« Quel terrien es-tu ? »

Duncan Evennou et Clémence Hallé


 

© Joan De Crane

Duncan Evennou, Clémence Hallé et Benoît Verjat, Matters, 2018.
© Joan De Crane

 

Qui es-tu ? (Quel terrien es-tu ?) 

Duncan Evennou. – Je vais rediriger la question sur notre projet, je crois que cela me sera bien plus simple d’y répondre. Matters est un seul en scène d’une heure se jouant sur un plateau nu. Nous avons pour unique objet un vieux microphone sur pied à embase ronde. Le performeur, habillé d’une combinaison blanche, s’avance en avant-scène et se laisse traverser par une dizaine de voix de scientifiques, d’historiens et de politiciens tâchant de savoir si, oui ou non, nous avons basculé dans une nouvelle ère géologique. À travers cet assemblage polyphonique, nous avons essayé de donner forme aux archives inaugurales du Groupe de Travail sur l’« Anthropocène », qui a eu lieu le vendredi 17 octobre 2014 à 9h sur la scène de théâtre de la Maison des Cultures du monde située à Berlin.

Clémence Hallé. – Disons pour aller vite que le terme d’ « Anthropocène », qui signifie littéralement « l’époque de l’humain », permet de mettre un nom sur l’augmentation exponentielle des impacts de l’activité humaine sur la surface de la planète, au point de la pousser dans un autre temps de l’histoire de la Terre. C’est une version très différente des questions écologiques telles qu’elles ont été présentées jusqu’à présent à travers le changement climatique par exemple. Le changement serait dorénavant si important, qu’il transformerait la planète en entier, et pas seulement son climat. Autrement dit, il n’y aurait plus de retour en arrière possible. L’enjeu devient d’imaginer comment vivre sur une autre Terre, et c’est un enjeu qui anime particulièrement les imaginaires contemporains. C’est aussi la raison pour laquelle, à mon sens, autant d’artistes et d’humanistes se sont emparés d’une hypothèse de géologues, habituellement si discrets dans le monde des sciences, pour tenter de la traduire dans leurs propres termes.

D’où viens-tu ?

Clémence Hallé. – Je voulais essayer de raconter l’entrée fulgurante de la notion d’Anthropocène dans les arts et les humanités, et pour cela, il me fallait un point de départ précis et local, afin de remédier à son caractère global, si désincarné qu’il tend à annihiler tout désir ou toute capacité d’agir. J’ai pris le parti de commencer mon histoire le jour où le groupe de scientifiques internationaux qui a pour mission d’évaluer la validité ou non de l’époque géologique, s’est réuni pour la première fois dans un espace physique. J’ai retranscrit l’intégralité de leurs discours, qui, d’après moi, me permettaient de répondre aux deux premières questions, soit « qui » est l’Anthropocène, et d’où vient-elle ?

Duncan Evennou. – Nous avons commencé à parler du projet en octobre 2017. J’avais de plus en plus envie de travailler à partir d’une littérature de l’enquête, de la mise en narration de la recherche. Un jour où nous nous sommes donné rendez-vous dans mon atelier, Clémence m’a fait découvrir les documents à partir desquels elle travaillait pour son doctorat. Il y avait deux jours de conférences méticuleusement retranscrites, des images d’archives de la conférence originale, ses commentaires. Après une heure à traverser cette matière, je lui ai proposé que nous en fassions un spectacle. J’y voyais la possibilité de redonner une « vita nuova » à ces archives et d’en faire un objet performatif pouvant faire apparaître de nouveaux récits.

