Oxygène(s)
Pierre Koestel
Oxygène(s) de Pierre Koestel réunit des amis pour un pique-nique rituel dans un parc en centre-ville. La pièce est organisée en quatre saisons, au fil desquelles la dégradation progressive des lieux (faille dans le sol, pelouse décroûtée, zones interdites…) fait symptôme d’un problème plus vaste, en dépit de son caractère impalpable.
Extrait.
Automne, scènes 2 et 3.
2.
13h01 – Couverture nuageuse partielle – 20,1 °C
Vent : 19 km/h
Indice UV : 7
Qualité de l’air : mauvaise
Glenn. Putain de merde
Glenn frotte sa nuque, frénétiquement.
Marissa. Quoi ?
Glenn. J’ai un truc. J’ai senti un truc. Sur moi
Marissa. Mais quoi ?
Glenn. Je sais pas, quelque chose, un truc, là, dans ma nuque
Marissa. Quoi comme truc ?
Glenn. Je sais pas, Marissa
Marissa. Une bête ?
Glenn. Oui, une bête, un truc
Eva. C’est sûrement qu’une mouche
Glenn. Ça m’a titillé la nuque. Les mouches, ça te titille pas la nuque comme ça. Maintenant ça me brûle
Eva. C’est une simple piqûre, Glenn. C’est rien
Glenn. Je te dis que ça m’a titillé la nuque. Ça m’a tourné autour, ça m’a sauté dessus et ça m’a titillé la nuque. Ça faisait un bruit, un bourdonnement, un bruit sourd dans mon oreille
Marissa. C’était peut-être une guêpe ?
Glenn. Ça paraissait plus gros. Sûr que c’était plus gros qu’une guêpe
Manuel. Un taon ?
Glenn. Un taon, une guêpe, un truc plus gros peut-être. J’ai jamais senti une piqûre comme ça
Eva. Les petites bêtes mangent pas les grosses. Ça va pas te tuer
Glenn. Les petites bêtes font quand même mal aux grosses et ça, ça me fait chier
Marissa. Tu devrais pas te frotter comme ça, tu vas te faire mal
Glenn. Je suis sûr que ça y est encore. Regarde s’il te plaît, tu vois un truc ?
Eva. T’as rien, Glenn. À part un grain dans ta tête, y a rien
Glenn. Je t’ai rien demandé à toi
Manuel. Glenn, calme-toi
Glenn. Marissa, tu vois quelque chose ?
Marissa. T’es un peu rouge
Glenn. Rouge comment ? Rouge piqûre ? Rouge brûlure ?
Eva. Rouge connerie
Glenn. Ta gueule, Eva
Manuel. S’il te plaît, Glenn, ne crie pas
Marissa. Ça te fait comme des petites plaques dans la nuque. Je crois même que ça descend dans ton dos
Glenn. Tu penses toujours, Eva, que c’est une simple piqûre ?
Eva. Tu dois faire une réaction allergique
Glenn. Je ne suis pas allergique
Manuel. Glenn, respire
Eva. Je dis simplement que ça ne doit pas être grave. C’est une piqûre et les piqûres, ça se soigne. Je ne sais pas quoi te dire. Vous êtes tous tellement nerveux aujourd’hui. Je ne comprends pas pourquoi vous vous mettez dans tous vos états
Glenn. J’ai des raisons d’être nerveux, Eva. Ça ne m’était jamais arrivé de sentir une piqûre de cette manière-là, d’avoir la peau qui me brûle comme ça
Eva. C’est peut-être dans ta tête
Glenn enlève son tee-shirt pour montrer son dos.
Glenn. Tu penses vraiment que ça c’est dans ma tête ?
Eva. C’est possible, oui. T’as jamais entendu parlé de la somatisation ?
Glenn. Je t’en foutrais –
Manuel. Glenn, calme-toi et respire un bon coup. Un grand coup. Une bonne bouffée d’air pur du parc. Ça va passer, tu vas voir et ta peau va redevenir toute blanche. Bien blanche et saine. J’en suis sûr. Alors, respire et calme-toi. On est bien. Loin de tout. On est au calme dans le parc, ensemble. On passe un bon moment et la douleur va s’en aller. Les plaques vont disparaître. Et toute cette histoire sera bientôt oubliée. Pour le moment, nous sommes entre amis sur la nappe Vichy et tout va bien
Pause.
Glenn remet son tee-shirt.
Glenn. J’aime pas les sales bêtes comme ça. Et j’ai pas envie que tu me parles comme à un gamin
Manuel. C’était pas mon intention
Glenn. Et ton air condescendant, je l’aime pas non plus
Eva. Je suis désolée
Glenn. J’espère bien
Pause.
