Façonner une méthode de travail
Les effets à distance du « projet Fukushima »
sur une écriture en formation
Lisiane Durand
Au cours de mes années de formation à l’ENSATT en tant qu’écrivaine-dramaturge, j’ai pu mettre à l’épreuve ce que le workshop de recherche-création « Quelles vies quotidiennes après Fukushima ? » m’avait enseigné. Cette expérience fut sans doute l’une des plus formatrices dans ma recherche de jeune artiste. La rencontre avec le metteur en scène Bruno Meyssat, la première fois dans le cadre du workshop, puis dans le cadre de la création de son spectacle Kairos[1] pour lequel je fus assistante, a été déterminante dans la manière que j’ai d’aborder un sujet, une thématique.
Suivons une expérience récente de mise en scène qui m’a permis d’essayer une méthode de travail nouvelle, cependant, construite autour du document et du voyage, comme cela avait été le cas lors de notre workshop. Comment la mise en place d’un protocole de recherche et d’investigation de terrain pensé en amont peut aboutir cette fois-ci à la création d’un spectacle, d’une pièce ?
Dans sa manière singulière de travailler en équipe, dans le rapport qu’il peut entretenir avec ses acteurs et ses concepteurs, Bruno Meyssat m’a permis de lier le sensible, l’intime et le politique. Faire mienne cette méthode m’a, de plus, largement permis de questionner l’utilisation du document brut au sein de l’écriture et de penser son potentiel théâtral.
L’expérience Mais tout le monde veut être éclairé
En fin d’année 2017, j’ai travaillé en tant que metteuse en scène (place très nouvelle pour moi) dans le cadre d’un module de théâtre documentaire proposé par l’ENSATT et dirigée par la metteuse en scène russe Tatiana Frolova (théâtre KnAM). Le but de ce module était de présenter, après deux semaines de recherche « à la table » et deux semaines au plateau, une maquette, une esquisse de spectacle. Voici un extrait du premier mail que Tatiana a envoyé aux porteurs de projet :
Mise en scène du théâtre documentaire.
1e étape – Détermination du sujet du spectacle.
2e étape – Collecte de matériel.
3e – Montage des morceaux les plus significatifs, et recherche de formes, selon le système VAK (vidéo-audio-kinesthésie). (Travail avec les comédiens, des ingénieurs son, vidéo et lumière, des designers, etc.)
4e – Représentation du spectacle.
5e – Retours et réactions du spectateur et remaniement du spectacle[2].
À la réception de ce mail, j’étais très excitée, car je pressentais que le travail de la metteuse en scène n’était pas si éloigné d’une méthode que j’étais en train de développer, de nommer, et que j’avais envie de faire mienne, notamment grâce à la collecte de matériaux qui impliquerait certainement d’aller sur le terrain. Je savais que, dans le cas de Tatiana, cette collecte passait par la vidéo, la photo et les entretiens enregistrés. Nous étions également tenus d’utiliser la vidéo au plateau, donc nous devions filmer. Sensibilisée aux questions du nucléaire grâce à mon voyage à Fukushima et au workshop auquel j’avais participé, j’ai décidé de me focaliser sur la question du nucléaire ici, dans le Rhône. Le fait qu’Alex Constantino, un des costumiers de l’équipe, a passé son enfance près de la centrale nucléaire du Bugey, m’a confortée dans mon choix. C’est ainsi que le projet, Mais tout le monde veut être éclairé [3], titre tiré d’une phrase de François, oncle d’Alex et habitant de Saint-Vulbas, est né. Qui plus est, le studio de répétition que l’administration de l’ENSATT nous avait attribué était le même que celui de notre workshop avec Bruno. De cette salle, nous voyions la fumée s’échapper des tours de la centrale à 30 km de là…
Éprouver un sujet
Il y a un plaisir pour moi très particulier à voir les membres de l’équipe se saisir d’un questionnement qui leur était en apparence plutôt extérieur. Dans l’écriture, je n’expérimente que très rarement, voire jamais, ce rapport. Le fait qu’une dizaine de personnes s’engagent autour d’une thématique me conforte également dans le choix que j’ai fait du sujet : il y a assez de matière, de questions sans réponse, de troubles et d’apories pour que la recherche ne s’épuise pas. Ces moments de travail demandent une grande force et une grande énergie, à la fois pour celui qui porte le projet et qui est sans cesse en train de faire des allers-retours entre les questionnements de l’équipe, ses désirs profonds autour de son sujet et le réel qui vient troubler la vision première qu’il en avait, mais également pour les membres de l’équipe qui doivent faire preuve de discernement, d’esprit d’analyse et d’ouverture concernant un sujet en apparence énorme qui vient juste d’entrer dans leur vie.
