« Quel terrien es-tu ? »

Michaël Cros


 

© Cie Méta-Carpe

ÜBM (Über Beast Machine).
Résidence L-EST à Via Danse, Belfort, oct. 2017.
© Cie Méta-Carpe

 

Qui es-tu ? (Quel terrien es-tu ?) D’où viens-tu ?

Je suis un artiste-chercheur de la Zone Méditerranée, c’est comme cela que je me présente dans le travail de micro-fictions que j’ai engagé avec la Revue du Cube en 2014, et que j’ai développé ensuite dans le projet transmédia Über Beast Machine[1].

Où vis-tu et comment vis-tu ?

Je vis à Marseille, à cheval entre un appartement du centre-ville et un appartement des quartiers Est, au pied des collines. Nomade professionnellement, je réalise modestement un rêve d’enfant qui était de « faire un métier qui me permette de voyager ».

Mon MOI futur, celui de 2097 présenté dans Über Beast Machine, vivra lui dans un univers très différent, bouleversé notamment par l’Effroyable Extinction de 2028. Rescapé de cette crise mondiale, ce Michaël bénéficiera du programme Longévité Durable de l’Assurance Maladie Européenne (avec une espérance de vie de 150 ans pour un vieillissement cellulaire suspendu). Après plusieurs recherches menées notamment avec des primates, il réunira en 2095 une équipe d’artistes-chercheurs, afin d’enquêter sur un artefact apparu en 2017, une créature électrique et végétale mystérieuse, incapable de survivre sans soins humains, un signal faible de ce qu’ils ont appelé la Vivance[2].

Comment l’écologie est-elle présente dans ton travail ?

C’est donc par la fiction que j’aborde la question de l’écologie. En inventant une société future qui s’éloigne des visions techno-scientifiques majoritaires dans notre culture pop actuelle, qu’elles soient utopiques ou dystopiques.

Cet imaginaire autour de la Vivance, j’ai pu le nourrir en fréquentant des éthologues et des anthropologues. Tout cela a commencé en 2013, par l’intermédiaire du TJP Centre Dramatique National de Strasbourg dédié aux arts de la marionnette et dirigé par Renaud Herbin. En m’appuyant sur le projet « Corps Objet Image » de Renaud et sa capacité à réunir des artistes et des chercheurs pluridisciplinaires intéressés par la question de la matière et de ce qui l’anime. Depuis lors, j’ai pu créer de nouvelles collaborations, enrichir mes connaissances et les intégrer à mon travail artistique. Avant cela, la relation de l’humain à son environnement habitait mon travail simplement de manière intuitive[3].

L’écologie, ça t’inspire quoi ?

Pas facile de répondre… Cette notion est très liée à notre culture dite « naturaliste ». Elle n’a pas de sens pour beaucoup d’autres peuples sur Terre qui ne séparent pas l’humain du reste de la nature[4]. Dans notre occident capitaliste, j’ai l’impression que l’écologie politique, celle représentée dans nos institutions démocratiques, a mis en avant principalement un discours sur la protection de la nature. Mais protéger la nature, c’est pour beaucoup s’autoriser à poursuivre notre histoire de supériorité sur elle et sa domination unilatérale.

La pensée écologique contemporaine qui me touche, c’est celle qui vient de chercheurs comme Bruno Latour, une pensée du décentrement qui nous incite à inventer des manières négociées de co-habiter le monde, avec ceux qu’il appelle les Terrestres, c’est-à-dire les autres entités vivantes, quelles qu’elles soient. Pour être viable, cette meilleure façon d’habiter le monde s’appuie sur la recherche, en faisant appel à une démarche scientifique, d’une manière transdisciplinaire.

Comment les artistes peuvent trouver leur place au milieu de tout cela, sans être instrumentalisés comme simples médiateurs ou vulgarisateurs des découvertes actuelles ? Qu’est-ce qui fait la singularité de leur démarche, la pertinence de leur présence et de leur point de vue ? Voici des questions excitantes !

Faire du théâtre écologique, est-ce faire du théâtre de manière écologique ?

Parlons du théâtre comme d’un écosystème : en France, aujourd’hui, une compagnie qui fait du spectacle vivant déploie beaucoup d’efforts pour montrer son travail. C’est difficile, le coût énergétique est réel, avec beaucoup de déplacements, de déchets, de mobilisation de ressources, de temps perdu. En plus de tout ça, les structures d’accueil vieillissantes sont construites sur un paradigme de ressources non limitées. Est-ce qu’une équipe artistique, quand elle arrive enfin à trouver une date de diffusion dans un théâtre, peut se permettre d’arriver en posant sur la table un cahier des charges qui exige un respect de normes environnementales contraignantes et une demande d’alimentation énergétique non nucléaire ? C’est suicidaire ! L’impulsion pour faire évoluer les principes de construction et de gestion énergétique de telles structures doit venir du personnel politique. C’est donc aux citoyens de faire pression sur leurs élus. Et les citoyens peuvent être touchés par ces questions si les artistes s’en emparent, en les rendant sensibles. Donc pour en revenir à la question, c’est la stratégie du détour qui est à l’œuvre ici : transformer le terrain petit à petit, c’est comme ça qu’il faut s’y prendre pour faire un théâtre en cohérence avec la thématique écologique, mais cela ne peut se faire que sur un temps long, en écho avec des expérimentations déjà à l’œuvre. Comment ces expériences sont-elles documentées ? Comment les modèles sont-ils évalués ? Comment peuvent-ils s’adapter d’un pays à l’autre, d’une ville à l’autre ? Il me semble que beaucoup d’outils restent à inventer.