Clémence Hallé. – Pour moi, le projet remonte à octobre 2014, dans le hall du théâtre de la Maison des cultures du monde à Berlin. Le directeur a invité les membres du Groupe de Travail sur l’Anthropocène, lors d’une rencontre officielle qu’il a définie comme un événement en histoire des sciences, pour qu’ils présentent leurs travaux durant l’Anthropocene Project. Ce premier forum de recherches anthropocéniques visait à créer une communauté pour déconstruire les briques de l’hypothèse monolithique d’Anthropocène et chercher des formes de savoirs qui permettraient de la représenter autrement que sous celle d’une pierre tombale. Or puisque l’ensemble de la communauté présente durant les deux années du projet semblait admettre que l’hypothèse géologique estompe la distinction entre l’humain et la nature, l’Anthropocene Project traversait « les frontières intellectuelles et disciplinaires, utilisant des méthodes d’enquête et de présentation issues à la fois des sciences dures et des arts »[1]. Puis, l’année passée, tandis que je retranscrivais les discours publics inauguraux des géologues à partir des archives vidéo de la Maison berlinoise sous la forme d’une pièce de théâtre, afin de m’aider à leur donner corps durant mes recherches, Duncan s’est emparé de ce script comme d’une matière à expérimenter au plateau, une partition pour une performance.

Où vis-tu et comment vis-tu ?

Duncan Evennou.  J’ai bien envie de vous raconter le « biotope » de notre projet, car les circuits économiques dans lesquels nous produisons notre travail conditionnent entièrement l’objet. Le spectacle a d’abord été maquetté à la Fabrique de Théâtre de Frameries en Belgique dans le cadre d’une résidence sur le « Théâtre de l’Anthropocène » en compagnie des Yes Men et de Franck Bauchard. Nous voulions d’abord tester cette matière au plateau afin de voir si nos intuitions étaient bonnes en construisant un premier bout à bout de trente minutes. Puis, nous avons poursuivi le travail aux Laboratoires d’Aubervilliers avant de présenter une nouvelle version sous la forme d’une conférence déambulée entre les œuvres de l’exposition Crash Test : la révolution moléculaire à La Panacée de Montpellier. Le spectacle s’est finalement créé dans sa version plateau à Aubervilliers. De par sa forme, la vie de ce projet est probablement appelée à se poursuivre dans des lieux plus performatifs que théâtraux, lieux de conférences ou d’art contemporain. Peut-être même chorégraphiques. J’ai pour le moment franchement du mal à imaginer les plateaux de théâtre français prêts à accueillir ces récits, car il s’agit de jouer de la pensée brute pendant une heure.

Clémence Hallé. – J’ai été particulièrement troublée par notre expérience à La Panacée. Notre performance déambulée était une forme de mise en abyme de ma recherche : grâce au travail scénographique de Benoît Verjat, nous avons pu littéralement amener les discours inauguraux des acteurs originels de l’Anthropocène à l’intérieur d’une exposition qui traduisait leurs travaux dans le langage de l’art contemporain. Duncan se promenait entre les œuvres au rythme des paroles des scientifiques qui avaient indirectement inspiré leur production, par le biais du « voyage » dissimulé de la recherche. J’ai trouvé dans Crash Test une multitude d’interprétations possibles de l’hypothèse originale de l’Anthropocène, une diversité de façon de la rendre sensible. Mais j’y ai aussi retrouvé l’héritage esthétique de ma génération, celle qui a grandi après la chute du mur de Berlin, et qui a connu l’abolition de toutes sortes de frontières. Je ne parle pas seulement des frontières qui séparent les territoires, mais aussi celles qui séparent les concepts, comme les grandes séparations entre le fait et la fiction, l’objectivité et la subjectivité, la nature et la culture, le dedans et dehors, ou encore l’intérieur et l’extérieur des corps. S’il était vraiment possible de définir une génération, je dirais que la mienne se définit justement comme celle qui brouille les définitions. J’ai découvert dans Crash Test d’autres représentations de mon rapport à l’écologie, des réactions au libéralisme décomplexé et aux angoisses inextricables auxquelles sont confrontés les mouvements environnementaux actuels, des œuvres qui s’approprient le « Retour sur terre »[2] présupposé par la géologie pour le traduire dans ce « Retour à la matière » proposé par l’art contemporain, et qui m’ont permis de mettre la grande idée abstraite de l’Anthropocène à l’échelle des pratiques d’artistes nés à la même époque que la mienne.

Comment l’écologie est-elle présente dans ton travail ?

