Quelles vies quotidiennes après Fukushima ?

Ni seuls, ni ensemble : seuls ensemble et face à nous-mêmes
Les exercices d’improvisation de Bruno Meyssat

Bérénice Hamidi-Kim et Sirine Majdi-Vichot


 

La phase lyonnaise du projet a été marquée par l’alternance entre les « rencontres du soir » et les journées de workshop avec Bruno Meyssat. S’il a été posé d’emblée qu’il n’y aurait pas de spectacle, les différents exercices ont cependant construit une progression vers un exercice. Ils ont aussi été une plongée pour chaque participant et pour le groupe entier dans le travail de ce metteur en scène, dont la démarche de création, qui repose sur l’improvisation, se fonde sur l’exploration des profondeurs du subconscient individuel et collectif, tout en visant à garder une attention et une disponibilité permanente aux autres et à l’environnement présent.

 

Exercice de présentation

 

Tout le monde se tient debout, en cercle. La consigne est d’entrer au milieu du cercle, de choisir une place où l’on va se tenir debout et immobile, puis de donner des réponses aux questions suivantes : quelle est la première chose que vous vous êtes dite en vous réveillant ce matin ? Comment vos proches vous appellent-ils ? Qu’est-ce que vous aimez faire ? Quel souvenir personnel gardez-vous de l’année 2011 ? Il fallait glisser deux réponses fausses parmi les réponses vraies (c’est-à-dire correspondant à ce qui a été réellement vécu). Après la dernière réponse, la personne doit rester 45 secondes immobile avant de rejoindre sa place.

 

Exercice de la marche de 1 à 10

 

Cet exercice implique un travail intérieur individuel, mais aussi un travail d’écoute du groupe. Ce double mouvement commence dès le début de l’exercice, puisque tous les membres du groupe doivent partir en même temps, sans se donner à voix haute un signal de départ, il faut donc se connecter sensoriellement aux autres. L’exercice consiste à marcher en ligne sur dix pas. On commence par faire dix pas dans un sens, puis neuf dans l’autre, puis huit en repartant, puis sept, et ainsi de suite jusqu’à un pas et ensuite on remonte, deux pas et ainsi de suite jusqu’à dix pas. L’exercice se répète ainsi en cinq séries.

Dans ce premier temps de l’exercice, tout le groupe est aligné sur un côté de la salle de pratique. Puis, dans un second temps de l’exercice, le groupe est scindé en deux équipes qui se font face et partent en même temps. L’exercice est beaucoup plus perturbant pour la concentration, car chaque personne a l’impression d’une « vague » qui vient vers elle, le bruit des pas devient très fort, ce qui peut troubler le décompte intérieur, et de plus il faut rester connecté à son groupe et tâcher de s’abstraire de l’agitation produite par l’autre groupe.

Dans un troisième temps, la concentration devient encore plus difficile à garder puisque le décompte se fait à voix haute.

 

Exercice du bâton

 

Première phase de l’exercice : l’échange en silence

Dans un premier temps, l’exercice se fait en « couple ». Il s’agit simplement de se lancer un bâton en étant immobile, puis en mouvement. La consigne est d’adresser le lancer et de regarder le partenaire dans les yeux.

Dans un second temps, l’exercice se fait en cercle. La consigne est de conserver ce principe d’une adresse précise à la personne à qui on envoie le bâton, même si cette personne change.

Dans un troisième temps, plusieurs bâtons sont en circulation, on doit donc augmenter sa vigilance, car les deux gestes lancer/recevoir ne doivent pas se court-circuiter. Par ailleurs, les bâtons sont de couleurs différentes et impliquent des consignes différentes : le bâton marron n’implique pas une distance spécifique, tandis que le bâton vert implique de faire des lancers « longs », c’est-à-dire à plus de deux personnes de distance). Puis, l’exercice entre dans une seconde phase, qui incorpore des éléments de verbalisation.

Deuxième phase de l’exercice : le passage aux mots

Dans un quatrième temps, qui débute la phase de verbalisation, s’ajoute aux consignes précédentes celle de dire son prénom chaque fois qu’on lance le bâton.

Dans un cinquième temps, la personne qui reçoit le bâton doit dire un nom propre, de créature, de personnage historique ou de fiction.