Je ne savais que trop que le nucléaire peut être un sujet qui théâtralement effraie. C’est pour cela qu’il m’a paru nécessaire d’adopter la méthode que Bruno nous avait conviés à suivre lors du workshop. Avant de partir pour notre expédition dans le Bugey, j’avais donc fourni à l’équipe, acteurs et concepteurs confondus, des documents, essais, articles, pièces de théâtre, etc. Pour beaucoup, ces documents faisaient partie des lectures que j’avais pu avoir pour préparer mon voyage à Fukushima, conseillées par Bruno ou d’autres membres de l’équipe. Ces sources questionnaient surtout notre rapport au nucléaire et à la catastrophe qui vient bouleverser une quotidienneté. Ces documents jetaient une base, des références remplies d’images qui, je l’espérais, allaient nourrir l’inconscient collectif et se retrouver au cours de notre travail au plateau. Les échanges que nous avons eus à la table avant d’aller « voir » la centrale ont été déterminants puisque beaucoup des membres de l’équipe ne s’étaient jamais interrogés sur les tenants et les aboutissants de la question du nucléaire. Grâce à ces documents, j’ai pu orienter le regard des artistes qui m’accompagnaient, commencer à comprendre quelles problématiques les touchaient personnellement dans la question du nucléaire. Ainsi, notre « voyage » dans le Bugey que je tentais d’organiser allait peut-être permettre aux acteurs et aux concepteurs de mettre des images sur ce qu’ils avaient lu. L’expérience Fukushima m’avait appris combien il est important de se confronter personnellement à une problématique en s’engageant corporellement, par exemple, par le voyage. Pour moi, toute la matière que l’on peut lire avant et après sera évidemment moins sensible que le fait de s’imprégner de l’atmosphère d’un lieu[4].
Aller à Saint-Vulbas, près de la centrale, a radicalement modifié l’angle par lequel nous souhaitions aborder le sujet. Après notre première visite à Saint-Vulbas fin octobre avec une partie de l’équipe, je me suis rendu compte que nos questionnements devaient bouger, s’adapter à ce qu’on avait vu là-bas, à trente kilomètres de notre lieu de vie à nous. L’excursion à Saint-Vulbas en octobre, puis à Grenoble où je me suis rendue avec le concepteur sonore du projet pour interroger, au laboratoire de physique subatomique, le physicien Aurélien Barrau et enfin la visite de l’intérieur de la centrale en décembre 2017 ont radicalement déplacé nos interrogations. Grâce aux contenus des entretiens que nous avons menés sur place, mais aussi grâce à la découverte de la commune de Saint-Vulbas, dont l’architecture et l’urbanisme possèdent l’opulence des villes bordant les installations nucléaires, notre questionnement s’est fait plus précis et s’est orienté davantage vers la perception que nous pouvions avoir du nucléaire et l’idée d’occultation, de déni, que nous avons pu percevoir dans les discours au cours de notre enquête sur le terrain. Puisque toutes les personnes que nous avions interrogées à Saint-Vulbas, ou en tout cas une très grande majorité, nous disaient qu’ils ne voyaient pas la centrale, qu’ils l’oubliaient au quotidien, alors que nous, depuis notre studio de répétition à l’ENSATT, les jours de beau temps, nous voyions très distinctement les quatre cheminées et la vapeur d’eau s’en échapper, nous avons choisi de travailler sur ce paradoxe du visible et de l’invisible – problématique attendue évidemment lorsque l’on se propose de parler du nucléaire, mais qui, après le voyage, est devenue une nécessité et une évidence. Après nos premiers entretiens, j’ai découvert le travail de l’ethnologue et anthropologue Françoise Zonabend[5] qui a mené une enquête auprès des habitants vivant à proximité de l’usine de retraitement des déchets nucléaires de la Hague, dans le Cotentin. À la lecture de son ouvrage, j’ai été très frappée de voir que la méthode que nous utilisions pour préparer un spectacle était en beaucoup