Clémence Hallé. – De manière, disons, contre-intuitive, et malgré le fait que Matters traite exclusivement de « discours écologiques » sur l’Anthropocène, nous empruntons à la pensée écologique davantage sa méthode plutôt que son propre discours. Nous composons avec une (bio)diversité de paroles en recomposant une idée abstraite et globale à travers un projet de production de savoirs localisé sur une scène précise, qui nous permet d’identifier ses acteurs et ses lieux.

Duncan Evennou. – Nous avons donc monté un assemblage fictif des retranscriptions de la conférence inaugurale du Groupe de Travail sur l’Anthropocène in situ, directement sur le plateau. Nous assemblons des archives de discours plutôt que de réécrire les nôtres, non pas pour effacer notre présence, mais au contraire, pour l’insinuer à travers la polyphonie progressive qui s’installe. Une voix nouvelle surgit dans les choix qui ont guidé l’écriture de notre assemblage. Nous racontons une autre histoire à partir des archives, prenant leurs acteurs pour des personnages de fiction qui expriment une diversité d’arguments, autant d’imaginaires différents produits par une même idée que de clés pour notre interprétation sur scène. Et tandis que les géologues passaient le micro à des historiens ou des politiciens durant leur première rencontre, afin que tous tentent de traduire dans leurs propres termes les temporalités non humaines que l’hypothèse de l’Anthropocène les invite à prendre en compte, nous passons d’une voix à une autre, et jouons la parole modératrice, la sagesse prudente, l’enthousiasme démesuré, l’érudition engagée, le catastrophisme sarcastique, la technicité robotique, le politique philanthropique ou l’assurance du journaliste, les données indécises, les critiques publiques, les pilotes pragmatiques préoccupés par la répartition du temps de parole qui se mêle ironiquement au temps géologique, ou enfin les zoopoétiques qui suggèrent aux spectateurs de se mettre dans la tête d’un hibou perplexe, observant de nuit cette maison où s’agitent une poignée d’humains éclairés pour essayer de donner sens à ce qu’ils font.

Clémence Hallé. – En fait, la juxtaposition de paroles hétérogènes crée un effet qui oscille entre le comique et le tragique, participant à la dé-dramatisation d’un discours politique dominant centré sur l’action, démuni devant une hypothèse géologique dont il ne sait que faire. Et le spectacle dérive, reprenant à son compte l’esthétique de la liste qui se cache derrière les énumérations interminables des impacts humains sur leurs environnements, pour laisser la place, peut-être, à une nouvelle archive.

L’écologie, ça t’inspire quoi ?

Duncan Evennou.  Après plusieurs expériences communes de plateau, nous étions exaspérés par le discours politique dominant sur la fin du monde. Nous voulions en montrer les fissures afin de donner à explorer d’autres narrations possibles. Nous aimons parler de brouhaha à l’intérieur duquel des savoirs sont comme « brouillés » par l’urgence d’agir. En donnant à entendre cette polyphonie de voix, Matters est un projet qui cherche à repeupler les imaginaires contemporains désaffectés par la crise écologique.

Clémence Hallé. J’emploie la notion d’Anthropocène comme l’héritage contemporain de la pensée écologique. Je me joue de cette vieille nouvelle, de l’ambiguïté de son rapport au temps et aux histoires, qui tout en proposant un nouveau point de départ, un clou d’or ou point stratigraphique dans le temps et dans l’espace, invite Duncan à réinscrire son travail au plateau dans une temporalité longue et incertaine, et nous incite à nous détacher de l’arrachement perpétuel de générations précédentes qui avaient tendance à tout recommencer à chaque mouvement de création. Je m’inspire de ce qui a déjà été dit et de ce qui a déjà été fait pour que nous puissions nous l’approprier sur scène. Il s’agit d’entretenir un rapport plus sensible avec les abstractions qui nous paralysent en nous annonçant les catastrophes qu’il semblerait que nous ayons créées sans n’avoir, pourtant, aucune emprise sur elles. Je m’efforce de commenter, plutôt que de discréditer, et de transformer, plutôt que de déconstruire ; d’appliquer les méthodes de la recherche à notre processus de création afin de nous situer en relation aux autres.

Faire du théâtre écologique, est-ce faire du théâtre de manière écologique ?

