« Se prendre le ventre avant la tête »

Entretien réalisé par Jean-Christophe Goddard et Julie Peghini

 

 

Scènes de répétition de Machin la Hernie
Texte de Sony Labou Tansi, mise en scène de Jean-Paul Delore
Avril 2016, Le Tarmac (Paris)
Réalisation de Julie Peghini et image d’Arnaud Alain

 

 

 

Réunissant Jean-Paul Delore, le metteur en scène de Machin la Hernie[1], et Nicolas Martin-Granel, l’éditeur scientifique du texte[2], cet entretien est issu d’une rencontre ayant eu lieu le 8 novembre 2018 dans le cadre du festival « Corpus Africana : danser et penser l’Afrique et ses diasporas »[3] organisé par le Centre chorégraphique James Carlès et le Consortium Erasmus Mundus EuroPhilosophie, le lendemain de la représentation de Machin la Hernie à La Fabrique sur le Campus de l’Université de Toulouse Jean Jaurès. Nous en proposons ici une version remaniée et amendée par les différents intervenants. Les questions ont été posées par Jean-Christophe Goddard, Julie Peghini, mais aussi certains membres de l’auditoire : nous avons pris le parti de les rendre anonymes[4].

 

Notre première série de questions concerne la genèse du projet, ta rencontre avec Dieudonné Niangouna sur le projet et ta rencontre avec le roman de Sony Labou Tansi, Machin la Hernie. Pourquoi choisir ce texte non-théâtral alors que Sony Labou Tansi est aussi un auteur de pièces de théâtre ?

Jean-Paul Delore. – Je crois qu’on va vers les textes et que les textes viennent vers vous aussi. Avec Dieudonné, nous avons travaillé ensemble pendant plusieurs années dans différents pays et, dans notre compagnonnage de travail, ce texte de Sony s’est imposé petit à petit comme un texte qui peut-être nous ressemblait, qui ressemblait à ce qu’on aimait entendre au théâtre. Ces monologues dont on ne sait plus s’ils sont intérieurs ou extérieurs, cette solitude… Ce sont des choses qui nous bouleversaient, Dieudonné et moi. L’œuvre de Sony Labou Tansi, je l’ai découverte grâce à Nicolas Martin-Granel vers le milieu des années 1990 et, d’emblée, c’est moins son théâtre que son écriture poétique qui m’a intrigué, ses romans aussi, et même ses interviews. J’ai retrouvé dans Machin la Hernie tout ce qui m’avait touché lors de ces premières lectures. Et puis il y a une dimension de Machin la Hernie qui rencontre notre envie de faire les malins sur le plateau. Si on fait ce métier, c’est aussi pour se montrer, et j’ai souvent pensé de Martillimi Lopez, le héros de Machin la Hernie, qu’il était une métaphore de l’acteur, aussi ridicule et pathétique que nous pouvons l’être parfois les uns et les autres, aussi impuissant, plein d’espoirs, avec ses démons, son envie de briller, de plaire à tout le monde, ses comportements de petit garçon… Bref, toutes ces choses… Enfin, il y a une chose qui est très forte dans Machin la Hernie et qu’on retrouve dans l’ensemble de l’œuvre de Sony pour ceux qui s’y attachent, c’est cette dimension orale-écrite qui incite à dire le texte à voix haute. Je ne ferai aucune théorie stupide sur l’oralité en expliquant que c’est parce que Sony est un auteur africain… Il n’est absolument pas question de cela. Cette sensibilité à l’oralité enfouie d’un texte écrit a d’ailleurs quelque chose d’extrêmement personnel. Elle dépend du rapport mystérieux que chacun entretient avec une œuvre. En tout cas, Dieudonné et moi avons été très vite happés par cette dimension-là, par l’envie de dire et par l’envie de la durée dans le dire. Au départ, notre objectif était de dire l’intégralité du texte : on s’entraînait à en dire des petits bouts et on s’était même dit qu’on le ferait tous les deux sur scène en se relayant. On s’est aperçus qu’il fallait dix heures pour dire l’intégralité du texte, et ça ne nous a pas du tout découragés ! Le problème, c’est qu’aucun théâtre n’en voulait, parce qu’on avait dit qu’on allait le jouer comme le livre. C’est très difficile de lire Machin la Hernie d’une traite. Quand vous le lisez, vous laissez tomber, vous y revenez, vous ne savez plus bien où vous en êtes, vous avez du mal à retrouver la page parce que vous avez l’impression que c’est toujours pareil… C’est d’ailleurs la beauté de ce texte : il avance en développant sans cesse des motifs récurrents, puis il y a quelque chose qui s’ajoute, puis une autre, puis une autre, et cela crée une transe verbale qui est sensible dès la lecture. Dieudonné et moi, c’est à cela qu’on voulait se confronter, à cette durée. On n’a pas trouvé le contexte qui permettait la production de cette forme de dix heures, dans laquelle les gens auraient pu sortir et revenir, comme dans un livre ouvert qu’on ne peut pas refermer. Comme l’a dit Sony : « Je vais écrire un livre qu’on pourra lire cinquante fois… »

Nicolas Martin-Granel. – Et il poursuit : « parce qu’il y a des imbéciles qui lisent les yeux fermés. »[5]

Jean-Paul Delore. – C’était donc cela, notre objectif initial. On a blagué avec ça, on s’est dit que l’acteur suivrait les spectateurs dans la rue si un spectateur en avait marre et voulait rentrer chez lui, qu’il continuerait à lui dire Machin la Hernie jusque dans sa voiture. On avait aussi imaginé de mettre des moniteurs partout, dans les théâtres, dans les bars, dans les toilettes, pour que Machin la Hernie déborde littéralement de l’espace scénique. Au bout du compte, je pense que, dans cette forme relativement conventionnelle d’une heure et demie à laquelle correspond finalement le spectacle, nous avons pu tout de même faire entrer cette idée de permanence de la parole et de débordement.