Bruno rajoute ensuite une consigne : si, au moment du lancer, une personne a éprouvé une sensation particulièrement forte, que ce soit ce qu’elle a éprouvé intérieurement ou un élément extérieur (par exemple, le regard de la personne à qui elle a lancé le bâton), elle peut sortir du cercle pour revisiter ce moment. Bruno précise que cette méthode s’inspire des champions de tir à l’arc, qui s’isolent et revisitent très précisément ce qu’ils ont fait quand ils ont eu la sensation d’avoir particulièrement bien tiré, ils le font avant d’avoir rapporté la cible et d’avoir vérifié le tir, pour conserver la mémoire de ces sensations et ainsi, pouvoir augmenter leur chance de reproduire un tir de même qualité. C’est pour cette raison d’ailleurs qu’à l’entraînement, un tireur de niveau olympique peut rentrer chez lui après deux bons tirs, pour méditer ces tirs et ne pas mélanger les sensations avec des échecs qui viendraient le paralyser. Bruno insiste aussi sur l’importance de l’idée d’entraînement et sur la relativité de la « performance ». Il faut estimer ce que l’on fait, la concentration, la précision, non pas de manière décontextualisée et abstraite, mais en fonction de notre état du jour : ce qui serait un échec un jour de grande forme peut être un grand succès un jour difficile, où on est malade ou en mauvaise condition pour travailler. Il s’agit de parvenir à être dans le meilleur état de concentration possible à tel moment et d’être le plus disponible à ce qui est vécu durant l’exercice : idéalement, « quand tu lances à Aya, il n’y a qu’Aya au monde pour toi ».

Concernant le choix des mots, Bruno le compare au fait de plonger la main dans une boîte et d’en sortir un mot au débotté. Il faut lutter contre la tentation de « faire des provisions », c’est-à-dire de préparer des mots à l’avance. Si un mot est venu quand on regardait un échange, et qu’il revient au moment où on reçoit le bâton et donc où on doit parler, il ne faut pas l’empêcher, mais c’est évidemment très important en improvisation de rester au présent : si l’action a été préparée en amont, même vingt secondes avant, elle n’aura pas la même saveur. Il insiste aussi encore une fois sur l’importance de ne pas émettre de jugement sur la qualité de ce que l’on fait et dit en improvisation, car cela fait sortir de la posture d’accueil et de disponibilité à ce qui vient. Il poursuit avec des encouragements au groupe : « c’est difficile, ce que je vous demande, je ne fais pas de hiérarchie entre ceux qui sont acteurs et les autres, si vous y arrivez une ou deux fois c’est déjà très bien. Prenez ce qui vient. Quand c’est bien, que ça vous étonne, gardez-le. C’est fatigant, vous devez être fatigués. Si nous avions plus de temps de travail ensemble, on s’arrêterait là pour aujourd’hui, je vous dirais ‘‘à demain’’ parce que vous avez largement matière à réfléchir… »

 

Exercice du mot à mot

 

Dans un premier temps de l’exercice, qui se déroule en duo, deux personnes A et B se font face et se regardent. L’exercice est encadré par Bruno et le reste du groupe observe. A et B s’échangent des mots, un par un, par association d’idées, comme en écho, il faut dire le premier mot qui nous vient à l’esprit, sans trop de rapidité ni de lenteur, il faut procéder « sans facilité » et pour que « ça sonne juste ». Par exemple, si A dit « mer », B répond « poisson » ou « algue », et l’autre enchaîne avec un mot que lui inspire le dernier mot prononcé. Il faut utiliser uniquement des noms, pas d’adjectifs ou de verbes. Si on se « trompe », soit que l’on utilise un adjectif ou un verbe, soit que l’on donne un mot trop proche du précédent, Bruno dit non. En revanche, il n’interrompt jamais au motif que le mot serait trop « éloigné » du précédent, ce qui revient à faire confiance au fait que la personne qui travaille procède bien par association d’idées et ne dit pas n’importe quel mot au hasard. Durant tout l’exercice est laissée la possibilité de prendre une « pause » en levant la main en silence, quand la concentration est perturbée (de fait, certaines associations de mot peuvent produire des rires ou des moments de déconcentration).

 

© Céline de Vos

Exercice du mot à mot.
© Céline de Vos

 

Dans une seconde phase, l’exercice concerne l’ensemble du groupe : plusieurs duos se constituent, chacun encadré par une personne C qui remplace Bruno dans le rôle de l’arbitre. Dans un premier temps, l’exercice demeure identique à cette différence près.