Duncan Evennou. – Notre expérience en résidence au « Théâtre de l’Anthropocène » nous a appris à distinguer les arts politiques de l’artivisme, dont les processus de création sont parfois calqués sur les structures militantes. Notre expérience de travail avec les Yes Men notamment a eu le mérite de nous permettre de comprendre cette distinction, surtout nos points de divergence avec certaines pratiques théâtrales dont nous respectons les principes, mais que nous souhaitons dorénavant éviter sur le plateau, en raison des contraintes liées à cette forme de « méthode écologique » évoquée par Clémence plus haut, et que nous cherchons à développer.

Clémence Hallé. – Bien que l’intégrité soit sans doute l’un des enseignements majeurs de la pensée écologique, et incite à se rendre responsable à chaque étape d’une mise en œuvre, il nous a semblé qu’un théâtre qui serait fabriqué de manière écologique ne donnerait pas nécessairement lieu à des modes de représentations qui expérimentent avec une telle pensée sur scène. L’Anthropocène, en tant qu’époque potentielle, invite à ne pas se laisser dépasser par le sentiment d’urgence, mais plutôt à prendre le temps d’imaginer les rapports qu’elle implique entre les agents et leurs environnements, afin de ne pas reproduire les logiques mêmes qui ont mené à son développement. Le plateau est un lieu d’expérimentations régi par ses propres règles et tempos : la lenteur, par exemple, en est un.

Mettre en scène, c’est observer et/ou organiser du vivant ?

Duncan Evennou. – Ce qu’il y a de particulier dans ce spectacle, c’est que j’en signe la mise en scène en même temps que j’y joue sous le regard de Clémence. Le va-et-vient entre le dedans et le dehors du plateau peut se montrer épuisant selon les créations. On peut perdre le cap d’un projet. Ici, le désir de départ était très précis : je voulais aborder cette performance comme une mise à l’épreuve. Mémoriser plus d’une heure d’un script parfois très technique, jouer plus de onze voix dans une diversité de langues, de modes de pensées aux antipodes… Raconter une histoire, c’est montrer à quelle structure l’on appartient et l’on participe. En me plaçant à l’intérieur de la machine, il ne s’agissait donc pas tant d’organiser ou observer ce qui se produisait que de parvenir à réunir les conditions de jeu afin de faire entendre « d’où » la pensée naît. Pour cela, je ne tenais en aucun cas à être dans le mimétisme de mes interlocuteurs, je cherchais surtout quels principes organisent leurs prises de parole pour me les réapproprier, les exagérer ou les transformer. Je pense aux silences éloquents de Jan Zalasiewicz faisant écho à l’immensité du temps géologique, le plaisir du spectaculaire de la catastrophe de James Syvitski dans son sourire, la virtuosité et la précision de Naomie Oreskes malgré la rapidité de son débit… Ces indicateurs viennent activer mes prises de parole. C’est à partir de ces principes que nous avons pu organiser notre spectacle.

Clémence Hallé. – En fait, nous nous sommes moins concentrés sur la mise en scène du vivant ou du non-vivant que sur la pensée en action. Pourquoi les pilotes de l’Anthropocene Project ont-ils projeté des recherches géologiques sur une scène de performances contemporaines ? Leur geste suffisait-il à faire spectacle ? Et comment interpréter ces interactions entre des modes de connaissance si différents ? Lorsque Duncan a commencé par incorporer les discours successifs du Groupe de Travail sur l’Anthropocène en les travaillant à l’oreillette, j’ai saisi grâce à lui une véritable chorégraphie de la parole géologique, peuplée d’images, de supports techniques parfois défaillants, de mimiques, de passions, d’accents, d’hésitations, de silences, de dérisions. Les discours qui spéculent au présent sont doux et humbles, ceux qui annoncent la fin des temps sont froids, ceux qui assaillent de données sont dénués d’affects, ceux qui spectacularisent le problème politique vont trop vite. Duncan joue les temps d’attente, danse leurs courbes, chante leurs vidéos. Il interprète la diversité de la parole en lui donnant forme et corps. Il essaye de faire vivre la pensée en l’éprouvant, et nous permet d’imaginer un spectacle entier autour de la question de l’éloquence, soit le point d’association entre les scientifiques et les acteurs. Matters se demande surtout comment s’articulent les idées, et quelle est l’éloquence la plus appropriée pour parler d’une idée aussi difficile à se figurer que celle de l’Anthropocène. C’est là que nous avons trouvé le point de convergence entre la recherche et la tâche actorale.

