Écrire Fukushima

Le Tube
Jana Rémond


 

Le Tube de Jana Rémond se déroule pour une part
dans une petite maison de village, avec jardinet – avant l’explosion…

 

Extrait.
Scène 4.

Le soir, dans le salon. Il pleut. Le mari place un champignon dans son assiette, puis sort un dictaphone.

Le mari. Essai de champignon. Champignon marron, vaguement mou, d’aspect usuel. Gros pied fines lamelles flasques odeur de feuilles. Je regarde le champignon et il m’observe. (Il met en pause. Rallume.) Intention perceptible du champignon : comme s’il voulait me bouffer.

Entre sa femme, qui enlève sa veste, pose sa carabine contre le mur, vient embrasser son mari sur le front et sort. Le mari range le champignon dans un sachet plastique, pose une salade devant lui. Chuchote.

Essai de salade. Feuilles frottées une à une en passant par tous les plis, mais ne pas accorder sa confiance à une salade semblant lavée. La salade se déploie de toutes ses nervures. Elle a l’air trop verte. Ou…

Il éteint le dictaphone. Réfléchit. Le rallume.

Trop feuillue.

Éteint le dictaphone. Le rallume.

Feu-illue.

La femme revient, une assiette de poisson (en son entier) à la main. Un temps.

La femme. Qu’est-ce que tu fais avec ce champignon ?
Le mari. Je le mets sous scellé.
La femme. Pourquoi tu ranges ton plat dans un sachet plastique ? Ça se met pas sous plastique, les champignons. C’est pas bon quand c’est froid.
Le mari. C’est un essai de champignon. Je l’ai sauvé d’une mise en boîte à l’usine pour l’analyser. Si tu crois que je vais manger ce champignon…
La femme. Et pourquoi tu ne le mangerais pas, ce champignon ?
Le mari. Tu sais pourquoi.
La femme. C’est un champignon.
Le mari. Et c’est toute sa perversité. Tu te rends compte : il a l’air de rien, comme ça.

La femme pose son poisson.

Le mari. Qu’est-ce que tu fais ?
La femme. Comment ça qu’est-ce que je fais ?
Le mari. Tu vas pas manger ce poisson quand même ?
La femme. Je pense bien que je vais le manger !

Le mari lui arrache l’assiette.

La femme. Rends-moi mon poisson.
Le mari. Jamais.
La femme. Pourquoi tu m’arraches mon poisson de la bouche ?
Le mari. Parce qu’il a des yeux morts.
La femme. C’est normal pour un poisson mort d’avoir des yeux morts. Ça ne l’empêche pas d’être frais.
Le mari. C’est bien le problème. Il n’a pas l’air d’être cuit. Il a l’air de s’être échoué dans ton assiette. Comme une baleine poumoneuse qui s’échouerait sur la rampe en béton d’un port de plaisance.
La femme. C’est aberrant.
Le mari. C’est exactement ce que je dis.

Il sort une autre pochette plastique pour y mettre le poisson. Elle veut lui arracher, son mari s’y agrippe férocement.

La femme. C’est mon poisson.
Le mari. C’est mon enquête.
La femme. Lâche cette assiette.

Ils se toisent.

Le mari. Attends que je réunisse assez d’argent pour fonder une association…
La femme. Ah non.
Le mari. Quoi ?
La femme. C’est fini, les associations pour les animaux, pour les plantes, pour les cailloux…
Le mari. C’était des ammonites. Pas des cailloux. D’excellents dateurs mésozoïques.
La femme. Tu m’avais promis. Que c’était la dernière fois. Je ne veux plus de problèmes. Plus de carnets. Plus de lettes à la mairie. Plus de projets d’articles. On est bien, ici. Il y a toute la nature que tu aimes.
Le mari. Il faudrait commencer par les crabes.
La femme. Mais non.
Le mari. Les crabes ! Je les sens grouiller sous les feuilles, dans les creux brumeux de cette forêt humide. C’est un signe. Mais tu vas voir, je vais réussir à déchiffrer ce mystère.
La femme. Mais est-ce que je t’ai demandé quelque chose ? Je t’ai demandé quelque chose ? Je ne t’ai rien demandé.
Le mari. Et il y a la question des camions.
La femme. Quoi les camions ?
Le mari. Tous les soirs, à la faveur de la nuit, vers 3 heures du matin, une camionnette s’arrête devant le jardin du président. Des hommes en noir sortent, la mine patibulaire, le visage dissimulé par l’obscurité complice. Ils sortent des pelles, – la lune se reflète sur le tranchant aiguisé – elles s’entrechoquent dans un bruit sinistre, un « tching ! » glaçant comme la lame du bourreau sur le cou de l’innocent. Ils ouvrent les portes et extirpent des profondeurs du véhicule une masse sombre emballée sous plastique. Ils entrent dans le jardin à pas lourds, et le portail se referme en grinçant sur leur sinistre besogne. Ils en ressortent quelques heures après, laissant dans leur sillage une odeur vaguement sucrée.