Ce qui est très frappant dans ta mise en scène, c’est l’immobilité et la concentration des moyens. Le parcours de Dieudonné est très chorégraphié, comme une transe : il passe progressivement d’un endroit à l’autre du plateau pour être finalement totalement fixe face au micro posé sur scène durant la troisième partie. C’est très fort pour le spectateur de faire une telle traversée, à la fois monstrueuse et humaine, dans cette immobilité.

Jean-Paul Delore. – La scène principale de Machin la Hernie, son paysage, c’est le corps, le corps de celui qui dit, le corps de Martillimi Lopez. Tout le reste, ce sont des moments où son corps est traversé par celui des autres. Et l’acteur est traversé par ces mots. Il est devenu assez clair au fil des répétitions qu’il ne s’agissait pas d’un conte, mais d’une histoire qui se raconte de l’intérieur et à l’intérieur de quelqu’un. On recourait parfois à des images empruntées à l’enfance. Vous savez : quand l’enfant joue très sérieusement à des jeux terribles avec un bout de bois, une épée, une voiture… À ce moment, l’adulte entre dans la pièce et l’enfant lui dit : « Toi, t’es mort ! » Et il est mort ! Lors des premières répétitions, Dieudonné marchait beaucoup : on s’est dit assez vite qu’on allait faire un spectacle de stand up ! On n’a rien contre, mais c’était aller à l’encontre de la parole de ce texte. On perdait le contrôle sur ce qui se disait. À un moment – nous n’avions pas encore fini le découpage qui s’est poursuivi pendant les répétitions –, j’ai demandé à Dieudonné de dire le texte très LEN-TE-MENT. Il a alors fallu cinq heures pour dire une vingtaine de pages. Cette démesure était nécessaire pour essayer de comprendre ce qui se passait. On s’est débarrassé des mouvements du début et cela a donné à Dieudonné cette rage qu’il a conservée dans la profération du texte. Ce travail fait en étirant le texte jusqu’à l’absurde a révélé des choses passionnantes et même assez drôles : on a découvert qu’il y avait beaucoup de « Ah » sans point d’exclamation. La diction très lente de Dieudonné mettait ces « Ah » en valeur en les faisant systématiquement suivre d’un long silence : on a conservé ces « Ah » suivis de silences qui donnent parfois l’impression d’une très grande cruauté. Cet homme paraît presque surpris des choses qu’il traverse ! On vient lui annoncer : « Votre femme s’est pendue. » Il répond : « Ah (Silence.) Pendue. » On entend sa sidération[6]. Ce processus d’expérimentation pendant les répétitions nous a conduits à la notion de permanence du geste. Dieudonné déconnecte et dissocie complètement le geste et la parole. Il commence à parler en agitant les mains et il continue ce geste alors qu’il n’est plus du tout en train de parler au même rythme. Ou bien il garde un geste pendant cinq ou sept minutes. Ce geste – tous les danseurs le savent bien mieux que nous, les comédiens – est né d’une impulsion presque logique et nécessaire, indispensable, mais Dieudonné le maintient alors que cette impulsion a disparu. La scène, c’est lui, c’est son corps. Et c’est pour cela que l’écran qui se trouve derrière lui montre essentiellement son visage qui bouge sans cesse, mais dont le spectateur ne perçoit pas forcément les nombreux mouvements. Car ce sont de tout petits mouvements, un œil qui se ferme, voilà tout… Ce portrait projeté sur l’écran est omniprésent et se transforme.

Machin la Hernie est un texte difficile à classer même s’il est identifié comme un roman sur le plan éditorial. C’est un texte-fleuve qui fait presque trois cent pages et que le spectacle découpe en trois parties visibles appelées « saisons » : la première correspond à l’exécution des opposants, la deuxième, plus ample, touche au sexe, et la dernière, complexe, concerne ce qu’on pourrait désigner comme le devenir prophétique de Machin la Hernie. Peux-tu revenir sur ce découpage ?