Être artiste, est-ce faire partie du monde de la nature ou du monde de la culture ?

Clémence Hallé. – Je m’efforce de ne pas employer cette dichotomie et de traiter au même titre tous les agents hétéroclites avec lesquels j’interagis, reprenant à mon compte l’esthétique de la liste, de l’accumulation, qu’invoque l’hypothèse de l’Anthropocène. L’exercice m’invite à prendre en compte tous les éléments qui forment l’environnement d’où je proviens d’un côté – en m’inspirant des conférences, des concerts, des performances, des expositions, des dialogues, des démonstrations qui ont été produites durant l’Anthropocene Project – et celui que je crée de l’autre. Je réutilise ces matières, quelles que soient leurs provenances disciplinaires, qu’elles soient issues des sciences naturelles, des sciences humaines, ou des arts, afin d’observer leurs interactions au plateau.

Duncan Evennou. – J’ai assisté il y a peu à une présentation passionnante du travail de recherche de Alexis Zimmer qui parlait de son travail sur le pouvoir des bactéries[3]. Il citait l’énoncé de l’écrivaine Ursula Le Guin : « nous ne sommes pas le nombre que nous croyons être ». Le corps humain n’abriterait qu’entre 10 % et 43 % de cellules qualifiées d’humaines. Le reste des cellules appartiendraient à d’autres organismes. J’aime l’idée que créer un spectacle, ce n’est pas créer une entité autonome, mais plutôt un être composite. Un écosystème contaminé de chimères multispécifiques.

Est-ce que tu n’interagis qu’avec des humains ?

Duncan Evennou. – Je dois bien avouer que je suis mal à l’aise avec la récupération qui est en train de se produire autour des notions d’écologie. Le théâtre a toujours donné droit de parole au non humain. On y a fait parler les morts, les animaux, les forêts, les pierres… Mais on ne peut tout de même pas ignorer ce changement de paradigme qui nous invite à reconsidérer nos pratiques au plateau. Car oui, paradoxalement, il devient alors nécessaire d’inventer de nouvelles manières d’être. Mon travail est donc conditionné par une conjoncture en mouvance permanente. Je suis obligé de trouver ces représentations ailleurs que dans les modes d’interprétation auxquels nous formons les acteurs en écoles nationales. Il me faut donc développer une manière d’être qui perpétue à la fois les représentations théâtrales classiques, tout en restant aux aguets face aux acceptions contemporaines qui les transforment.

Clémence Hallé. – Au départ, Benoît Verjat souhaitait profiter de Matters pour inventer un instrument d’écriture qui viendrait perturber la scénographie d’une conférence classique en venant s’immiscer dans ses outils traditionnels, comme les diapositives d’une présentation par exemple, pour leur donner une véritable présence sur scène, pour qu’ils deviennent un personnage à part entière. Or, nous avons été dérangés dans notre entreprise par la quantité de temps et d’énergie nécessaires pour mettre en scène un autre personnage, si évident qu’il disparaît de notre champ de vision malgré sa présence permanente : les sous-titres ! Duncan interagit avec eux en permanence. Ils conditionnent même son rythme parfois. Le spectacle au complet dépend d’une traduction d’archives : les sous-titres sont indispensables lorsque des voix plurielles s’expriment en autant de langues différentes à travers une seule personne. Benoît a donc décidé de les matérialiser par un objet informe déposé à ses pieds. Ils ont progressivement pris une place centrale dans le projet, plus importante encore que l’arrière-plan, sur lequel sont projetés des écrits et des formes censés à l’origine être les supports pour notre instrument d’écriture. Tout de même, une tendance générale s’est profilée durant notre travail en résidence aux Laboratoires d’Aubervilliers, et c’est la tendance, je crois, que nous souhaitons poursuivre collectivement dans nos projets futurs : celle qui incite les supports visuels et textuels à quitter leur simple rôle d’illustrateurs pour s’animer, pour laisser deviner la présence de la régie qui s’immisce matériellement sur scène. Matters essaye d’interagir avec tout ce qui est évident à la fois dans la recherche et au théâtre, pour rendre la voix à tous ceux que l’on ne voit plus, mais qui sont pourtant toujours là. Les voix des absents sont re-situées sous les projecteurs et inscrites dans l’espace à travers l’acoustique du lieu. Nous tentons de nous réapproprier l’artisanat que l’on oublie, en convoquant petit à petit et un à un chaque élément scénique, aussi habituel ou infime soit-il, non pas comme de simples décors, mais comme de véritables partenaires de jeu.