de points similaire à la méthode anthropologique, sociologique et ethnologique. Les réactions des riverains de la Hague étaient semblables aux propos que nous avions pu récolter près de la centrale du Bugey et, par hypothèse, on pouvait s’aventurer à dire que si nous étions allés à Cruas ou à Saint-Alban, nous aurions récolté les mêmes paroles. Questionner le réel et s’adapter à ce qu’il dit, comme un scientifique qui viendrait ensuite rendre compte de ces expérimentations dans son laboratoire, au plateau, est une méthode que je n’avais pas encore explorée puisque, dans le cas du voyage au Japon, par exemple, il n’y avait pas eu cette nécessité de créer un spectacle à la fin. Je m’étais seulement imprégnée d’une atmosphère, si intense et marquante soit-elle. Mais je me suis rendu compte que si nous ne questionnions pas précisément le réel, nous ne parviendrions pas à trouver une problématique saillante et riche afin de guider nos expérimentations au plateau.
Le fait de partir « en voyage », de se confronter, dans le corps, à la question qui nous intéresse a soudé l’équipe. Les documents que nous possédions alors (photos, vidéos, enregistrements et surtout souvenirs, rencontres) devenaient beaucoup plus organiques pour chacun. Les participants au projet se sentaient plus légitimes à les utiliser, en parler, les faire dialoguer au plateau. Ils constituaient notre socle commun, sur lequel nous pouvions échanger concrètement, car nous avions vécu une expérience sensible ensemble, mais aussi sur lequel la cohésion de notre équipe (nombreuse, évidemment, hétérogène) s’était constituée, dans l’émerveillement de notre découverte.
S’approprier un sujet
Les improvisations, durant les deux semaines que nous avons passées au plateau, se sont appuyées notamment sur des phrases ou expressions tirées des entretiens ou des articles que nous avions travaillés ensemble. Nous avions mis en place ce système afin de faire dialoguer au mieux les trouvailles du plateau et la matière brute que nous avions récoltée. Notre souhait était d’intégrer la matière brute des entretiens à des images plus ouvertes trouvées au plateau. Voici un échantillon des thèmes d’improvisation que nous avons proposés aux acteurs :
La centrale, je ne la vois pas.
Derrière les arbres
C’est vrai qu’au niveau paysage il y a mieux.
Saint-Vulbas, ville fleurie ****
Cette scène est celle de la fin du monde.
Demi-vie
Ma vie en sac
Si vous souriez, les radiations n’auront aucun effet sur vous.
Il était compliqué, notamment pour les comédiens qui ont rejoint tardivement le projet pour des raisons de planning, de faire leur cette question du nucléaire en deux semaines sans entrer dans les clichés. Les documents et les entretiens ne nous suffisaient pas à construire un « spectacle » sensible, ouvert. À cette étape du travail, compte tenu du temps relativement court qui nous était imparti et qui participait évidemment à la difficulté d’entrer dans la complexité, et dans le but de creuser un peu plus en profondeur, mais rapidement, la thématique, j’ai adapté un exercice que Bruno Meyssat peut travailler avec ses acteurs et que nous avions également expérimenté lors du workshop. Il consiste à demander à chaque membre de l’équipe d’apporter un objet personnel qui le relie personnellement à la question qu’il traite au plateau. Toute l’équipe se réunit, chacun présente l’objet qu’il a sélectionné. En racontant l’histoire de son objet, il partage avec les autres l’angle par lequel le sujet le touche profondément. Après cette présentation, simple en apparence, j’ai demandé aux acteurs de travailler une des thématiques d’improvisation en utilisant un des objets qui avait été présenté. Cet exercice a permis la création de nouvelles images, beaucoup plus fortes et chargées que les précédentes, l’objet intervenant ici comme un appui pour le comédien afin de resubjectiver son propos et de trouver une émotion qui lui est propre.