Jean-Paul Delore. – Le découpage a été un travail difficile. C’est moi seul qui l’ai fait. J’ai eu un peu peur au début, puis je me suis lancé. J’ai respecté la progression du livre lui-même tout en me demandant ce que j’avais envie de dire. Petit à petit se sont imposées des figures qu’on avait envie de faire revenir puisqu’elles reviennent déjà de manière entêtante dans le roman. Pour le début, j’ai pris les vingt premières lignes de L’État honteux : « Voici l’histoire de mon-colonel Martillimi Lopez fils de Maman nationale, venu au monde en se tenant la hernie, parti de ce monde toujours en se la tenant… »[7] Ces lignes ne sont pas dans Machin la Hernie. Il y a quelque chose de plus ordonné dans L’État honteux : c’est une façon de ne pas perdre plus encore nos pauvres oreilles de spectateurs… Pour revenir aux trois saisons qui composent le spectacle, j’ai du mal à les identifier par thèmes. Au départ, il y a une montée en puissance, quelque chose qui se sédimente de plus en plus, quelque chose de très agité mais aussi de très lent. Les phrases sont alors relativement ouvertes : c’est comme une sorte de rêve, rien n’est jamais fermé et il n’y a aucun point dans le texte de cette première partie. Vient ensuite la rencontre avec cette fille qui a été capturée. On annonce à Martillimi Lopez qu’on lui a coupé la langue et ça ne lui convient pas du tout[8]. C’est à partir de ce moment-là que Dieudonné essaie de se mettre dans la peau de ce monstre. Je trouve assez exceptionnelle la façon dont il s’y prend, ce plaisir qu’il a à défendre la position de Martillimi Lopez… Ça doit pourtant être assez douloureux car Martillimi Lopez est évidemment indéfendable… À la fin de la première partie, il dit : « Vous posez toutes les questions, je donne toutes les réponses ! »[9] Là, il sort, il se décompose, puis il revient et il fait tout, il fait le palais, les personnages et tout le reste, il travaille, il bosse, et ça se mélange avec le travail de l’acteur. C’est là où se vit la métaphore de l’acteur incarnée par Martillimi Lopez.

Cette deuxième partie est très organique. On sent le pire arriver, on sent même qu’il est déjà arrivé depuis longtemps…

Jean-Paul Delore. – On sent que ça ne va pas très bien, mais on continue de s’enfoncer et ça va très loin… À la fin de la deuxième partie, qui correspond au milieu du roman, Martillimi Lopez oblige tous les ambassadeurs et tous les ministres à bouffer des « tas de merde »[10] disposés un peu partout. Un point de non-retour a alors été franchi. Martillimi Lopez ne veut plus du pouvoir. Ce sont les autres qui lui demandent de rester. C’est un discours politique que l’on connaît bien : « Je ne voulais pas me représenter, mais on me l’a demandé et je ne pouvais pas le refuser à ceux qui m’ont demandé de le faire… » Ce qui est terrible ici, c’est la méchanceté, la dureté du regard de Sony, son absence de complaisance, lorsqu’il fait dire à Martillimi Lopez que ceux de sa tribu, de l’Église, du gouvernement, des ONG, etc., lui demandent de rester. Là, vraiment, c’est NO FUTURE, il n’y a plus d’espoir. Et c’est justement le moment où Dieudonné bouge le plus, où il se frappe, où il fait comme les mamans font parfois au pays ou comme font les gens quand ils se tapent contre le sol en disant « Non ! », quand ils enlèvent leurs pagnes et les étendent au sol sur le passage du Président[11]. Cette forme de soumission…

Nicolas Martin-Granel. – La « servitude volontaire… »[12]

Jean-Paul Delore. – Oui. C’est ça qui est violent à la fin de la deuxième partie du spectacle. C’est une partie qui est encore en mouvement, qui est même la partie la plus mobile du spectacle sur le plateau. Et puis vient la troisième partie.

Dans cette troisième partie, on entend une autre voix. On entend la voix de Sony dans celle de Martillimi Lopez, par exemple lorsque Martillimi dit : « Le monde va mourir, et tu le sais… »[13] Dans cette troisième partie, le thème du cosmocide est présent, et donc on y entend directement Sony.

Jean-Paul Delore. – La fin de la pièce est crépusculaire ! Tout paraît complètement foutu. Mais malgré tout – et ça, c’est dans le roman –, il y a un dernier sursaut. On lui enlève son pouvoir, mais on a l’impression que ce n’est plus du tout ça qui l’intéresse. Il est resté sept semaines dans le coma, et, à son réveil, on lui montre des photos de lui pendant son opération chirurgicale. Et là, il dit : « Mais c’est moi ça ? », « ce tas de viande c’est moi ? »[14]. C’est de ce mystère-là qu’il est question, quand je vous dis que le corps est au cœur de Machin la Hernie. Et puis la pièce et le roman se terminent par : « Prenez et mangez, ceci est Vauban ! »[15] Il faut aussi parler de Vauban dans Machin la Hernie. C’est un drôle de personnage. Vauban, c’est nous aussi, c’est en partie la France. Vauban, c’est le conseiller de Martillimi Lopez ; c’est aussi l’homme dont il se sert. Et il y a ce que Martillimi dit sur l’homosexualité de Vauban dans la deuxième partie…

Le « chemin du caca »[16]

Jean-Paul Delore. – Le chemin du caca… C’est très bizarre d’ailleurs, car c’est très homophobe, et pourtant, me semble-t-il, ce n’est pas de cela qu’il est question. Évidemment, c’est dit comme ça de façon extrêmement violente, de même que Martillimi Lopez peut parler à certains moments des femmes d’une façon extrêmement violente. Mais ce n’est pas de cela qu’il parle, c’est de l’humain, de la violence de l’humain[17]… J’en reviens toujours à mes histoires de démon des profondeurs. Toi, Nicolas, tu parlerais mieux de ça que moi. C’est un vaste sujet.