Pause.

La femme. C’est effrayant.
Le mari. N’est-ce pas ?
La femme. Tu renifles les camionnettes à 3 heures du matin ?
Le mari. Il plante des fleurs dans son jardin !
La femme. Il a le droit d’aborder son jardin comme il le veut.
Le mari. Tu ne comprends pas : il plante. des fleurs. dans son. jardin.
La femme. Tu ne comprends pas : ça ne m’intéresse pas.
Le mari. Et pourquoi plante-t-il sans cesse des lilas dans son jardin alors que sa Compagnie en possède des centaines d’hectares, juste devant chez lui ? Ces champs de lilas qui étrangement ne sentent plus rien depuis que leur tube est en activité !
La femme. C’est beaucoup plus hygiénique.
Le mari. Hygiénique ?
La femme. Hygiénique !
Le mari. Et assassiner des canards innocents, c’est hygiénique, aussi ?
La femme. C’est parfaitement hygiénique. Il m’a embauchée pour éviter que les animaux sauvages viennent piétiner ses plates-bandes. C’est un travail comme un autre. Et on est bien content de l’avoir.
Le mari. Les canards, ça ne piétine pas les plates-bandes.
La femme. Ça a des pattes. À partir de là, ça piétine. Et puis ça apporte des maladies. Les animaux, c’est plein de pattes et de puces.
Le mari. Ça n’a pas de puces un canard !
La femme. Peut-être mais ça piétine ! Mais qu’est-ce que tu as ? T’es pas bien, ici, dans cette maison, avec moi ? T’es pas bien, avec moi ?
Le mari. C’est ce tube, je le sens pas, ce tube, je sens qu’il est partout, sournois, sinueux… Vivre près d’un tube ! C’est absurde ! Quand on sait ce qui est arrivé aux autres !

La femme. Deux voire allez trois accidents peut-être en plus de quatre-vingt ans à cause d’un matériel archaïque, il y a longtemps, en des contrées lointaines, auprès de peuples primitifs….

Le mari. Toutes ces catastrophes terribles qui ont détruit des villes des villes des régions entières condamnées à jamais sans oublier tous les incidents qu’ils nous cachent…

La femme. …et nos tubes d’aujourd’hui n’ont rien avoir avec ces antiquités. Et c’est si beau, ici.
Le mari. Non, je préfèrerais ne pas avoir de gazon qu’avoir un gazon qui frémit sous mes orteils quand je le regarde.

La femme fond bruyamment en larmes.

La femme. Bientôt tu vas donner ta fille en pâture à des bûcherons pendant que tu m’obligeras à faire des fromages de chèvres.
Le mari. Mais qu’est-ce que tu racontes ?
La femme. Mais oui, ça commence toujours comme ça, par des métaux lourds et des suspicions, puis on mange plus d’œufs et de poisson, et après tout s’enchaîne, un refuge pour canards, on mange plus que des graines et du lait de chèvre et on partage les femmes avec une communauté́ d’hommes aux cheveux gras…
Le mari. Mais enfin, ma chanterelle, c’est absurde, tu sais bien que je ne digère pas le lait !
La femme. J’aime bien quand tu m’appelles ta chanterelle…
Le mari. Mais tu sais, ma chanterelle cendrée… ma calycelle… ma clitocybe anisée…
La femme. Oui…
Le mari. Ma calycellinettinette…
La femme. Mon bolet tacheté…
Le mari. Tu sais, cet article, c’est pour toi et notre fille.
La femme (le repoussant). Ah, ne mêle pas ta fille à tes histoires ! Et où est-elle, celle-là ?
Le mari. Je l’ai rangée dans son lit. Elle est punie.
La femme. Qu’est-ce qu’elle a fait ?
Le mari. Elle a mangé un bout de gazon.
La femme. Mais c’est pas vrai ! Qu’est-ce que c’est con, un gamin !
Le mari. Leur cerveau est pas fini. C’est pour ça.
La femme. Ce matin, figure-toi que je l’ai surprise en train de cueillir une fleur.
Le mari. Non !
La femme. Si. Un cosmos pourpre au cœur jaune, gros comme son poing. Elle avait du pollen plein les doigts et elle commençait à la bouffer ! Et elle riait. Comme une vache. Les enfants sont des bêtes.
Le mari. Qu’est-ce que t’as fait ?
La femme. À ton avis ? je lui ai dit QU’EST-CE QUE J’AI DIT REPOSE CETTE FLEUR et je lui ai foutu une baffe.

Silence.

La femme. Arrête de sourire. Va pas croire que. J’ai rien contre les fleurs. C’est juste qu’on ne mange pas les fleurs. Parce que les fleurs, ça se mange pas.
Le mari. Ils mettent tout à la bouche.
La femme. Tout.
Le mari. Un enfant, c’est bête. Ça comprend pas.
La femme. Ça comprend pas. (Pause.) Quoi ?

 

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