Le créateur : un facilitateur d’autres mondes possibles ?

Duncan Evennou. – Quand nous avons commencé la session d’écriture du spectacle à la table, nous nous étions donné six jours pour fabriquer un script général. Le but était de faire entendre la pluralité des mondes possibles qui peuvent surgir de la seule hypothèse de l’Anthropocène. Mais au bout du troisième jour de travail, on se désespérait de voir que les histoires que Clémence appelait « alternatives » résistaient. Lorsque nous lisions notre montage le soir, nous constations que durant la conférence inaugurale du groupe de travail, elles n’apparaissaient que dans les marges de la parole dominante. Elles finissaient par ne prendre qu’un rôle très mineur dans notre spectacle. Nous étions assez désespérés de ne pas pouvoir rendre les rendre plus « symétriques » : nous étions en train d’échouer dans notre rôle de médiateur vers d’autres imaginaires. Mais nous nous étions donné une contrainte formelle de création à laquelle nous refusions de déroger : rester fidèles à l’archive et ne pas ajouter de nouveaux matériaux.

Clémence Hallé. J’ai donc pris le parti de chercher plutôt d’autres façons de faire figurer le monde dans lequel je me trouve, et de l’enraciner dans son propre environnement. Je crois pouvoir ébaucher une réponse à la première question : « être terrien » signifie dorénavant pour moi sortir de la logique d’une quête vers de nouveaux mondes, qu’ils soient infra-terrestres ou extra-terrestres, et me tourner vers l’emploi de ce que l’anthropologie et l’histoire environnementale ont à m’apprendre sur la séparation nature-culture pour interpréter autrement le monde dans lequel je me tiens. Les spectateurs sont alors invités à imaginer, à travers l’effondrement d’un monde, la multitude des autres mondes possibles à l’intérieur même du leur, lorsque le fait d’agir n’est plus séparé des fictions de la pensée.

Une compagnie, c’est un petit écosystème ?

Duncan Evennou. – Le projet Matters s’est développé en même temps que la création de la Compagnie du Light House que je dirige. Différents artistes y travaillent : Lancelot Hamelin auteur, Clémence Hallé chercheuse, Benoît Verjat artiste designer, Maya Boquet, créatrice radiophonique, les acteurs et danseurs Anne Steffens, Manuel Vallade, Pauline Simon, Isabelle Angoti et Véronique Alain… Ces artistes sont le cœur de la compagnie. Et les projets et objets de recherches qui s’y déroulent recomposent à chaque fois son écosystème. Je repense toujours à Alexis qui citait le biologiste Scott Guilbert, « nous n’avons jamais été individuels », ou encore « nous sommes tous des lichens »[4]. J’aime assez l’idée qu’une compagnie théâtrale puisse être du lichen.

 

Notes

[1] Bernd Scherer, The Anthropocene Project, A Report, Berlin, Haus der Kulturen der Welt, 2014, p. 2.

[2] Émilie Hache, « Introduction. Retour sur Terre », dans Émilie Hache (dir.), De l’univers clos au monde infini, Bellevaux, Dehors, 2014, p. 11.

[3] Alexis Zimmer, Brouillards toxiques, Bruxelles, Zones sensibles, 2017.

[4] Ibid.

 

 

Les commentaires sont clos.