Ensuite, l’exercice se complexifie : l’arbitre tient une cloche. L’exercice commence comme précédemment. Quand C entend un mot qui lui semble particulièrement intéressant, il fait sonner la cloche, et alors la personne qui a prononcé le mot entre en « larsen » (techniquement un larsen est une boucle avec un retour du son). Il fait un mot à mot avec lui-même. Quand l’arbitre sonne à nouveau la cloche, la personne reprend l’échange avec son répondant à partir du dernier mot qu’elle vient de prononcer et l’exercice reprend.

Ensuite, l’exercice prend pour point de départ la lecture par A du texte sur Fukushima qu’il a choisi. Ce texte est adressé à B. C interrompt la lecture avec la cloche, quand il entend un mot qui lui semble intéressant, et A enclenche à partir de là un larsen. C interrompt quand il sent que l’enchaînement s’épuise, et commence alors un mot à mot entre A et B. C interrompt ensuite ce mot à mot également, et A reprend la lecture de son texte. L’exercice dure cinq minutes.

Puis l’exercice s’effectue par groupe de quatre personnes, qui se font face deux à deux, en se tenant la main. Une personne de chaque duo s’adresse à une personne du duo d’en face. L’autre personne joue le rôle d’assistant, à qui celui qui parle peut déléguer momentanément son action en cas de difficulté, par une pression de la main.

A posteriori, Bruno explique que souvent, la décision de déléguer vient du fait qu’il est difficile de rester connecté à la fois au partenaire d’en face, à qui l’on adresse ses mots, et à son assistant. Il faut tenir ensemble concentration et lâcher prise. Cet exercice demande de sans cesse oublier les moments qui ont précédé pour se situer toujours à la crête du présent. Nous entendons toujours plus que ce que nous sommes conscients d’entendre. Pour vivre, d’ordinaire, nous sommes obligés de mutiler chaque moment et d’éliminer beaucoup de ce qui nous arrive, il y a ce qui est « dans les phares » de notre conscience, mais aussi tout ce qui se trouve en dehors, et qui contient des ressources importantes pour le subconscient.

Puis l’exercice se fait en cercle. Les Français commencent et parlent entre eux, en français. Puis les Japonais font de même et les deux langues se chevauchent, chaque groupe doit rester concentré. Les perturbations sont plus grandes pour les Japonais, qui comprennent les deux langues.

À l’issue de cet exercice, Bruno revient sur celui-ci et sur le précédent, et précise l’enjeu des consignes qu’il a pu donner. Il met en garde sur le recours à ce qu’il appelle des « domaines » et explique par exemple pourquoi il n’a pas donné de consigne ciblant précisément le vocabulaire de la catastrophe : quand on délimite les choses sur lesquelles on travaille, le travail sur le subconscient devient moins intéressant. Si, par exemple, on cherche sans cesse dans la catégorie « écrivain » et qu’on dit toujours un nom d’écrivain, on prend une sécurité, et on n’attend pas le même niveau de vide ou d’abandon que celui recherché. Il faut rester seulement sur la consigne du « nom ». On ne sait pas d’où nous viennent les mots, mais nous sommes habités par le langage, qui est certes un outil de communication, mais aussi du matériau subconscient. Ce qui l’intéresse aussi dans les exercices d’adresse, en face à face ou en groupe, est le fait qu’ils nous mettent au défi d’oser dire à voix haute et à quelqu’un d’autre ce qui nous passe par la tête, ce qui implique de lutter contre des effets d’autocensure.

 

Exercice d’écoute

 

Chaque participant prend une couverture, choisit un endroit dans l’espace de travail, isolément, et s’allonge. L’exercice se déroule dans l’obscurité totale. Bruno fait entendre deux prises de son de 4 Rooms de Jacob Kirkegaard, un artiste sonore danois qui est allé à Tchernobyl et a fait l’expérience en 2005 d’enregistrer le silence au sein de quatre lieux situés dans la « zone d’aliénation », des mémoriaux silencieux. Il a choisi des lieux qui étaient auparavant des points de rencontre : un auditorium, un gymnase, une piscine et une église. Dans chaque lieu, il a d’abord enregistré dix minutes de silence, puis a joué l’enregistrement, et a enregistré l’enregistrement. Il a répété le processus dix fois et a ainsi accumulé des « couches de son », qui amplifient le silence du lieu. Bruno fait écouter deux de ces pièces sonores, et demande aux participants de laisser venir toutes les pensées, de ne se fermer à aucune. Il donne comme consigne, au cas où l’endormissement viendrait, de quitter la position allongée pour s’asseoir. Après cette écoute et trois minutes de pause en silence suit un échange d’un quart d’heure, uniquement pour ceux qui ont envie de dire quelque chose.

