Drôle d’endroit pour une rencontre :
quand jeunes acteurs et jeunes chercheurs collaborent
à un projet de recherche-création
Margaux Le Mignan, Sirine Majdi-Vichot
et Corentin Rostollan-Sinet
Il a beaucoup été question durant ce projet des différences à faire ou à ne pas faire entre participants français et japonais, de la frontière géographique, nationale et symbolique séparant les deux groupes, et de la légitimité des uns, considérés comme n’ayant a priori pas vécu l’événement au cœur du travail, à aller sur le territoire du vécu des autres, concernés plus directement par Fukushima puisque la catastrophe avait eu lieu dans leur pays. Mais la question de la frontière, et celle, afférente, de la légitimité à la franchir pour aller sur le territoire de l’autre, s’est aussi jouée à un autre niveau.
Un des enjeux majeurs de ce projet de recherche-création était en effet de faire travailler ensemble de jeunes artistes et de jeunes chercheurs en études théâtrales. Il était demandé à chacun de tenir une double posture : d’une part, assumer de se situer sur son territoire propre, celui de ses compétences « professionnelles » – en cours d’acquisition puisque tous les participants étaient en formation, mais dont les bases étaient déjà solides ; d’autre part, accepter de se déplacer pour aller sur le territoire des autres, où le sentiment de maîtrise était bien moins assuré.
Sirine. – Je me rends compte que je ne sais pas, Margaux, comment toi et Paul en êtes venus à participer à ce projet.
Margaux. – La proposition est arrivée en juin, alors que nous répétions La Trilogie du revoir de Botho Strauss. Nous étions plongés dans ce projet de sortie d’école, mais nous commencions à nous interroger, plus souterrainement, sur ce qui allait suivre pour nous, après l’ENSATT. J’étais vraiment à mille lieues de m’imaginer que ce serait un programme de recherche-création autour de Fukushima, qui impliquerait de partir à Tokyo, et de travailler avec des Japonais et aussi avec des chercheurs… Notre promotion avait travaillé avec Bruno Meyssat, cet élément-là était donc un peu familier, mais pour le reste, ce projet représentait vraiment une plongée dans l’inconnu. C’est aussi ce qui m’a fait accepter.
Corentin. – Quand as-tu commencé à t’investir dans le projet, à y plonger, justement ? Est-ce lors des premiers échanges que vous avez eus, comme nous, j’imagine, avec Bérénice, ou à la première réunion préparatoire ou au début du workshop ? T’es-tu préparée de la même façon que pour un projet de création ?
Margaux. – Je ne me suis pas jetée à l’eau, je suis entrée dans le projet progressivement, avec une certaine d’appréhension je dois dire, parce que Bérénice et Bruno nous avaient transmis une bibliographie très fournie, de romans, mais aussi d’ouvrages documentaires, d’essais… Je savais qu’il faudrait lire beaucoup et se documenter de manière très fouillée, dans une optique sans doute un peu différente de celle dont nous avons l’habitude, en tant qu’acteurs, même dans le travail avec Bruno. Et puis, surtout, savoir que nous serions avec des étudiants de Lyon 2 et de l’ENS me faisait un peu peur, j’avoue ! Je sais que des chercheurs et des acteurs n’ont pas du tout le même rapport au texte, au plateau ou en dehors… (Rires.) Cette rencontre-là me faisait très peur !
Sirine. – Est-ce parce que tu avais l’impression que tu n’étais pas à ta place, que ce projet était destiné aux chercheurs davantage qu’aux acteurs ?
Margaux. – Oui, au début j’ai eu un peu cette crainte, d’autant qu’il était clair d’emblée que le projet ne visait pas à aboutir à un spectacle. Mais le fait que le projet prenne principalement la forme de workshops avec des metteurs en scène, et en particulier la semaine de travail avec Bruno, que Pol et moi connaissions déjà, m’a rassurée. Je me suis dit qu’il y aurait au moins un endroit où je pourrais apporter quelque chose de spécifique, par ma pratique et mon expérience professionnelles.
Sirine. – Au fur et à mesure du workshop, j’ai été frappée de constater à quel point la démarche de création de Bruno était adaptée à ce type de projet, comme à ce type de thématique. Je me demandais si, connaissant son travail, tu l’avais anticipé et si sa démarche te paraissait a priori plus pertinente que celle d’autres metteurs en scène avec qui tu avais travaillé ?
