Le Théâtre des négociations,
un laboratoire à ciel ouvert

Le spectacle de la négociation


 

 

© Anne-Sophie Milon

[fig. 13] Rules of procedure.
A Theatre of negotiations, 2015.
© Anne-Sophie Milon

Mardi 26 mai, dans le hall du théâtre, une longue file se forme devant la billetterie. Ce ne sont pas des spectateurs mais les étudiants-acteurs qui arrivent progressivement du monde entier et viennent chercher leur « kit » de bienvenue : un plan du théâtre, des informations pratiques pour se repérer à Nanterre et à Paris (la moitié d’entre eux ne sont pas français), l’organisation de la semaine, les règles de la négociation. Du mardi 26 au dimanche 31 mai, ils occupent le théâtre du matin au soir, et même toute la nuit de samedi à dimanche. L’expérience débute donc bien avant l’ouverture au public le vendredi soir. Les premières journées ont été conçues par le groupe du master SPEAP (réunissant une vingtaine de jeunes artistes et chercheurs) comme un seuil, une période d’acclimatation pour permettre à 200 jeunes gens qui ne se connaissent pas de participer à une performance aux règles inédites, sortant largement de celles qu’ils ont l’habitude de pratiquer. Exercices d’échauffement collectif sur le grand plateau des Amandiers, training de danse et promenades à l’aveugle dans les jardins du théâtre, exercices d’écriture de scénarios, description des règles du jeu nettement infléchies par rapport aux règles onusiennes, tout en respectant les formats des discussions (séances plénières, groupes de contact, négociations bilatérales), répétition générale de la cérémonie d’ouverture avec Philippe Quesne : deux jours et demi de mise en condition ne sont pas de trop pour que les étudiants s’acclimatent à l’architecture complexe du théâtre, à ses coursives, ses coulisses, ses différents espaces de jeu préparés et scénographiés pour eux.

L’ouverture officielle des négociations (jeudi en début d’après-midi) précède la cérémonie d’ouverture du public (vendredi soir), découplage qui témoigne de la double nature de l’événement : une expérimentation pédagogique et politique d’une part, un événement à destination du public d’autre part. C’est donc un double calendrier complexe qui a été prévu jusqu’au dimanche soir, dans le but de permettre simultanément à l’expérience d’avoir effectivement lieu (avec les lenteurs des discussions, la possibilité d’imprévus, de blocages, la place importante des discussions techniques, des espaces de huis clos, la mobilisation des équipes du théâtre jour et nuit sachant que les négociations ne s’arrêtent pas à un moment précis) et au public d’avoir accès à une partie des négociations, mais aussi à des éléments moins arides : une série de conférences qui se déroulent dans la grande salle pendant que les négociateurs travaillent dans la salle transformable, une cérémonie d’ouverture et une autre de clôture, mises en scène par Philippe Quesne sur un mode volontairement spectaculaire (alors que les négociations le sont par définition fort peu), une déambulation guidée ou non dans les espaces métamorphosés du théâtre.

Je ne tenterai pas ici de faire le récit impossible de cette performance continue qui a duré près d’une semaine, mais signalons que ce récit a été tenté sous deux formes : un film (Climat. Le théâtre des négociations de David Bornstein) qui retrace la chronologie de la négociation, ses grandes étapes (répétitions de la cérémonie d’ouverture, ouverture officielle, débats en plénière, crise pendant la nuit de samedi à dimanche, résolution in extremis et signature du traité) ; une pièce de théâtre (Un théâtre des négociations de Clémence Hallé et Anne-Sophie Milon, avec Margaux Le Donné), script rétrospectif du déroulement des débats, offrant la transcription de certains discours, dialogues et discussions qui se sont déroulés pendant la semaine [fig. 13]. Le 31 mai au soir, un « traité » fut signé par toutes les parties en présence. Inutile de souligner le fait qu’il n’eut aucun effet sur la COP21 et l’Accord de Paris qui en a découlé. Le poids politique se situait à un autre niveau : quatre ans plus tard, l’effet peut se mesurer sur les parcours des étudiants participants, et sur certains membres du public qui ont témoigné du caractère transformateur de l’expérience.

 

David Bornstein, Climat. Le théâtre des négociations.
Les Films de l’air, 2015.

 

Réflexivité du théâtre :
dévoiler le spectacle de la politique

 

On connaît bien les techniques d’organisation et de gestion des collectifs dans une grande négociation internationale ; on connaît bien, également, les techniques d’organisation des spectateurs, acteurs, techniciens, dans un théâtre. Mais en mêlant les deux mondes, ces conventions sont entrées en friction et sont devenues visibles alors qu’elles restent généralement invisibles. Zone mimétique, le théâtre a permis la mise en relief de « la représentation de la représentation » politique, à travers la théâtralisation de ses étapes phares, sa mise en espace ou sa traduction scénographique : l’enfermement dans une unité de temps et de lieu, l’arbitraire de la représentation et des représentants (est-ce le bon casting ?), la mise en lumière d’un rituel occidental peu universalisable (avec « costumes », discours, protocole et gestuelle imposés) apparaissent soudain dans leur caractère conventionnel, car ressortissant à un « choix » de mise en scène. Au théâtre, on ne peut pas faire comme si le format n’avait pas d’importance ; on ne peut plus prétendre que les règles du jeu sont « neutres », objectives. Comme dans la tradition brechtienne, la mise en scène théâtrale souligne ici l’artificialité de la simulation en cours au lieu d’agir comme un vecteur d’immersion emmenant et « perdant » le spectateur au sein de l’univers fictionnel.