 

Jacob Kirkegaard, 4 Rooms, 2006

 

Exercice du mot à mot avec objets

 

Première phase de l’exercice

Chacun prend un ou plusieurs des objets qui se trouvent sur une table située au bord de l’espace de travail. Ces objets ont été choisis et apportés soit par les participants français, soit par Bruno en prévision du travail sur Fukushima – les participants japonais n’ont finalement pas tous pu prendre leurs objets dans leurs bagages.

Au début, la consigne est de présenter le ou les objet(s) choisi(s). Il s’agit à la fois d’en faire une description factuelle et matérielle et d’expliquer ce qu’il évoque pour la personne qui l’a choisi.

 

© Céline de Vos

© Céline de Vos

 

L’objet de Charlotte : une fausse plante en cactus sous une cloche de verre et un foodclip, une sorte de pince à linge qui sert à fermer des sachets d’aliments et qui a pour particularité de contenir un indicateur de date, ce qui permet de savoir si l’aliment est encore comestible.

Les objets de Nabi : un paquet d’échalotes, elle insiste dans sa description sur l’étiquette qui indique la provenance des bulbes : « produit en France ». Elle explique qu’elle aurait souhaité apporter un légume acheté à Tokyo, où on attache une très grande importance à ces indications, plus qu’à l’apparence du légume ou du fruit ; un iPhone 6 avec les applications Twitter, Facebook, Gmail et Like (le Whatsapp japonais), ce qui évoque pour elle l’importance de ces outils lors de la catastrophe.

Les objets de Hiroko : une serviette rose dragée pour bébé dotée d’un capuchon de protection anti-incendie et un plot jaune qui évoque pour elle un haut-parleur.

Les objets de Lisiane : un pilulier pour ranger les médicaments selon la prise quotidienne et une couverture de survie rangée dans un sac de congélation.

Les objets de Atsuhiko : un réveil vert d’eau cassé, qui indique toujours l’heure du tremblement de terre, et ce qui ressemble à une grande cuiller en bois, avec un embout en forme de main de petit enfant, qui sert à se gratter le dos.

Les objets de Corentin : des bougies d’anniversaire, qui évoquent le passage des années et la fête, et un préservatif, pour faire l’amour en se protégeant de différentes maladies.

Les objets de Sirine : un parapluie à pommeau en forme de canard de couleur bleu vert, qui sert à se protéger de la pluie et des intempéries quand elles sont « raisonnables », mais qui s’avère dérisoire en cas de catastrophe naturelle, et un désodorisant d’atmosphère, en général utilisé dans les toilettes pour chasser les mauvaises odeurs, mais qui ne chasse pas et ne masque pas vraiment.

Les objets de Margaux : une perruque de théâtre, qui évoque pour elle les effets après coup de la catastrophe nucléaire sur le corps, la perte des cheveux, et les tentatives pour masquer ces effets – et pour masquer la catastrophe – et un masque de protection contre la pollution et la poussière.

Les objets d’Aya : une ampoule blanche qui représente l’électricité produite à Fukushima et utilisée tous les jours à Tokyo, et une clé dotée d’un ornement qui ressemble à celles que l’on trouve sur les habitations provisoires des déplacés de Fukushima.

Les objets de Céline : une paire de chaussures qui protègent les pieds quand on marche dehors, et une feuille morte, tombée d’un arbre.

Les objets de Katsuhiro : un casque de chantier blanc, normalement utilisé pour se protéger dans un type d’espace précis, une zone où l’on construit un bâtiment, mais que ses parents, comme beaucoup d’adultes, utilisent quand ils décontaminent des objets, et une chemise de rangement translucide sur laquelle sont écrits les mots : « Future from Fukushima ». Elle lui a été donnée par une connaissance, membre comme lui d’une association qui s’est créée après le séisme, et qui réunit des Japonais qui habitent à Paris.

