seraient prises en compte.
Ainsi, le pouvoir de contrôle d’un capitalisme agressif sous-tend le sentimentalisme de surface du grenier d’Ekdal autant que celui des charmants palais d’hiver de l’époque. Dans les deux cas, l’exploitation capitaliste (de la forêt ou des hommes) exige que la nature soit artificiellement reproduite, préservée et donnée à voir.
L’écologie théâtrale appellera, me semble-t-il, à un tournant vers le littéral, à une résistance programmatique à l’utilisation de la nature comme métaphore. Relitéraliser le grenier, c’est le lire seulement et précisément comme une représentation de la nature sauvage. Le grenier est une reproduction, une copie, et cette identité est renforcée par le fait qu’il est situé directement derrière un studio de photographie. La figure de la photographie, ce moyen de représentation par excellence des temps modernes, encadre le grenier aussi bien que ce que le grenier encadre à son tour la nature sauvage. À travers cette configuration, la question que soulève l’étrange espace d’Ibsen n’est pas « que représente la nature sauvage intérieure », mais plutôt « qu’est-ce que la représentation – le fait même de la mimésis, de la médiation – fait au sens de la nature ? ». C’est l’autre facette de la question formulée par Benjamin :
Auparavant, beaucoup de réflexions futiles avaient été consacrées à la question de savoir si la photographie est un art. La première question, celle de savoir si l’invention de la photographie n’avait pas transformé toute la nature de l’art, n’a pas été soulevée.
Le grenier d’Ekdal n’est pas un espace symbolique, mais un espace symptomatique, dans lequel les catégories de nature et d’artifice se heurtent et se déforment, tout comme le monde moderne lui-même. Le produit exemplaire de cette collision est une structure qui nous est devenue assez familière aujourd’hui, cent ans après la pièce d’Ibsen, l’environnement artificiel. Notre expérience de ce phénomène pourrait peut-être nous éclairer rétrospectivement sur le modèle prémonitoire d’Ibsen du paradoxe d’une nature artificielle. La caractéristique principale de ce paradoxe est que les progrès de la technologie mimétique (dont la photographie n’était que le début) produisent des mondes factices d’étrangeté irréductible. Les mondes simulés du divertissement de masse temporaire – les parcs à thème, les vitrines mondiales, les parcs de safari, les boutiques tropicales, les places de ping ping, et ainsi de suite – deviennent de plus en plus étranges à mesure qu’ils deviennent plus parfaits. Alors que les technologies de représentation se rapprochent de plus en plus des techniques de reproduction, le monde recréé avec une telle précision s’éloigne de plus en plus rapidement de notre portée.
Pour le récupérer, il faudra la même chose que pour sauver la planète : une sorte de conversion, un remapping de l’humanisme selon des lignes sombres esquissées dans la pièce d’Ibsen. Car, à la différence des environnements artificiels, simulacres d’aujourd’hui, qui ne se réfèrent qu’à eux-mêmes, le grenier reproduit un original qui, grâce à la littéralité d’Ekdal, parvient à affirmer son pouvoir. Le point de vue d’Ekdal suggère une idéologie écologique semblable à ce que Robinson Jeffers appelle, de façon provocante,« l’inhumanisme ». Ni antihumain ni inhumaine, cette perspective part de la conviction que le monde naturel n’est pas plus primitivement une source de symboles et de métaphores pour la condition humaine qu’il n’est simplement une source de biens pour notre consommation. Elle a une existence indépendante et un pouvoir autonome qui fait de nous ses créatures et ses sujets. Comme nous l’avons découvert de plus en plus au cours de ce siècle, et à notre grande horreur, lorsque la nature est violée, les bois prennent effectivement leur revanche. Comme seul le vieil Ekdal le voit, dans la pièce d’Ibsen, la nature a un pouvoir énorme sur nous. Le théâtre, qui a longtemps soutenu la tendance de l’humanisme à obscurcir ce pouvoir, peut aussi devenir le lieu de sa révélation.
Bien des années après que Trigorin a réfléchi à la possibilité que ces poissons entrent et sortent du théâtre, le théâtre de la dystopie écologique a produit la vision suivante, dans la pièce de Pinter intitulée de façon suggestive The Caretaker (Le Gardien) :
Davis. Ça a l’air un peu épais.
Aston. Plein de mauvaises herbes.
Davies. Qu’est-ce que c’est ? Un étang ?
Aston. Oui.
Davies. Qu’est-ce que tu as, du poisson ?
Aston. Non. Il n’y a rien là-dedans. Pause.
Alors que le millénaire approche et que nous rejoignons les personnages de Pinter dans leur vision horrifiée du monde naturel, nous devons nous arrêter pour partager l’aspiration de Trigorin : il doit y avoir beaucoup de poissons dans ce lac.
Texte traduit par
Frédérique Aït-Touati.
Version originale :
Una Chaudhuri,
«“There Must Be a Lot of Fish in That Lake”:
Toward an Ecological Theater »,
Theater, vol. 25, n° 1, printemps-été 1994.
Les textes cités ont été directement traduits en français
sans se référer aux éventuelles traductions existantes.
Textes cités
Walter Benjamin, Illuminations, trad. angl. Harry Zohn, New York, Schocken Books, 1968.
Anton Chekhov, Four Great Plays by Chekhov, trad. angl. Constance Garnett, New York, Bantam Books, 1958.
Roderick S. French, « Is Ecological Humanism a Contradiction in Terms ? The Philosophical Foundations of the Humanities under Attack », dans Robert C. Schultz et J. Donald Hughes (dir.), Ecological Consciousness, Washington D.C., University Press of America, 1981.
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L’auteur
Una Chaudhuri est professeure de littérature, d’art dramatique et d’études environnementales à l’Université de New York et directrice du Graduate Program in Experimental Humanities and Social Engagement. Elle est une pionnière dans les domaines de l’éco-théâtre et des études animales. Ses publications récentes incluent Animal Acts : Performing Species Today (co-édité avec Holly Hughes, University of Michigan Press, 2014), The Ecocide Project : Research Theatre and Climate Change (en collaboration avec Shonni Enelow, Palgrave Macmillan, 2014) et The Stage Lives of Animals : Zooësis and Performance (Routledge, 2016). Una Chaudhuri participe à des projets créatifs collaboratifs, dont l’intervention multiplateforme Dear Climate et CLIMATE LENS.
Pour citer ce document
Una Chaudhuri, « « Il doit y avoir beaucoup de poissons dans ce lac » : vers un théâtre écologique », trad. Frédérique Aït-Touati, thaêtre [en ligne], Chantier #4 : Climats du théâtre au temps des catastrophes. Penser et décentrer l’anthropo-scène, mis en ligne le 10 juillet 2019.
URL : https://www.thaetre.com/2019/06/01/vers-un-theatre-ecologique/