L’expérience Mais tout le monde veut être éclairé a été très formatrice pour moi. Le résultat de ces recherches m’a confortée dans mon envie de prendre appui sur le réel dans la création. Dans le futur, j’aimerais de nouveau expérimenter cette méthode d’exploration plus ou moins guidée par la recherche de documents. Il me semble que cela permet de se focaliser sur des problèmes précis que le réel nous pose directement, d’orienter son regard de chercheur, et d’orienter par la suite son travail d’artiste.
Une méthode pour écrire ?
La thématique du nucléaire a dépassé la mise en scène puisque j’ai, en cette même fin d’année, reçu la commande d’un texte pour la plateforme web de l’association « En Acte(s) » qui promeut les écritures contemporaines. J’étais alors en pleine recherche autour du nucléaire, et écrire sur un autre sujet me paraissait impossible tant j’étais immergée dans cette matière. J’ai donc initié une fiction intitulée Il va pleuvoir. Peut-être. à partir des expériences et des entretiens que nous avions pu récolter. Cette recherche a soulevé plusieurs nouvelles questions concernant le document puisque je n’avais, là encore, jamais travaillé à partir de retranscriptions, de paroles entendues et exactement retranscrites. Comment intégrer la parole brute au sein du texte ? Quelle est ma légitimité pour « tordre le cou » de ces paroles et les faire entrer dans ma fiction ? Je connaissais le potentiel théâtral de ces entretiens pour les avoir lus avec les comédiens durant le travail de Mais tout le monde veut être éclairé. J’avais en souvenir la préface de Blast de Philippe Malone (que nous avions d’ailleurs rencontré à l’occasion du workshop autour de la question de la catastrophe et de l’événement), qui a mené un travail d’écriture autour d’entretiens couvrant certains événements comme le débarquement du 6 juin 1944, le 11 septembre, Mai 1968 ou les grandes vagues de licenciement en Normandie. L’écriture de Philippe Malone laisse l’Histoire pour traquer dans les discours les séquelles intimes laissées par ces événements. Pour moi, il apportait une piste au traitement du témoignage dans l’écriture.
Difficile chemin que celui emprunté par l’écrivain lorsqu’il prend pour matériau le témoignage. Se posent immanquablement les questions de légitimité, de trahison, de validité littéraire. L’effet de réel est efficace, il pourrait s’en contenter et se cacher derrière. L’évidence tiendrait lieu d’argument, mais l’écrivain lui, aurait disparu.
L’hommage à rendre – car il s’agit d’hommage – impose il me semble une tout autre démarche, plus exigeante, car plus respectueuse. Un respect qui oblige à l’écoute, à déceler la musique tapie derrière l’événement, sous chaque parole, pour la porter au jour. Quelle réponse l’écrivain peut-il en effet trouver si ce n’est dans cette musique là, dans cette forme distanciée qu’il nomme littérature ?
Écrire non pas à partir d’interviews, mais avec les interviews. À leur côté. À distance respectueuse. Tisser, recomposer, écrire sans réécrire, dégager de la matière brute, des lignes de force, des mouvements, des tensions. Respecter les notes et composer une partition, à partir des centaines de pages d’entretiens fournis, tenter une mise à plat, puis retrouver une respiration, travailler le souffle, objectiver sans trahir, garder l’intimité de l’émotion pour la transformer, la rendre publique, écrire avec les phrases des autres en disparaissant derrière le texte créé. Faire œuvre commune. Voilà l’hommage que tente Blast[6].