 

© Céline de Vos

© Céline de Vos

 

Deuxième phase de l’exercice

Au milieu de l’espace de travail est située une autre table, recouverte d’une nappe blanche et d’une ceinture de kimono japonaise. Une personne A va placer son objet à un bout de la table, juste devant la personne B qui sera son répondant, puis va se placer au bout opposé de la table. La personne A voit ainsi avec une certaine distance l’objet qu’elle a choisi et la personne B. Puis, la personne A commence un mot à mot. La consigne est de ne jamais perdre de vue la relation à l’objet, de ne jamais l’oublier, tout en étant connecté à soi et à son partenaire. À tout moment, si l’on sent que l’on s’éloigne de l’objet, il faut y revenir avant de reprendre l’échange. Il ne faut pas être volontariste, ne pas vouloir aller trop vite. Parfois, Bruno donne pour consigne de placer l’objet, non sur la table, mais dans la main de la personne B. Par exemple, Hiroko a pris comme objet une tête de bébé emmitouflée dans la serviette rose et Nabi la tient au lieu de la poser devant elle. À titre d’exemple, voici la retranscription du mot à mot à mot d’un des duos : « eau / pavé / partage / gâteau / entité / unité /mou / magma / minima / explosion / chaleur / distanciation / événement / irruption / seau / quantité / qualité / source / dépense / emprunt / goût / cornichon / tonicité / muscle / nutrition / alimentation / hydratation ».

Exercice final : la construction d’un récit imaginaire collectif

Les participants délimitent un espace scénique en disposant au sol des cordes rouges de manière à former un grand carré. Le « jeu » se joue à deux équipes de six, dont la composition est tirée au sort. Les six qui jouent sont assis devant un côté du carré, les objets qu’ils ont choisis étant disposés devant eux. Bruno entre dans le cercle, et pose un premier objet : des doigts de gants en latex orange, dont un est renversé. Puis il ressort. La consigne est la suivante : si l’objet qui vient d’être posé déclenche une idée pour une personne, elle vient placer son objet à côté. Par exemple, si quelqu’un pose le bâton vert, Céline pourrait poser sa feuille morte si cela lui fait penser que la feuille morte appartenait à un arbre et que l’arbre aussi peut « mourir » et devenir un simple morceau de bois, utilisé par les humains. Lisiane pourrait ensuite poser sa couverture de survie parce que la feuille morte lui fait penser à une promenade en forêt la nuit, ou le sac de congélation, en lien avec la phrase « au printemps, il fait froid dans les forêts ». Le principe est donc un peu semblable à celui d’un rébus selon Bruno, ou d’un marabout-bout-de-ficelle à six. Mais la particularité est que rien du chemin qui mène d’un objet à l’autre n’est dit durant le temps de l’exercice, qui se fait en silence. Seuls les objets construisent une trame de récit, dans ce premier temps. La consigne est d’ouvrir au maximum l’imaginaire sur les objets, par exemple le désodorisant peut faire penser aux toilettes, mais aussi au vent ou à un immeuble, par sa verticalité et sa taille qui peut sembler grande. Il faut jouer sur les échelles. Il faut aussi rester disponible à l’extérieur tout en gardant son fil imaginaire et progressivement son récit personnel : par exemple, si une personne B arrive dans le carré et place son objet après un objet sur lequel une personne A avait prévu d’enclencher, il faut écrire la suite à partir de l’objet posé par B sans rester bloqué sur le temps d’avant. Par ailleurs, il est interdit de toucher les autres objets, qui sont à considérer comme des idées abstraites, chaque nouvel objet se place à côté et pas sur les précédents. À partir du moment où une personne sort du carré, son tour est fini, elle ne peut plus revenir pour corriger. Bruno déclenche le chronomètre et la consigne est qu’il y ait une nouvelle action avant qu’une minute ne se soit écoulée. Si ce n’est pas le cas, l’exercice recommence du début, même si on en était arrivés au dixième tour. Ici, l’improvisation a un thème sous-jacent, Fukushima, mais il est à considérer comme un sujet vaste, nourri par tout ce qui a progressivement été appris sur l’événement ou plutôt les événements, le Japon, le nucléaire, les tsunamis, les effets de la contamination, etc. À l’intérieur de ce vaste thème, la liberté est absolue et chacun va se raconter son histoire, à partir des objets posés par lui et par les autres. Il y aura autant de récits imaginaires que de personnes et, à la fin, il est possible de partager son récit ou de le garder pour soi.

L’histoire du premier groupe

Bruno place comme premier objet quatre « bouts de doigt » de gants en caoutchouc orange découpés, dont l’un est renversé. Nabi place ensuite l’iPhone ; tout près, Paul pose le livre La Centrale d’Élisabeth Filhol ; plus loin Lisiane pose le pilulier ; Sirine ajoute le désodorisant tout près des bouts de doigts ; plus loin sur une autre li

gne, Hiroko place la serviette ;Corentin ajoute le préservatif tout près du pilulier ; tout près de la serviette, Lisiane place la couverture de survie ; collé au coin opposé, Sirine met son parapluie ; vers le centre, Nabi pose les échalotes ; entre le pilulier et le préservatif d’une part, et la serviette et la couverture de survie d’autre part, Paul pose le lait à l’avoine, et non loin Hiroko ajoute le haut-parleur. Ces actions s’enchaînent sans trop de délais puis une pause survient, après quoi Corentin place les bougies autour du désodorisant, puis Nabi pose les tongs.