De fait, du point de vue des spectateurs, aucune immersion n’était possible. Du point de vue des acteurs non plus : jouons-nous ou sommes-nous dans la réalité ? Les étudiants-acteurs-négociateurs n’ont cessé d’interroger les règles que nous leur avions proposées, l’étrangeté de cet exercice dans lequel tout était simultanément vrai (les questions géopolitiques, les enjeux, les données) et fictionnel (les fonctions, les règles de la négociation, le lieu théâtral comme espace de négociation). Ils ont constamment oscillé entre deux positions antagonistes : pour certains étudiants, le théâtre était un élément perturbateur ; pour d’autres, il constituait le moyen de pousser dans ses retranchements le format des négociations internationales et l’occasion d’essayer autre chose. D’où la crise littéralement dramatique qui a marqué la performance dans la nuit du samedi au dimanche : scission des étudiants entre les « pro-onusiens » et les rebelles, rejet des règles du jeu et tentatives pour contourner le format contraignant des négociations classiques. C’est encore de la friction des conventions des mondes du théâtre et de la politique dont témoigne cet épisode : lors d’une répétition avec Philippe Quesne pour régler la cérémonie d’ouverture, certains étudiants se sont sentis « instrumentalisés ». Ils ont critiqué l’artifice de la mise en scène et la spectacularisation de leur projet (comme en témoignent les premières minutes du documentaire Climat. Le théâtre des négociations de David Bornstein). Cette ambivalence fondamentale (générique, spatiale, politique), plaçant tous les participants, spectateurs et négociateurs à la frontière de la fiction, de l’expérience théâtrale et des enjeux politiques, constitue à mon sens l’intérêt principal de cette expérience, capable de faire vaciller en le révélant le spectacle de la politique et le jeu bien huilé des Model United Nations. Dans le bocal du théâtre, tout était là, réuni de manière explosive (et ça a explosé) : l’élite mondialisée et les zadistes, l’artiste contestataire et l’anthropologue de Nanterre, le mécène d’EDF et la géologue qui a refusé de donner sa conférence quand elle a vu la liste des mécènes… Ce sont les étudiants qui ont choisi de porter des costumes-cravates. Ce sont les étudiants (parfois les mêmes) qui ont contesté les codes du rituel et ont choisi de participer aux négociations maquillés façon queer, faisant du rituel onusien l’occasion d’un carnaval et créant pendant toute la durée de la performance un fanzine clandestin appelé Coyote

 

Limites

 

Pourtant, il ne suffit pas de mettre ensemble un public et des acteurs politiques (fussent-ils ici des étudiants) pour produire un débat. L’une des limites de l’expérience se situe précisément dans cette difficulté que nous avons eue à partager les enjeux (techniques, politiques, économiques) de la négociation. Nous avions volontairement écarté l’option de faire participer le public à un simulacre de négociation, comme dans la négociation climatique organisée par Rimini Protokoll quelques mois auparavant à Hambourg (World Climate Change Conference), où chaque spectateur se voyait remettre le badge d’une délégation et un carnet de chiffres et de données lui permettant de devenir « négociateur » pendant la durée du spectacle. Comment négocier en deux heures ? On ne peut alors que « faire semblant » de négocier. Mais, refusant le simulacre de négociations « pour de faux », le dispositif que nous avions choisi s’est avéré être encore plus excluant. Certes, une véritable négociation a bien eu lieu au sein du théâtre, entre les étudiants-négociateurs, mais nous n’avons pas trouvé le moyen d’y associer les visiteurs autrement que comme spectateurs lointains, forcément coupés d’une négociation menée en langue anglaise sur des sujets techniques. Malgré les efforts des étudiants, des équipes du théâtre et de tous les participants au projet (visites guidées par des acteurs de ma compagnie racontant l’état des lieux de la négociation, points de rencontre dans les tribunes avec les étudiants négociateurs parlant de leurs difficultés à négocier), le public est resté essentiellement extérieur, alors que nous avions souhaité l’inclure dans le processus.

De fait, en raison de la technicité des discussions, l’intérêt de ce qui se jouait avait lieu essentiellement entre les différents participants de la simulation, et non dans la relation entre les acteurs et les spectateurs, de sorte que la théâtralité se trouvait concentrée à l’intérieur du dispositif. S’il y a bien eu, en mai 2015 aux Amandiers, constitution d’un collectif – celui des étudiants ayant joué les négociateurs, conscients d’avoir participé à une expérience unique, voire transformatrice –, le partage de cette expérience avec un public intégré aux négociations n’a pas eu lieu, ou alors de manière très inégale. Il y a bien eu des expériences d’immersion, de sensibilisation, mais finalement la position extérieure du public le condamnait à ne faire qu’assister à une action opaque, technique, mystérieuse, dont la majeure partie lui échappait.

 

 

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