Nicolas Martin-Granel. – Oui, c’est un vaste sujet, cette question du sexe dans Machin la Hernie. Sony Labou Tansi a écrit une nouvelle qui s’appelle Tenue de ville exigée[18], dans laquelle, là aussi, le Président, le patron du pays, descend dans la boue, se retrouve dans une sorte de maison à l’atmosphère un peu sadienne, une « Maison des douleurs », où il se fait sodomiser par le Diable. Il existe un autre roman qui aborde cette question de la décadence impériale, celui du Camerounais Severin Cécile Abéga : Le Bourreau[19]. Un roman assez proche, dans cette thématique, de ce portrait un peu apocalyptique, non pas de la dictature, mais d’un état de société, d’une saison, une saison en enfer, une saison de parole. C’est sûr qu’il y a là, comme dans Machin la Hernie, des accents très nettement sadiens.

À l’occasion du bord de scène lors de la représentation de Machin la Hernie au Tarmac, Annie Le Brun te disait : « Pour atteindre ce rapport organique au langage, il faut que Sony Labou Tansi aille très loin dans la décomposition, qu’il aille très loin dans la boue pour en ressortir ce petit théâtre de langage »[20] qui semble être, d’après elle, la seule lumière du texte.

Jean-Paul Delore. – Et elle utilisait la métaphore de la forêt qui se régénère à partir de ce qui pourrit, de ce qui tombe au sol. Et ça, c’est juste. Sony écrit à partir de la pourriture.

Nicolas Martin-Granel. – Oui, et on peut élargir le propos à la phratrie des écrivains congolais. Les meilleurs livres parus dans cette phratrie portaient sur ce sujet. L’État honteux[21], la première version publiée de Machin la Hernie, est né, par exemple, d’un échange avec Le Pleurer-Rire d’Henri Lopes[22], que celui-ci avait donné à lire à Sony. Dans la dédicace de La Vie et demie[23], Sony écrit : « À Henri Lopes aussi puisque en fin de compte je n’ai écrit que son livre. » Ce qui m’avait frappé, moi, à la lecture du Pleurer-Rire, c’est comment on peut écrire une peinture du pouvoir avec une lucidité aussi vive… C’est une sorte d’autoportrait, au sens où un peintre fait son autoportrait. C’est une peinture quand même, en rouge et noir, très dure.

Dieudonné Niangouna aime à dire que la parole vient du ventre de la mère. Comment est-ce que tu comprends ça ?

Jean-Paul Delore. – Je ne peux pas répondre à sa place. Cela m’évoque, sans doute parce que je suis un peu obsédé par cela, une métaphore de l’acteur. Je pense qu’avec Dieudonné, on se rencontre à cet endroit-là. C’est un peu un lieu commun : il y a une sorte de naissance ou de renaissance à chaque fois qu’on est sur le plateau. Pour le meilleur ou pour le pire, à chaque fois qu’on monte sur scène, c’est une fois unique. On a envie d’en faire quelque chose d’unique. Et d’ailleurs, ça l’est.

Il y a aussi un affolement de la parole qui n’est plus contenue et qui ne trouve pas de destinataire ou d’adresse…

Jean-Paul Delore. – Ça, c’est sûr. C’est ce dont parle Martillimi Lopez quand il parle de sa « palilalie »[24]. La palilalie, ce n’est justement pas le bégaiement. Machin la Hernie, c’est une palilalie : c’est cette façon de redire un peu la même chose avec des variations minimes.

Nicolas Martin-Granel. – « Palilalie », c’est un terme technique de linguistique. On se demande d’ailleurs où Sony l’a trouvé. Peut-être en discutant avec ses collègues linguistes. La palilalie est une pathologie du langage qui consiste à répéter un ou plusieurs mots ou phrases.

Jean-Paul Delore. – Le mot lui a sans doute plu. Ce qui est fort dans le texte de Machin la Hernie, c’est son rapport à la musique. Avec sa poésie propre, il appelle un traitement musical particulier. C’est pour cela que l’on a tellement envie de dire les textes de Sony à voix haute.

Sony Labou Tansi n’est-il pas inspiré ici par le théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud ? Est-ce que, comme Artaud, il n’oppose pas à la voix ordonnatrice du théâtre classique le geste de la voix, le geste voix, la voix-chair ?

Nicolas Martin-Granel. – Oui, effectivement, Artaud est une de ses sources d’inspiration. Il l’a découvert assez tard, et c’est un des rares auteurs qu’il citait. Dans un brouillon d’un roman inédit, il cite par exemple Le Pèse-nerfs, alors que Sony cite rarement ses lectures.