Retour sur l’exercice. Bruno se dit étonné de la rapidité avec laquelle les actions se sont enchaînées, il voudrait être sûr que chacun, en entrant, avait conscience de tous les objets présents déjà et les avait bien inclus dans l’histoire qu’il se raconte. Il propose donc de refaire l’exercice en imposant quarante-cinq secondes d’attente entre les cinq premiers objets, afin que les participants prennent le temps d’envisager plusieurs scénarios et situations au moment où se constitue sa matrice du départ. Il insiste vraiment sur la nécessité, quand une idée vient à l’esprit, d’attendre pour voir si elle n’est pas suivie par une deuxième qui pourrait ensuite être préférée. Puis Bruno demande à deux des participants de venir raconter « leur » histoire.

L’histoire de Nabi. « Les quatre doigts orange s’activent sur les smartphones, juste après la catastrophe, beaucoup d’informations ont été échangées dans l’urgence et ont circulé de manière très confuse. Le pilulier et le préservatif ont symbolisé pour moi le monde quotidien d’avant la catastrophe, ou la partie du Japon qui a tardé à se sentir concernée, cela évoquait pour moi le sentiment de sécurité et de protection qui existe dans un quotidien qui n’est pas frappé par l’événement. Avec la couverture de survie et le haut-parleur, on entre dans le thème du déplacement, de la fuite pour échapper au danger et de la voix, les cris, mais aussi les tentatives pour se faire entendre du reste du Japon et du monde, les manifestations, le quotidien de l’après, en tout cas pour les personnes directement concernées par la catastrophe. Pour moi, le parapluie, posé isolément, signifiait l’éloignement de la civilisation humaine, le monde de la nature (la pluie, le canard et la couleur verte), par opposition aux échalotes, un produit de la nature, mais élaboré et transformé pour et par les humains, avec les risques que cela implique. Quant aux tongs, je les ai choisies parce qu’elles ont attiré mon regard du fait de leur grande taille, et ensuite elles m’ont fait penser aux pas pour s’échapper de la zone de danger. »

Bruno loue certaines qualités de cette histoire, mais regrette le fait que beaucoup d’objets ne soient pas utilisés pour la construire, ou de manière trop floue. Par exemple, la couverture de survie n’a pas été posée telle quelle, mais dans un sac de congélation, il faut traiter cet élément. De même, qu’incarne précisément le préservatif emballé ? Cela peut être un coussin pour bien dormir. Dernier exemple : si les bougies forment les contours de la centrale de Fukushima, comment traiter le fait que le livre La Centrale soit placé à l’intérieur du cercle ? Ce dédoublement évoque-t-il le travail des activistes qui cherchent à lever le voile sur ce qui est caché à propos de la catastrophe ? Chaque objet peut évoquer mille choses, le choix est totalement libre, mais il doit évoquer quelque chose de précis, et les articulations entre les idées qu’incarnent les objets doivent être saillantes, il faut penser chaque objet dans son lien spatial et temporel avec les autres objets.

L’histoire de Corentin.  « L’image matrice, pour moi, c’était les quatre réacteurs de la centrale, dont le premier (le bout de doigt orange renversé par terre) avait explosé. À partir de là, mon histoire s’est construite autour de la chronologie de l’accident, sans doute à cause de la rapidité avec laquelle les objets ont été posés : les médias relaient la catastrophe (iPhone), partout on ne parle que de « la centrale », les bougies autour délimitent la zone interdite, dont la taille se réduit d’année en année, et évoquent aussi une zone sinistrée où la célébration des anniversaires n’a pas le même sens qu’ailleurs, à la fois parce qu’on a du mal à imaginer des fêtes et parce que la vie des enfants, leur santé en tout cas, est menacée. Pour moi, le désodorisant était un immeuble près de la centrale, évoquant les villes abandonnées. Mon histoire s’est aussi construite à partir de la spatialisation des objets, par exemple pour moi, la zone du pilulier était celle des gens de la zone contaminée qui ont été déplacés et qu’il faut soigner, mais dont il faut aussi se protéger (préservatif). Et mon histoire s’est aussi construite à partir d’objets qui m’ont fait penser à des actants de la catastrophe : les voix qui s’élèvent pour protester contre la gestion de l’accident par TEPCO, mais aussi contre le gouvernement (haut-parleur), et les dispositifs de protection du Japon (la couverture de survie et la serviette rose), et les autres pays qui cherchent à faire comme si cette catastrophe ne les regardait pas et qui y pensent de moins en moins (le parapluie, posé au loin et les tongs tournées dans le sens opposé à celui de la centrale). »