La recherche que fait Philippe Malone autour de la langue, de son rythme, épouse parfaitement le projet de Blast, qui était de parler de l’effet de souffle d’une bombe, de son effet second, intérieur. Comment un événement d’une telle magnitude peut-il se retraduire dans la vie intime et quotidienne des gens, dans leurs paroles ? Comment en rendre compte par l’agencement de la langue ? Il utilise dans son texte, vaste montage de paroles et de témoignages, les mots qui caractérisent, qui précisent et qui rassemblent les expériences singulières face à l’événement.
Dans ma propre recherche, j’ai tenté de mêler les paroles entendues à un fil rouge construit de toutes pièces qui est la disparition d’une jeune fille au cours d’une sortie scolaire à la centrale nucléaire. Je voulais que la recherche de cette jeune fille croise la quotidienneté des habitants proches de la centrale et nous fasse entendre différentes paroles. Afin de troubler la quotidienneté des échanges et en plus du fil rouge fictif que j’ai intégré, j’ai mêlé à la parole retranscrite des morceaux d’improvisations que certains acteurs avaient proposées et qui, pour moi, rendaient étrange la parole recueillie en entretien, la rendait opaque, ininterprétable ou inattendue ou révélait son incohérence. Cette recherche autour de la dégradation progressive de la langue quotidienne, faisant écho à l’impossibilité pour les habitants de se saisir pleinement de la question du nucléaire, multipliant, au cours des entretiens, lapsus et propos contradictoires, a été pour moi un endroit de travail très prolifique que j’aimerais expérimenter de nouveau (peut-être en terminant ce texte que je n’ai jamais achevé). Je ne pense pas, en effet, avoir pu exploiter toutes les possibilités de la langue et les glissements qu’elle offre. Mais cela m’a confortée dans l’intuition que l’utilisation des retranscriptions écrites offre un immense terrain de recherche autour du langage et de ce qu’il révèle des troubles et des apories.
Il va pleuvoir. Peut-être.
Lisiane Durand
Zone 2 – Bar le Pichet, Saint-Vulbas
[…]
– Et donc vous portez un appareil pour mesurer ?
Stéphane. Ils estiment, ils estiment, on va dire. On va faire un examen, ils vont calculer la dose, et on va revenir le lendemain, ils vont recalculer, ils vont refaire une estimation de la dose, tac.
Franck. Ça, c’est pour la contamination Stéphane. Mais effectivement, y a un film qu’on développe en fin d’année, pour l’irradiation. Même moi qui vais pas souvent dedans j’en ai un…
Stéphane. La contamination interne, ça veut dire, la personne ne va pas rentrer chez elle tout de suite…
– Et il se passe quoi quand ça arrive ?
Stéphane. C’est sérieux, tout dépend où on est contaminé, ça peut être les mains, les pieds… la tête… la tête… Quand c’est la tête donc y a un risque d’inhalation… Donc là, c’est l’infirmerie directement. On est suivis derrière et… voilà, quoi. Ça peut arriver, d’être contaminé interne, y en a qu’ont déjà eu, et eux bah… Bah décroche donc. T’es sourd Franck ?
– Un problème ?
Franck. Rien. Y a quelqu’un qui me harcèle au téléphone depuis tout à l’heure apparemment. Pardon.