Jean-Paul Delore. – Oui, ce qui rapproche le théâtre de Sony de celui d’Artaud, c’est cette façon physique de lire un texte à laquelle il incite. Votre corps va faire quelque chose de ce que vous font les mots. Pas seulement leur sens, mais aussi la façon dont ils sont agencés, découpés. Et vous allez peut-être avoir mal au dos au bout d’un moment : vous sentirez bien que pour arriver à lire ne serait-ce qu’une page, il faut être dans une position particulière. Il me semble que Machin la Hernie incite à quelque chose d’un peu courbé, ramassé, avec de temps en temps des éclats. Le travail de l’acteur réside dans cette appropriation, dans ce travail que fait le corps pour capter l’énergie qu’il y a dans tout le texte. C’est cela qui, effectivement, rapproche Sony de ce qu’a pu dire Antonin Artaud et de ce qui a pu se dire autour d’Antonin Artaud : le corps comme scène.

Nicolas Martin-Granel. – Il y a aussi dans Machin la Hernie ce thème récurrent du « caca »[25] qui fait penser à Artaud. Mais il y a encore autre chose qui me fait penser à Artaud. La difficulté qu’on rencontre avec Sony, comme avec Artaud, c’est celle du commentaire. Quel peut être le statut du commentaire ? Soit on se trouve submergé par le texte et on ne fait que citer – c’est ce que j’ai fait dans Rires noirs[26] et, d’une manière générale, c’est ce que j’ai fait dans mon travail éditorial en espérant trouver dans les manuscrits je ne sais quoi d’encore caché qui resterait à révéler –, soit on risque, en commentant, de forcer le trait, en raison de la position critique qu’on tente de faire valoir. On est de toutes façons loin d’avoir encore tout publié, on n’a pas encore tout lu, on est toujours immergé dans un flux de textes et on est un peu débordé. On se raccroche, comme on le fait aujourd’hui, à des citations ; on tourne autour et puis on essaie de rabouter. À propos du ventre, par exemple, il faut citer une note écrite sur un de ses agendas :

Mon écriture est une manière de se tenir le ventre avant la tête. Comprenez, merde, comprenez. Même si nous avons pris la honteuse manie de mettre la tête au-dessus du ventre, simplement parce que la tête est placée sur le ventre. Vous voyez la connerie. Quand même l’on sait que dans la pratique de l’existence c’est les couilles et le ventre qui bougent avant tout le reste du corps[27].

Commentaire ?

Jean-Paul Delore. – La difficulté de commenter Sony vient peut-être aussi du fait qu’il aime expliquer lui-même pourquoi il écrit. Il parle souvent de sa façon de travailler, et ses explications sont intimement liées à des fictions. Cela rend difficile de parler sur lui.

Nicolas, tu as préfacé[28] et édité Machin la Hernie dans un magnifique coffret aux éditions de la Revue Noire. Quel rôle a joué ce texte dans ta rencontre avec Sony Labou Tansi ?

Nicolas Martin-Granel. – J’ai découvert Sony grâce à une commande. On me demande de travailler à une anthologie de la littérature africaine dans les années 1980 centrée sur ce qu’on a appelé le « nouveau roman » africain. Je tombe alors sur La Vie et demie et sur L’État honteux, la version courte publiée au Seuil de Machin la Hernie, qui me frappe particulièrement. Je me demande : « Mais d’où vient ce truc ? » C’est un ovni, un truc, un machin. Et par la suite, je fais publier en livre de poche une petite anthologie presque sans aucun commentaire, Rires noirs, dans laquelle je fais seulement une longue introduction sur l’humour noir, cette capacité de rigoler ou de faire rigoler malgré le désespoir, d’écrire dans le désespoir, dans les situations de postindépendance ou postcoloniales des années 1980. C’est ensuite que j’ai eu la chance de rencontrer Sony Labou Tansi à Brazzaville. Il m’y a accordé un entretien, notamment sur la question du rire. La première phrase de Machin la Hernie, le spectacle de Jean-Paul Delore, c’est : « je vais vous raconter l’histoire de mon colonel Martillimi Lopez fils de maman nationale, vous allez rire, mais oui vous allez rire… » On n’a pas envie de rire tant que ça malgré tout. Il y a eu quelques rires dans le public lors de la représentation à laquelle j’ai assisté, mais c’est un rire qui vous rentre dans le ventre…

Jean-Paul Delore. – Ces rires, il te les donne, Sony, et il te les reprend. Dans Machin la Hernie, il y a effectivement des choses très drôles que chacun ressent un peu à sa façon. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a un aller-retour : Sony t’autorise à rigoler, voire t’y oblige, et juste après, il en ferme jusqu’à la possibilité.

Nicolas Martin-Granel. – Voici ce que dit Sony sur L’État honteux :

On a envie de raconter une expérience humaine, une expérience d’homme avec sa sensibilité, avec les mots qu’on connaît le mieux, avec les expériences qu’on a le plus goûtées. On ne peut pas percer la misère, c’est impossible, la misère n’est pas matérielle, elle peut être spirituelle, humaine, littéraire. On ne peut pas percer la misère et puis la misère ne fait pas partie de l’homme. Mais il y a la douleur. On est en face d’une douleur, d’une chose invivable. J’ai des images dans ma tête[29]. J’ai les images dans ma tête, il faut que j’arrive à les chasser de ma tête, parce que quand je les brandis, quand je vois un homme qui étrangle un autre homme, quand je vois un homme qui brandit un poignard couvert de sang pour dire qu’il est fier d’avoir tué, ce n’est pas la misère. Je ne sais comment qualifier ça, c’est une chose que je ne comprends pas. Je m’arrête. Je ne comprends plus rien. Je meurs. Comme je dois respirer, comme je dois continuer, je crois qu’il faut continuer, alors il faut prendre des médicaments, peut-être que mon médecin n’est pas bon, mais il faut prendre quelque chose, une petite potion. Le moment vital qui se traduit par une respiration, ce n’est pas rire qu’il faut dire, il faut dire respiration, si on ne respire pas de cette façon-là, de toute façon on se flingue, on s’arrête.