L’histoire du deuxième groupe 

Bruno pose comme premier objet une poignée de douche pour personne handicapée. Cet objet intimide les participants, et ce n’est qu’au bout d’un certain temps que Margaux place, juste à côté, le masque. Puis Céline pose les bottes un peu plus loin en les tournant dans la direction opposée. Atsuhiko pose la cuiller pour gratter le dos juste derrière les bottes, puis il place le réveil dans le coin opposé du carré. Charlotte pose la plante factice, couchée, juste à côté. Puis Aya dispose la clé juste à côté de la plante et Charlotte place le foodclip entre le masque et les bottes. Katsuhiro place ensuite le casque de chantier entre le masque et le foodclip. Aya pose l’ampoule à la droite des bottes, puis Hiroko place la chemise transparente, posée sur la tranche et un peu ouverte, tout au bord du carré, à l’angle opposé à tous les autres objets. Margaux met la perruque à gauche de la plante factice, Céline place la feuille morte juste à côté de la chemise. Ensuite, Bruno donne une consigne inédite à Margaux : elle doit aller choisir un dernier objet sur la table à objets. Comme elle hésite, Bruno lui dit de parier sur un objet, de le choisir intuitivement sans se soucier du sens qu’elle lui donnera. Elle prend la minuscule chaussure méduse de couleur bleue.

Cette fois, Bruno ne demande pas des histoires complètes, mais il demande à plusieurs participants de commenter la valeur du premier objet qu’ils ont placé. Pour Aya, la clé symbolise l’entrée de la centrale. Pour Céline, la feuille morte était un petit détail, un élément presque insignifiant d’une machine, mais qui peut devenir très dangereux s’il ne fonctionne plus. Pour Charlotte, le foodclip suggérait la norme de sécurité à laquelle on se raccroche même si elle est devenue obsolète et dérisoire. Pour Hiroko, la chemise était comme une porte d’entrée, elle a imaginé une arche surmontée de l’inscription : « notre futur ». Pour Katsuhiro, le fait que le casque soit placé visière à l’opposé de la poignée pour handicapé suggérait que l’amélioration des normes de sécurité est la seule porte de sortie. Pour Atsuhiko, la cuiller a d’abord évoqué le système de circulation des fluides de manière assez abstraite, mais après la pose du masque, la signification de cet objet s’est précisée et il s’est « transformé » en tuyau – le problème qui doit être fixé d’urgence dans la centrale dans les premiers moments de l’accident. Pour Margaux, la chaussure est devenue un tuyau de la centrale. Bruno lui demande si ce sont les trous présents sur la poignée pour personne handicapée posée juste à côté qui lui ont fait penser à la fuite. Elle n’en est pas sûre.

Bruno interroge ensuite plusieurs des participants sur certains objets et leur demande de justifier leur choix d’un objet ou de sa disposition. Céline est amenée à expliquer que les chaussures retournées disent le refus de construire autour de cette ville, et la volonté d’ouvrir un autre espace possible. Margaux explique qu’elle a rajouté la perruque à un endroit où se trouvaient déjà beaucoup d’objets, près du réveil et de la plante factice, pour suggérer les effets après coup sur les corps des personnes déplacées (clés) autant que sur la nature (plante factice).

 

Dernière étape de l’atelier

 

Le workshop se clôt avec une dernière « partie » de ce jeu qui réunit cette fois tous les participants. De la musique est rajoutée, ainsi qu’un éclairage – une demi-obscurité. La consigne impliquant d’attendre quarante-cinq secondes pour les cinq premiers objets est conservée.

 

© Céline de Vos

© Céline de Vos

 

Bruno place comme premier objet la cravate. En guise de retour, Bruno pose une seule question : « Cet exercice vous a-t-il amené des pensées inattendues sur le sujet ? »

Pour Nabi, un îlot était Hiroshima, l’autre, Nagasaki. L’iPhone s’est transformé en torche. Tokyo était le néon ajouté par Bruno. Jusque-là, elle avait en tête Hiroshima plus que Nagasaki, dont les Japonais parlent encore moins que de Hiroshima. Elle rappelle d’ailleurs qu’avant le workshop, elle et la plupart des autres Japonais participant au projet n’avaient pas entendu parler des Ibakuchas.