Margaux (Pause.). – Oui et non. Quand nous avions travaillé avec Bruno à l’ENSATT, il n’y avait pas de thème « extérieur ». La matière qui nous nourrissait pour les exercices comme le mot-à-mot était « simplement » notre expérience de vie, et c’est aussi ce qui déterminait le choix des objets que nous apportions.
Corentin. – Le lien entre le travail de Bruno et la question de la catastrophe de Fukushima et plus largement du nucléaire n’était pas évident pour toi ?
Margaux. – Non, pas du tout. Je ne savais pas du tout comment il allait injecter les textes et plus globalement ce thème dans sa démarche. Je me doutais bien que cela passerait par les objets, mais je ne voyais pas comment tous les éléments allaient s’articuler les uns aux autres.
Corentin. – Justement, quel souvenir avais-tu, toi, de Fukushima ?
Margaux. – J’avoue que je me souviens juste que, quand il y a eu la catastrophe, je passais les concours pour les écoles de théâtre….
Corentin. – Donc, tu en as un souvenir distant… (Pause.) Moi aussi, en entendant Bérénice et Bruno parler au début du projet, j’ai eu l’impression qu’à l’inverse des générations précédentes, qui avaient eu d’emblée une conscience beaucoup plus nette des conséquences possibles d’un tel événement, parce qu’elles avaient le souvenir de Tchernobyl, nous n’en prenions pas la mesure. Cet événement était a priori très loin de nous et nous n’avons pas du tout éprouvé l’effet de rappel d’un souvenir traumatisant.
Sirine. – Oui, j’ai le même souvenir, je me souviens juste avoir allumé la télévision et, comme pour le 11 septembre, d’être tombée sur des images qui tournaient en boucle. Et, avant même de savoir ce qu’il se passait, de voir des vagues d’eau. En fait, pour moi, « Fukushima », c’était surtout cette image du tsunami et des vagues d’eau qui dévoraient la côte, la catastrophe naturelle, donc, et j’étais un peu passée à côté de la catastrophe nucléaire.
Corentin. – Est-ce que cela t’a fait un choc aussi fort que le 11 septembre ?
Sirine. – Non, précisément parce qu’au début, j’ai cru qu’il s’agissait « juste » d’une catastrophe naturelle. Nous n’avons pas vu tout de suite l’image de la centrale. La première image que j’ai vue, c’est le tsunami. (À Margaux.) C’est d’ailleurs pour ça que quand Bruno t’a dit que le texte que tu avais choisi comme texte de présentation n’était pas totalement adapté, car il traitait du tsunami et non de l’explosion de la centrale, je n’étais pas d’accord, car pour moi le premier souvenir médiatique de Fukushima, c’est l’image du tsunami.
Margaux. – Oui, notre image de Fukushima, c’est celle-là, et c’est quelque chose qui restait très loin de nous. Le nom même le dit bien, c’est un phénomène japonais. Nous avons regardé cet événement avec sidération, oui, mais sans nous inclure dans le problème, à aucun moment. Je n’arrivais pas du tout à me sentir concernée, et j’avoue que j’étais toujours un peu dans cet état d’esprit au début du projet…
Sirine. – De ce point de vue, j’ai eu l’impression que les choses étaient un peu différentes pour nous, qui arrivions avec notre profil de jeunes chercheurs. (À Corentin.) J’ai le souvenir que nous nous sommes mis d’emblée dans la dynamique de penser l’événement ou du moins, de chercher à en penser quelque chose, depuis notre place d’étudiants en études théâtrales et en lettres. Et par le jeu, nous avons progressivement transformé notre manière de penser l’événement, nous avons pu penser Fukushima dans la sphère de l’intime, grâce au travail avec Bruno en particulier. (À Margaux.) C’est pour cela que je te demandais si sa façon de travailler t’avait paru particulièrement pertinente, parce que ce travail du lâcher-prise et du laisser-aller m’a vraiment semblé ouvrir des horizons de réflexion sensible vers lesquels la recherche seule n’aurait pas permis d’aller…
Margaux. – Oui, mais c’est aussi grâce à l’étape préalable et parallèle de documentation, avec les lectures et toutes les « rencontres du soir » : tu accumules tellement de matière, cela peuple ton imaginaire, et quand vient le travail de lâcher-prise, tu te laisses traverser par tout le bagage d’images, de sensations, de souvenirs que tu as intégré. Et ça vient résonner, frotter avec l’émotionnel…