Dans L’État honteux, par exemple, j’ai voulu faire une loufoquerie, un rire grand comme ça, un rire de 140 pages, et même ce n’était pas un rire de 140 pages c’était un rire de 500 pages, et les éditions du Seuil m’ayant dit oh là là personne ne pourra lire, alors on est venu à 140 pages mais j’ai vraiment voulu faire un rire comme ça, un rire explosif. Quand on regarde la longueur des phrases, c’est un rire continu, ininterrompu parce que dès que tu arrêtes le rire, on a l’impression que les choses s’arrêtent, que tout s’arrête. Quand tu arrives en Suisse, et j’ai été en Suisse il n’y a pas très longtemps, qui est un pays propre, qui est un pays carré, qui est un pays complexe, heureusement d’ailleurs, tu as l’impression que quelque part tu es à Brazzaville dans cette dimension d’être toujours à une seconde de la panne. On a l’impression que le rire, que le grotesque, et tout ce qui arrive avec, va permettre aux choses d’avancer, de continuer, de dépasser la panne[30]

Et d’ailleurs il a écrit « La Panne-Dieu »[31]

Nicolas Martin-Granel. – Oui, et aussi « Le poète en panne »[32]. À ce moment-là, suite au traumatisme de mars 1977[33], il arrête d’écrire des poèmes et il se met à écrire des textes. Il faut savoir qu’il y a un avant-texte préalable à cette version un peu expurgée de Machin la Hernie que le Seuil accepte de publier à contrecœur. Et il faut savoir aussi que L’État honteux n’a pas été republié et est indisponible, que c’est un texte qui n’a pas été compris et qui a été descendu aussi bien par la critique africaine que par la critique française. Machin la hernie, c’est un titre que le Seuil avait refusé. Greta Antonioni Rodriguez et moi l’avons trouvé dans la correspondance et l’avons repris. Le tapuscrit qu’on a publié sous ce titre n’a pas grand-chose à voir avec ce que le Seuil a publié sous le titre L’État honteux. À ceux qui sont intéressés par une comparaison entre la version publiée au Seuil, L’État honteux, et la version Machin la Hernie publiée aux éditions de la Revue Noire, je recommande un numéro de la revue Genesis centré sur l’Afrique et la Caraïbe dans lequel on trouvera un très long article de Jean-Pierre Orban[34] comparant les deux versions. Je ne vais pas polémiquer autour de la question de savoir si L’État honteux est ou non une trahison de Machin la Hernie. Je pense que Sony a réécrit son texte plusieurs fois. Machin la Hernie, c’est un flux d’écriture continu. Est-ce que c’est un roman ? Un monologue intérieur ? Tout est mélangé, le style direct, le style indirect. Et Sony explique qu’il est au départ très inspiré par Mobutu, très inspiré par le discours de Mobutu à son peuple. Mobutu, comme Sony l’explique dans une lettre, c’est quelqu’un qui « prend le pays pour un coin de son sexe »[35]. C’est un résumé possible de Machin la Hernie, il est parti de là, ensuite il a mis beaucoup d’autres choses…

En fin de compte, c’est quoi, cette hernie ? Est-ce qu’il y a une réponse ? Est-ce qu’elle symbolise quelque chose ? On en parle tout le temps et, en même temps, on ne comprend pas vraiment ce que c’est. Et puis, étrangement, cette obsession de Martillimi pour sa hernie s’accompagne de la reconnaissance que de sa hernie ne sort que de l’eau pourrie.

Jean-Paul Delore. – Au départ, et à plusieurs reprises, on s’est posé la même question, puis on s’est habitué à ne pas pouvoir y répondre. Elle fait partie de notre paysage. Est-ce qu’il s’agit du sexe masculin ? Probablement, pas seulement. La hernie, c’est aussi une excroissance, ou une poussée des tissus, notamment intestinaux, mais ça peut aussi être la hernie d’une chambre à air ou je ne sais quoi… tout à coup il y a une excroissance, et voilà. De quoi est-elle le signe ? La métaphore ? Quant à l’eau pourrie, c’est vraiment très fort, ça. La hernie qui « n’a jamais sécrété que de l’eau pourrie »[36], est-ce que c’est l’impuissance, l’infertilité ? Peut-être. Mais c’est un homme qui le dit.