Marissa éclate de rire.
Marissa. Excusez-moi, pardon, c’est nul, je sais, je suis désolée, c’est pas drôle, non, c’est pas, enfin, je ris pas pour, c’est nerveux, Glenn, c’est pas, c’est pas, je lâche, j’ai, je crois que, je craque, je lâche, je ne sais pas pourquoi, c’est nerveux, j’ai tellement chaud, pardon, pardon je contrôle plus rien, tout mon corps qui s’emballe, je craque, non, je vais m’arrêter, promis j’arrête, je me calme, je peux m’arrêter, pardon, je vais respirer, je respire, comme tu dis, Manuel, oui, tout va bien, j’arrive pas à respirer correctement, c’est tout, pardon c’est pas drôle, désolée, je respire, j’essaie, oui, ça y est, bon, oui, pardon, c’est bon, j’arrête, oui, c’est bon. (Elle se calme. Pause.) J’ai mal partout maintenant
Marissa inspire un grand coup. Expire bruyamment. À plusieurs reprises.
Marissa.J’ai vraiment mal au ventre
Manuel. Des contractions ?
Marissa. Non. Je n’arrive plus à respirer. J’ai la gorge serrée. Et ça me brûle. J’ai tellement chaud
Manuel. Allonge-toi, Marissa
Marissa. J’aurais jamais dû rire comme ça
Eva. Ça va aller
Marissa. J’ai la tête qui tourne
Manuel. Ferme les yeux et respire. Tout va bien
3.
13h22 – Ciel voilé – 19,6 °C
Vent : 19 km/h
Indice UV : 7
Qualité de l’air : mauvaise
Glenn et Marissa sont partis marcher dans le parc.
Eva regarde la faille, dans la terre.
Manuel a fermé ses yeux et respire profondément.
Un long temps.
Eva. C’est triste à regarder, tu ne trouves pas ? J’espère qu’ils finiront par reboucher ce trou, je n’aime pas voir ça ici. Ça me rappelle de mauvais souvenirs et je préfère oublier.(Pause.) Depuis le temps, ils l’auraient sûrement fait disparaître, non ? Alors peut-être que ça restera toujours comme ça. Aussi vide. C’est dommage. Vraiment dommage si personne ne fait rien. Parce que, quand je pense à ce parc, normalement, ça me fait du bien. Je n’ai pas envie de me sentir triste ici
Manuel. Alors n’y pense plus
Eva. Avec ce trou sous les yeux, j’ai beaucoup de mal à le faire
Manuel. C’est fini, Eva. Toute cette histoire est derrière nous. Nous n’avons rien à craindre. Il faut simplement du temps. Je suis sûr qu’ils finiront par le recouvrir et qu’ils planteront des fleurs, un parterre immense de fleurs. Ce sera harmonieux et apaisant
Eva. J’espère que tu as raison
Pause.
Eva. Ça va pas ?
Manuel. Si. J’ai la tête qui tourne un peu. Mais ce n’est rien de grave. Ça va passer
Eva. Tu as de la fièvre ?
Manuel. Non. J’ai simplement mal dormi. Je manque d’un peu de sommeil
Eva. Je te trouve pâle
Manuel. Je vais bien, Eva
Pause.
Eva. Tu devrais peut-être aller voir un médecin
Manuel. Ce n’est pas la peine. Je me sens déjà̀ mieux, tu vois ? Il suffisait que je ferme les yeux quelques minutes et que je respire calmement
Eva. Et si tu es vraiment malade ?
Manuel. Tu veux bien arrêter ? Je te dis que je vais bien. Pourquoi tu t’acharnes, comme ça ? Je vais bien, tu entends ? Je te dis que je vais bien. Je suis juste fatigué. J’ai besoin de me reposer. C’est tout
Eva. Pourquoi tu t’énerves ?
Manuel. Je ne m’énerve pas, Eva. Laisse-moi tranquille avec ça. Je vais bien
Pause.
Eva. Ces derniers temps, tu es devenu tellement calme. Tellement calme que je n’ai pas l’impression que tout va bien. Tu ne souris plus. Tu ne dis rien. Et maintenant, tu t’emportes contre moi
Manuel. Non. Ce n’est pas contre, toi. C’est ma tête qui me fait mal
Eva. Vous êtes tellement nerveux tous les trois. Je ne comprends pas ce qui se passe. Depuis qu’on est arrivés ici, je m’en prends plein la gueule et je n’ai pas le sentiment qu’on passe une bonne journée. En tout cas, je ne passe pas un bon moment avec vous. Et je ne peux pas m’empêcher de penser que vous avez quelque chose contre moi. Vous prenez tout ce que je dis de travers. Est-ce que j’ai fait quelque chose de mal ?