Sirine. – Ça vient aussi dialoguer avec des événements intimes qui n’ont rien à voir avec l’événement, mais qui ont à voir avec la manière dont cet événement est venu s’inscrire dans nos vies… Et puis le lâcher-prise est aussi venu, peut-être, du fait que nous n’avions pas l’objectif d’aboutir à la création d’un spectacle au terme du projet…
Corentin. – Quand le mot « recherche-création » a été prononcé, je pensais – et tous ceux à qui j’en parlais le pensaient aussi – que le projet allait justement consister à monter un spectacle. Rétrospectivement, je comprends pourquoi il était plus juste de ne pas faire cela, ce qui serait revenu à « appliquer » au plateau des réflexions et des questions qui auraient été formulées en dehors, dans un mouvement assez réducteur. Et finalement, ce n’est pas du tout ce qui s’est passé. En fait, on réfléchissait de manière sensible, hors du plateau et sur le plateau. Et le travail avec Bruno a joué un rôle central, parce qu’il nous demandait vraiment de passer par l’intérieur de nous, ce qui faisait ensuite ressortir nos idées de manière différente. Je n’ai compris qu’a posteriori ce mouvement de vases communicants à partir de deux démarches juxtaposées, mais égales.
Margaux. – Pour moi, ce mouvement-là n’est malheureusement pas arrivé à son terme à Tokyo parce que la rencontre entre Okada et nous a été un peu manquée, je pense qu’on peut s’accorder sur ce point.
Sirine. – Oui, c’est dommage, parce que nous avons découvert sa démarche de création, et par ailleurs il nous a dit quelque chose de la façon dont cette catastrophe avait transformé sa vie, mais c’est comme s’il n’avait pas voulu faire le lien entre cette expérience existentielle et sa démarche de création… Peut-être qu’il ne pouvait pas le faire, ou peut-être qu’il ne voulait pas le faire devant nous, avec nous…
Margaux. – La frustration est aussi que nous n’avons pas pu prolonger avec lui le travail entamé avec Bruno sur une question de théâtre : comment, théâtralement, donner forme à cet événement-là, dans ce qu’il a d’impalpable, d’invisible ?
Corentin. – Le fait de penser la question « en théâtre », comme cela nous a été demandé, m’a d’ailleurs beaucoup aidé à apaiser mon questionnement sur la légitimité, qui m’obsédait vraiment au début. Dès lors que nous devions parler depuis notre vécu intime de l’événement, comme le demandait le travail de Bruno, la question se posait beaucoup moins.
Margaux. – C’est toute la force du théâtre et en particulier du travail d’acteur : jouer, c’est dire les mots des autres, prendre un texte, c’est toujours devenir un passeur. En ce sens, sur scène, tout le monde est légitime à parler de n’importe quoi et au nom de n’importe qui, à partir du moment où il y a du respect, qu’on ne s’impose pas, et surtout à partir du moment où on n’oublie jamais la distance de l’acteur au rôle… et à l’auteur du texte. Cela dit, je me suis quand même interrogée sur ma légitimité en tant que française, surtout lorsque Aya a dit que ce questionnement avait lieu d’être et que les Japonais éprouvaient une certaine réticence à accepter que d’autres captent la parole autour de cette catastrophe.
Sirine. – Finalement, la vraie question est celle de la hiérarchie entre les discours, le fait que certains vont « valoir » plus que d’autres, et être plus audibles, et donc vont potentiellement rendre d’autres discours inaudibles ou moins audibles…
Corentin. – C’est surtout une dérive dont les médias se rendent coupables, notamment le fait que ce qui domine, c’est soit le journalisme de choc, qui repose sur les témoignages les plus sensationnalistes, soit la parole d’experts qui analysent froidement la situation. Il y a un vrai hiatus. Ce qui est demandé aux gens qui ont vécu la catastrophe, c’est juste d’exprimer à quel point ce qu’ils ont vécu était atroce, de revivre eux-mêmes la catastrophe en la répétant en boucle. On les cantonne au témoignage.