Pour Hiroko, la « cravate serpent » évoquait les hauts fonctionnaires de TEPCO, et le mégaphone à la voix du peuple japonais qui, s’il se rassemble, constitue une force susceptible de tuer le serpent du profit et de la désinformation. Elle n’avait jamais pensé au rapport de force en des termes aussi clairs.

Pour Lisiane, les échalotes évoquaient « la merde du haut-gradé », et l’entonnoir qui allait dans la mauvaise direction, l’échec. C’est pour cela qu’elle a posé la couverture de survie, qui évoquait pour elle quelque chose de beau et d’inatteignable, et qu’elle a posé le sac par-dessus, comme pour boucher l’entrée. La serviette représentait la zone confortable avant le piège.

Pour Corentin, quand Katsuhiro a posé la chemise, les mots inscrits ont pris un sens inédit : non plus « le futur de Fukushima » – la centrale et la région –, mais « le futur depuis Fukushima » – l’événement. Il ne l’a plus compris dans un sens spatial, mais temporel, un temps présent et à venir fait de contamination, et relié à une autre extension géographique, qui ne concerne donc plus seulement une région du Japon ni même le Japon, mais le monde entier, un espace sans frontières ou du moins, avec des frontières distinctes des frontières officielles (les océans, les « taches de léopard », etc.).

 

© Céline de Vos

Tsunami.
© Céline de Vos

 

Mots de la fin de Bruno. « Pour cet exercice, nous avons été obligés d’aller vite, parce que nous avons eu besoin de prendre notre temps les trois premiers jours. Mon travail a comme étape primordiale le travail de la relation aux autres et à soi, c’est la condition pour faire surgir le subconscient, et ce n’est que progressivement qu’on peut investir le thème, comme nous l’avons fait ensuite avec les objets. Finalement, nous n’avons pas fait le tiers de ce que j’avais prévu, mais ce n’est pas grave, nous avons bien travaillé, vous avez bien travaillé et nous avons fait le maximum de ce que nous pouvions faire. Le dernier exercice est évidemment l’aboutissement de tous les précédents, pour moi, c’est une forme de méditation audiovisuelle, une réflexion collective où chacun projette l’imaginaire qu’il s’est progressivement construit au fur et à mesure du travail ensemble. C’est un exercice qui se déroule autant en pensée qu’en action, et qui repose bien sûr sur les objets, comme toujours dans mon travail. D’ailleurs, je dois dire que quand Patrick m’a annoncé que les Japonais étaient partis sans leurs objets, j’ai eu un moment d’inquiétude, puis je me suis dit que j’allais apporter des objets puisés dans la réserve de la compagnie et qu’on verrait bien, mais que c’était dommage que tous les objets n’aient pas été ‘‘choisis’’ pour ce travail-là, sur Fukushima. Mais j’ai été rassuré assez vite, parce que j’ai constaté que beaucoup d’objets peuvent nourrir ce sujet, j’avoue que c’est la première fois, et cela m’étonne beaucoup. Je crois que je n’ai jamais vu de sujet pareil. Une des questions clé de la catastrophe nucléaire et de ses effets sur la nature et les hommes, c’est le fait que ses manifestations et ses traces sont à la fois spectaculaires et invisibles, impalpables, donc potentiellement tous les objets peuvent prendre une puissance d’évocation. En ce moment, je travaille sur la crise grecque, et c’est beaucoup plus difficile de trouver des objets. Et puis, sur ce thème, l’imaginaire enclenche aussi très vite et va très loin. »

 

Pour citer ce document

Bérénice Hamidi-Kim et Sirine Majdi-Vichot, « Ni seuls, ni ensemble : seuls ensemble et face à nous-mêmes. Les exercices d’improvisation de Bruno Meyssat », dans Bérénice Hamidi-Kim (dir.), « Quelles vies quotidiennes après Fukushima ? », thaêtre [en ligne], Chantier #4 : Climats du théâtre au temps des catastrophes. Penser et décentrer l’anthropo-scène, mis en ligne le 10 juillet 2019.

URL : https://www.thaetre.com/2019/07/04/quelles-vies-quotidiennes-apres-fukushima/7/

 

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