– Un problème ? Stéphane. Ça va ? Franck. Ma gamine. Y a pas eu de problèmes à la centrale aujourd’hui ? Pas d’alarme ? Hervé. Non. Stéphane. Non. Non, je crois pas. Pourquoi y aurait un problème sur la centrale ? – Qu’est-ce qu’il se passe ? Franck. Tu peux me ramener chez moi ? Stéphane. Oui pas de problème. Bon, ben à bientôt hein. Salut Hervé. Hervé. Ouais salut. – Bon eh bien… Donc vous disiez, vous avez déjà été contaminé interne… ? Hervé. Vous voulez quoi en fait ? Qu’est-ce que vous cherchez ? Pourquoi vous venez dans notre bar ? Vous allez écrire quoi sur nous ? Je. Moi j’ai une maison à Saint-Vulbas j’ai… un jardin. J’ai mis une fontaine au milieu. Devant, devant mon jardin, y a ma maison. Je suis en train de faire des travaux y a. Le carrelage de la salle de bain est mort alors… Les maisons ici. Ma maison elle a une couleur. Les maisons à Saint-Vulbas elles ont une couleur, elles ont un. Y a une couleur ici qu’on trouve nulle part ailleurs, que dans la plaine de l’Ain. C’est les roches, ça… Là, vous entendez ce bruit ? C’est Saint-Vulbas. Il se dit des choses sur mon village. Sur Saint-Vulbas, sur Marcilleux. Bah sur l’endroit quoi. Sûrement écrit par. J’ai entendu dire que Saint-Vulbas c’était la banlieue de Lyon. Je suis pas d’accord. Saint-Vulbas c’est la campagne. On est bien ici. Finalement on y est bien. Moi j’y suis bien. Pour les jeunes y a le centre aquatique. Pour moi y a des kilomètres de sentier pour le vélo vraiment près du Rhône et qui remontent jusqu’ici. Pourquoi vous êtes là en fait ? Dites pas. Dites pas qu’on n’aime pas chez nous. La couleur des maisons, le temps, on y est bien ici, moi j’y suis bien. Mais y a ce putain de bruit. Vous entendez ?
Lisiane Durand |
L’expérience « Quelles vies quotidiennes après Fukushima ? » a radicalement modifié et affiné ma manière de travailler théâtralement. Mon envie intime de traiter des sujets d’actualité, des événements qui se déroulent dans le monde à une échelle qui bien souvent me dépasse, est devenue légitime grâce à ma rencontre avec Bruno Meyssat. En s’engageant très fortement dans une question par le voyage, les expériences de terrain et le partage de cette matière avec une équipe, on ne peut pas être au mauvais endroit, on ne peut pas asséner une vérité – notre vérité – au spectateur, puisque la confrontation avec le réel nous a appris à quel point il était complexe et plurivoque. En poussant et en radicalisant cette démarche, la question du document s’est imposée à moi. J’ai voulu le traiter et l’intégrer au sein même de la matière artistique en faisant la part belle à son potentiel théâtral. Et c’est pour moi aujourd’hui un grand défi que de lui trouver une place au plateau et dans le texte. Si je n’étais pas allée au Japon, je n’ai aucun doute sur le fait que je n’aurais jamais questionné le nucléaire dans mon travail théâtral ni sans doute le voyage. Cette question fait partie de mon histoire individuelle, elle me rappelle une période de mon existence où d’autres et moi-même avons été soudés autour d’une thématique, avons passé des journées à nous interroger sur la place que le nucléaire occupait au sein de nos vies, à faire le long chemin jusqu’au Japon pour tenter d’y percevoir quelque chose, et ceci est quelque chose que je qualifierais d’in-oubliable.
Notes
[1] Création au TNG de Lyon et au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, 2015/2016.
[2] Traduit du russe par Bleuenn Isambard.
[3] Voir la vidéo de certains entretiens.
[4] Cette méthode de travail, aller physiquement là où « les choses » se passent, je l’ai renouvelée pour l’écriture de plusieurs de mes textes (Projet Grèce, 2018, autour des événements politiques grecs, Je te donne ma couleur jaune, tu me donnes ta couleur rouge, 2016, à propos des camps de réfugiés dans le Nord de la France…).
[5] Françoise Zonabend, La Presqu’île au nucléaire : Three Mile Island, Tchernobyl, Fukushima, et après ?, Paris, Odile Jacob, 2014.
[6] Philippe Malone, Blast, Le Perreux sur Marne, Quartett, 2014, p. 9-10.
Pour citer ce document
Lisiane Durand, « Façonner une méthode de travail. Les effets à distance du ‘‘projet Fukushima’’ sur une écriture en formation », dans Bérénice Hamidi-Kim (dir.), « Quelles vies quotidiennes après Fukushima ? », thaêtre [en ligne], Chantier #4 : Climats du théâtre au temps des catastrophes. Penser et décentrer l’anthropo-scène, mis en ligne le 10 juillet 2019.
URL : https://www.thaetre.com/2019/07/04/quelles-vies-quotidiennes-apres-fukushima/8/