Sirine. – Une autre blessure s’ajoute alors pour la personne qui a été victime d’une catastrophe, celle d’être stigmatisée par le traumatisme qu’elle a vécu…
Corentin. – Nous avons aussi pris la mesure, avec ce projet, d’une autre blessure forte qui a été subie par la plupart des Japonais, qu’ils soient victimes directes de la catastrophe ou non : celle du hiatus entre les personnes ordinaires et les décisionnaires, entre l’intérêt général et les décisions effectivement prises par ceux qui sont censés le défendre. Les tokyoïtes n’avaient probablement pas du tout connaissance du fait que la centrale nucléaire de Fukushima, qui alimentait leur ville en électricité, se trouvait sur une faille sismique. C’est douloureux de réaliser après coup que l’on a souscrit à un nombre incalculable de décisions sans même y penser. La catastrophe est advenue et tous ces gens ont été obligés d’assumer très brutalement cette responsabilité-là. Une phrase m’a particulièrement marqué dans le documentaire de Atsushi Funahashi, Nuclear Nation (2012) : « Tous les tokyoïtes devraient prendre chez eux leur petit sac de terre contaminée. » (Pause.) C’est une manière imagée de dire aux Japonais : si tu n’as rien fait pour empêcher la catastrophe et que tu as profité de l’électricité produite par la centrale sans jamais te poser de questions, ta passivité et ton inconscience sont des actions, qui engagent ta responsabilité.
Margaux. – Tu n’as rien vu venir, avant, et après, tu ne vois plus rien non plus, en tout cas, tu ne vois pas les effets désastreux les plus durables. Une fois les effets spectaculaires du tsunami et de l’explosion ancrés dans le paysage, la catastrophe devient insidieuse, elle peut se faire oublier. Mais elle peut aussi devenir une présence obsédante dans le quotidien des gens, justement pour cette raison. Quand nous sommes partis à Tokyo, je me demandais comment j’allais faire pour la nourriture. Je me suis dit que ça allait être compliqué de manger en confiance la nourriture locale. Et rétrospectivement, ce qui me frappe, c’est comme j’ai rapidement oublié, dès le premier soir, quand nous sommes allés au restaurant, prise dans l’excitation du moment, je n’y pensais plus. Pourtant, je n’avais pas perdu totalement le souvenir du risque, il était présent, mais il flottait un peu au-dessus de moi. C’est aussi une question de survie pour les Japonais, qui vivent tout le temps dans cette situation, d’après ce qu’ils nous ont raconté, il faut bien que la vie continue, et vivre avec un sentiment fort et perpétuel de danger, ça rend la vie impossible…
Corentin. – Oui, c’est une question de survie, mais c’est aussi réjouissant, je trouve, qu’à un moment, dans la vie ordinaire des gens, la catastrophe puisse disparaître…
Margaux. – Sauf pour les déplacés… Tous les Japonais n’ont pas les mêmes possibilités d’oublier, de passer à autre chose…
Corentin. – Oui, et de ce point de vue, la question de la légitimité est relancée : qui a le droit d’oublier et d’évacuer la catastrophe de son quotidien, et qui n’a pas ce luxe ? Et en même temps, il n’est pas légitime que des personnes qui n’ont pas été confrontées directement à la catastrophe se forcent à l’intégrer de manière permanente à leur quotidien, cela impliquerait de le faire pour toutes les catastrophes de la planète, et ce serait insoutenable…
Échange retranscrit par Sirine Majdi-Vichot
et Corentin Rostollan-Sinet.
Pour citer ce document
Margaux Le Mignan, Sirine Majdi-Vichot et Corentin Rostollan-Sinet, « Drôle d’endroit pour une rencontre : quand jeunes acteurs et jeunes chercheurs collaborent à un projet de recherche-création », dans Bérénice Hamidi-Kim (dir.), « Quelles vies quotidiennes après Fukushima ? », thaêtre [en ligne], Chantier #4 : Climats du théâtre au temps des catastrophes. Penser et décentrer l’anthropo-scène, mis en ligne le 10 juillet 2019.
URL : https://www.thaetre.com/2019/07/04/quelles-vies-quotidiennes-apres-fukushima/4/