Manuel. Pas du tout
Eva. Je m’excuse si je t’ai vexé. Je m’inquiète simplement pour toi, Manuel, tu comprends ? Je ne te critique pas. Je ne critique personne. On peut quand même exprimer ce qu’on pense sans que ça devienne un drame, non ? Tu m’écoutes ? Tu ne veux pas me regarder quand je te parle ?
Manuel. S’il te plaît, calme-toi. J’ai besoin de silence. Merde
Pause.
Marissa et Glenn reviennent.
Marissa. Qu’est-ce qui se passe ?
Pause.
Eva. Rien. Tout va merveilleusement bien. Je suis ravie d’être ici et de partager cette belle journée avec vous. Et maintenant, j’ai faim. Alors on coupe le gâteau ? Il a l’air délicieux. Je suis sûre que ça va nous faire du bien un peu de douceur. De partager toute cette douceur. On va se régaler. Mais je parle trop, je le coupe. Marissa, tu en veux ?
Marissa. Je peux vraiment rien avaler, Eva
Eva. Manuel ?
Manuel. Pas pour l’instant, merci
Eva. Glenn ? Je suis sûre que ça va te plaire
Glenn. Pourquoi ?
Eva. Parce que tu aimes ça
Glenn. Tu sais, je ne suis pas très gâteau
Eva. Depuis quand ? Je t’ai connu plus vorace
Glenn. J’essaie simplement de faire attention. Je prends soin de moi
Eva. Juste un petit morceau. Ça va pas te faire de mal
Glenn. Merci, vraiment
Eva. Je me permets d’insister. Regarde comme il a l’air bon
Glenn. Mais je n’en veux pas, Eva. Pourquoi tu t’acharnes ?
Eva. Parce que tu aimes le gâteau. Vous aimez tous manger des gâteaux. On ne rate jamais une occasion, c’est tellement doux. Ça nous fait toujours plaisir de partager un bon gâteau parce qu’on sait qu’on passe toujours un bon moment quand il y a du gâteau. Et il faut savourer les bons moments, il faut en profiter. Est-ce qu’on en passera toujours d’aussi bons ? On n’en sait rien
Manuel. Eva
Glenn. Je trouve qu’on en profite déjà̀, de ce moment
Eva. Mais il serait encore meilleur avec un gâteau, avec le bon gâteau que Manuel a préparé́ en notre honneur
Glenn. Je te dis que je n’en veux pas, je ne vais pas me forcer. Je m’excuse, mais je n’en ai pas envie
Eva. Ce que tu peux être égoïste quand tu veux
Glenn. Tu me trouves égoïste ?
Marissa. C’est pas la peine –
Eva. T’as très bien entendu, oui. Égoïste. J’ai dit égoïste. Un petit morceau de gâteau va pas te boucher le trou de balle
Marissa. Prends-en, Eva, ça fera plaisir à Manuel
Eva. Je vais pas le manger toute seule, ça n’a pas de sens. C’est ridicule. Je peux pas le manger toute seule. Vous pourriez faire un petit effort
Glenn. Mais mange-le, si ça te fait tellement plaisir, s’il a l’air à ce point délicieux ce gâteau. Pas besoin de nous faire un numéro
Pause.
Elle commence à manger le gâteau.
Eva. Très bien. Parfait, je vais le manger toute seule, alors. Merci. Ça fait toujours plaisir de partager un aussi bon moment avec vous, vraiment. C’est toujours agréable. On se sent bien
Glenn. Je comprends pas ce qui se passe, Eva
Eva. Rien. Absolument rien. Tu vois ? Je mange mon gâteau, je me fais plaisir, regarde-moi
Elle dévore le gâteau le plus vite qu’elle peut.
Glenn. Qu’est-ce que tu fais ? Tu vas te rendre malade
Eva.Pas du tout, je me régale. C’est délicieux. Il est vraiment très bon ce gâteau. Qu’est-ce que ça me fait du bien. J’en reviens pas. C’est surprenant. Un mélange incroyable de saveurs. Un régal. Merci, Manuel. Vous avez vraiment tort de vous en priver, c’est divin
Manuel s’éloigne rapidement pour vomir derrière un arbre. Pause.
Marissa. Manuel ?
Elle va le rejoindre.
Glenn. Qu’est-ce qui se passe ?
Eva. J’en sais rien