Mettre en scène, c’est observer et/ou organiser du vivant ?

Dans mon cas, ce que je fais, c’est proposer un univers précis qui invite les danseurs à interagir avec d’autres éléments présents, et particulièrement avec des corps-marionnettes de taille humaine. Comment rendre tout cela vivant ?

Ce qui m’intéresse c’est de voir les interprètes jouer avec ces contraintes et se les approprier, c’est de les voir habiter la scène en s’appuyant à la fois sur leur vécu d’artistes chorégraphiques et sur la mobilité altérée par les dispositifs scéniques, sans chercher à les dominer. Ce qui est mobilisé chez moi, c’est l’observation et l’organisation[5], intimement liées dans des interactions subtiles, non seulement dans les temps de répétitions ou les représentations publiques, mais aussi dans les entre-deux, ces moments de repos apparents où les idées et les images continuent à faire leur chemin.

Le créateur : un facilitateur d’autres mondes possibles ?

Dans cet espace de croisements ritualisé qu’est le plateau, j’explore des relations non hiérarchisées entre les danseurs (humains), les marionnettes (objets), leur environnement (scénographie, lumière, son) et leur imaginaire commun (fable). Qui anime qui ? Et comment développer les interactions entre ces présences en y associant le public ? Toutes ces questions permettent à chacun de faire l’expérience d’autres mondes, et elles influencent la production même du spectacle (sa finitude ou sa reproduction nécessaire si l’on veut le jouer plusieurs fois). Toujours dans cette question de l’adresse au spectateur, j’ai pour la première fois de manière aussi frontale dans ma dernière création Über Beast Machine, utilisé les codes de la science-fiction. Et il est intéressant de voir comment le spectacle vivant est en train de s’emparer de ce genre. Je pense à Rocio Bérenguer et Frédéric Deslias, deux artistes amis dont les structures de spectacles sont altérées par les thématiques SF qu’ils abordent, autour de l’IA pour Rocio, et de l’exploration d’exoplanètes pour Frédéric. Tous deux, à leur manière, innovent dans leur adresse au public, en s’appuyant sur cette projection dans le futur.

Représenter sur scène un autre espace-temps, c’est inviter les spectateurs à réenvisager le leur, sans les déposséder de leur libre-arbitre. Je suis d’accord avec Nicolas Bourriaud dans son essai Exforme, quand il écrit que la ligne politique de l’art contemporain, c’est « affirmer sans cesse la nature transitoire et circonstancielle des institutions […], car les appareils idéologiques du capitalisme, eux, proclament l’inverse ». J’aime beaucoup aussi le slogan du collectif Zanzibar, ce regroupement d’auteurs SF, qui se propose de « désincarcérer le futur ».

Alors, où se situer ?

Dans la niche écologique du spectacle vivant, j’ai pu observer plusieurs forces à l’œuvre. Certaines poussent les créateurs vers plus d’industrialisation, avec un objectif de conquête de marché (c’est le discours entrepreneurial omniprésent). D’autres forces, idéalistes et déterminées, poussent vers la résistance, la mise en échec d’un modèle dominant (en se reposant sur des regroupements identitaires radicaux). Des forces que l’on pourrait qualifier d’opportunistes ou cyniques poussent à jouer simultanément avec ces deux premières forces. Des forces de survol poursuivent la tradition romantique d’artistes visionnaires (au mieux) ou maudits (pas de chance), désynchronisés de leur temps. J’en vois une cinquième avec laquelle je me sens plus à l’aise : cette force se nourrit d’interactions et de collaborations avec des scientifiques de différents champs. Ce partenariat art-science, qui passe souvent par le « faire », cherche de nouveaux protocoles de représentation et de mise en mouvement du monde. Les artistes-chercheurs animés par cette force ne peuvent pas à eux seuls résoudre les nombreux problèmes environnementaux actuels, mais ils peuvent contribuer, en faisant preuve d’inventivité et de discernement, à créer collectivement de nouveaux imaginaires du futur, de nouvelles façons de créer du commun entre humains et non humains.

Pour être bien comprise, cette proposition de description de cinq forces agissantes sur l’écosystème du spectacle vivant ne vise pas à créer cinq listes d’artistes. Ce que j’observe chez moi, c’est plutôt la présence de ces cinq forces, qui vont s’exprimer plus ou moins, en fonction de circonstances présentes. Parmi elles, certaines ne m’intéressent pas, mais suis-je bien sûr qu’elles ne s’expriment jamais dans mon travail ? je ne peux le dire. Et c’est pour cela que j’incite les artistes que je fréquente à écrire sur le travail d’autres artistes, en constituant ainsi un appareil critique entre pairs.

 

Notes

[1] Über Beast Machine est un projet transmédia constitué d’un spectacle, d’une exposition et d’une interaction web (création 2017 de la Méta-Carpe).

[2] Je me réfère à La Composition des mondes de Philippe Descola : Philippe Descola, La Composition des mondes, entretiens avec Pierre Charbonnier, Paris, Flammarion, 2017.

[3] La notion de Vivance s’est imposée en 2049, lors de la création du Ministère de la Vivance Élargi. Elle réunit dans une même appellation l’ensemble des Existants de la planète, quelle que soit leur échelle, mais aussi les forces animantes qui les relient.

[4] Je développe un projet de marionnettes végétales appelées les BB Végétaux depuis 2010. Nicolas Bourriaud, parlerait, lui, de montage.

[5] Où atterrir ? de Bruno Latour me paraît très précieux et accessible pour repenser notre place au milieu des autres êtres vivants : Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017.

 

 

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