Cette hernie est une extension de lui-même. C’est comme la narration : tantôt elle est à l’intérieur de lui, tantôt à l’extérieur. C’est presque une hétérotopie, ça se balade, un peu comme une hernie d’ailleurs…

Nicolas Martin-Granel. – On pense à Ubu, le surmâle. Dans la version anglaise, on a traduit « hernie » par « testicule » ou « couille », mais je pense que c’est une erreur, car c’est plus large que ça. Le titre même est un piège. Même s’il utilise le terme « État », il s’agit en fait de « l’état » honteux au sens de la condition honteuse. La hernie, c’est l’hybris, l’exagération, et en même temps, évidemment, c’est une allégorie du sexe mâle, de la condition mâle, de la banalité du mâle. Machin la Hernie s’inscrit dans cette phase de l’écriture de Sony que j’appelle « le foutoir ». La phase suivante, je l’appelle « le boudoir ». Il y pratique une sorte d’autocastration de la condition mâle, va se réfugier dans le ventre féminin, et y gagne lui-même un côté féminin, voire féministe ou transgenre. Dans ses dernières pièces, il préconise que les personnages masculins soient joués par des femmes. Je vois dans Machin la Hernie un point de rupture, sans doute lié à ce traumatisme biographique qui le conduit à interroger la condition humaine, et ce que je trouve très fort, c’est l’analyse impitoyable qu’il fait des liens qui unissent le pouvoir mâle et la puissance sexuelle. Achille Mbembe a bien théorisé cela dans son livre sur la postcolonie[37].

Est-ce à dire que la hernie infertile désigne l’impuissance du souverain patriarcal postcolonial ? Est-ce que Martillimi Lopez n’est pas d’abord un homme qui se bat avec cette sorte de rôle de pouvoir absolu qui lui est accordé et qui, en même temps, le voue à l’impuissance ?

Nicolas Martin-Granel. – Le pouvoir absolu corrompt absolument. Je ne limiterais pas cela au pouvoir postcolonial, parce que cela me paraît tout à fait universel.

Jean-Paul Delore. – Nous sommes partis de ce constat-là. Il n’y a rien de spécialement africain chez Martillimi Lopez. Il est juste très proche de nous. Il a toutes les caractéristiques de l’homme masculin moderne : c’est un enfant qui pleure, c’est un insupportable, c’est une sorte de dictateur de lui-même. Ce qui est sûr, c’est que le pouvoir, visiblement, aiguise sa hernie, lui donne une puissance sexuelle particulière qui vient satisfaire sa boulimie de pouvoir, mais aussi de possession, et lui permet de répandre son eau, fût-elle pourrie. Ce qui est toutefois marrant, c’est qu’à chaque fois qu’il est en plein acte sexuel, on lui pique son pouvoir… Quand il va voir sa petite Française, il danse avec elle, du moins c’est comme ça qu’on l’a fait dans le spectacle, et il dit : « et maintenant ma fille, j’ai la vie en poupe »[38]. Elle lui répond : « oui mon colonel, gère-moi comme tu gères tes lèvres, d’accord mon colonel, fais-moi peur, disperse-moi, à vos ordres mon colonel… » Moi, je me suis arrêté sur le « disperse-moi », sur cet éclatement. Je trouve ça très beau et très ambiguë : il est difficile de répondre d’une façon claire à la question du rapport entre le pouvoir et le sexe.

Nicolas Martin-Granel. – Dans La Vie et demie, à chaque fois que le « Guide Providentiel » fait l’amour avec Chaïdana, la fille de son opposant politique, qu’il a tué, Martial, le fantôme de celui-ci se dresse et il perd tous ses moyens sexuels. On trouve au début du brouillon d’un roman commencé en 1983, Le Quatrième Côté du triangle[39], une formule qui, d’après moi, montre le basculement du côté femme, donc, en fait, du côté de la parole prophétique, du messianisme. Et là, il règle son compte aux hommes. Voilà comment Laïka, réconforte sa vieille amie Gracia, que Nogmédé vient de tromper avec une autre : « Tu sais, les hommes ! c’est comme les poulets : ça vous pisse dessus et ça s’en va… »[40] Et lorsque Gracia lui rétorque : « Il avait un peu de cœur pour moi », Laïka lui répond : « C’est toi qui le croyais, le cœur d’un homme est dans la flotte qu’il te jette, comme le cœur du ciel est dans la pluie. La flotte tu comprends, tous les hommes c’est d’abord et avant tout une manière de flotter. » « Il y a quand même des exceptions » proteste Gracia (qui deviendra la narratrice du cœur féminin dans Les Sept Solitudes de Lorsa Lopez[41]). « Ouvre les yeux Gracia », reprend Laïka, « parce que l’exception, c’est quand on ferme les yeux. L’exception c’est ce qu’on invente, ce que ton imagination de fille ajoute à la flotte. »

Mais une femme peut tout autant qu’un homme avoir une hernie. La véritable pathologie pour la hernie, c’est l’étranglement. Cet étranglement peut être aussi un équivalent de la puissance. Et l’étranglement peut conduire à la mort.

Nicolas Martin-Granel. – Pour moi, la hernie est aussi une représentation de la pathologie du langage qu’est la palilalie. La palilalie est un terme savant qui ne fait pas image, et c’est là toute l’ironie visuelle du texte de Machin la Hernie, qui gagne tellement en force au théâtre parce que le théâtre, lui, donne à voir la pathologie du langage et du pouvoir qui resterait autrement invisible. Elle est non seulement audible mais visible. Je pense aux refrains de certaines chansons populaires sur Mobutu, comme « Les couilles du léopard »[42], qui évoquent son cancer de la prostate. Alors la hernie, ça peut être la prostate de Martillimi Lopez, sa prostatation (« parce qu’il n’a jamais su dire le mot protestation »[43]). C’est une maladie du langage et une maladie du pouvoir, puisque tout ça est une affaire de parole.

 

Texte relu et amendé
par Jean-Paul Delore et Nicolas Martin-Granel.

 

 

Notes

[1] Machin la Hernie, texte de Sony Labou Tansi, mise en scène de Jean-Paul Delore, création en avril 2016 au Tarmac (Paris).

[2] Sony Labou Tansi, Machin la Hernie, Paris, Revue Noire Éditions, 2005.

[3] La captation de cette rencontre, réalisée par Emmanuel Manteau, est accessible en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=hikHBvUSIXM

[4] La transcription de l’entretien a été réalisée avec l’aide précieuse de Prune Pallardy.

[5] La citation exacte est : « Mon désir était d’écrire un livre qu’on pourrait relire cinquante fois dans l’espace d’une vie – parce qu’il y a chez nous des imbéciles qui lisent les yeux fermés. Déjà le titre lui-même est piège : L’État (condition) honteux. (21-03-79). » (Sony Labou Tansi, cité dans Nicolas Martin-Granel, « Sony Labou Tansi, afflux des écrits et flux de l’écriture », Continents manuscrits [en ligne], 1|2014, mis en ligne le 22 avril 2014).

[6] Voir Sony Labou Tansi, Machin la Hernie, op. cit., p. 52 : « En bras de chemises, les boutons inversés, les chaussettes à la main ah ah, Carvanso national vient lui dire que monsieur le président votre nouvelle épouse s’est pendue ah ah pendue ? Oui monsieur le président pendue, il dit que ma hernie est triste, et il pense comme c’était beau hier soir, c’était beau Carvenso, son corps question sans réponse, corps orageux, ouragan de formes, infini, ah, pendue mais comment pendue ? Un corps que j’ai sorti de la mort, je l’ai sorti des griffes de mes tirailleurs, et pendue mais comment pendue, mademoiselle tendre et fessue comme une déesse, construite comme un ange, ah comment pendue ? Je revois mademoiselle avec ses jambes bien calculées, ses hanches voulues et revoulues, ses seins comme des versions de soleil, ah, son haleine remplie de laitance, sa peau et il bondit de cette manière kaki pour retenir ma hernie qui qui qui, je me souviens, ma hernie aussi se souvient, mais comment pendue cette fille savoureuse, fille de mon souffle noué, fille de mes reins noués, à qui j’ai présenté le tranchant de ma hernie. Deux mois de deuil national sur toute l’étendue de ma palilalie ! »

[7] Sony Labou Tansi, L’État honteux, Paris, Seuil, 1981, p. 7. Sur le passage de L’État honteux à Machin la Hernie, voir Nicolas Martin-Granel, « La naissance d’un monstre. Pour renommer le roman préféré de Sony Labou Tansi », dans Sony Labou Tansi, Machin la Hernie, op. cit., 2005. On trouvera ce texte reproduit dans la revue thaêtre : https://www.thaetre.com/2020/12/08/la-naissance-dun-monstre/

[8] Ibid., p. 29-30 : « approchez-vous du micro, à genoux parce que vous allez demander pardon à la manière des ancêtres, pardon suivant la coutume : les bras croisés sur la poitrine, le front contre la terre, et je vous écoute ; parlez très haut pour permettre à la presse internationale de mes bourses qui a toujours déformé la vérité mais mon colonel national c’est impossible, la môme ne peut pas parler : on lui a coupé la langue […] ferme ta gueule Outranso, fermez-la tous, il entre dans une infernale colère, comme le 14 juillet dernier, quand les français ont fait la fête dans ma hernie, et qu’ils m’ont poussé à faire pendre l’ex mon camarade de lutte Armando Mundi, la même colère qu’un certain 11 novembre où l’ex-monsieur l’abbé Jaleho a dormi avec maman nationale pour ma honte, et Dieu de maman je ne comprends pas mon pays… »

[9] Ibid., p. 56.

[10] Ibid., p. 127 : « Vous avez laissé la merde m’envahir, et voici la réponse, il tire le rideau, on voit des tas de merde posés sur des plats peints aux couleurs de la nation, il leur montre les fourchettes, et où est le ministre de l’Énergie : commence ! et sous l’œil des fusils ils défilent pour se servir chacun à son tour, c’est un peu acide mais c’est bon, prenez mesdames prenez messieurs ceci est mon corps ceci est ma hernie… »

[11] Ibid., p. 108 : « pour la première fois que Dieu nous envoie un bon président, les églises sont bondées, et nous allons vers lui, en masse, les uns pour voir de plus près sa hernie nationale coupée de sucre et de piment, les autres pour admirer les léopardements de sa tenue trempée dans la boue de mon peuple, nous étendons les pagnes sur son chemin, nous étendons les palmes, nous l’inondons de fleurs et de chants, et les pauvres s’étendent sur le sol pour qu’il marche sur lui mais lève-toi mon peuple, on le lèche, on boit sa sueur et le jus de sa hernie, et lui dit que c’est beau comme un feu de camp, c’est beau comme le jour où maman s’était déchiré la braguette pour me sortir de ses entrailles… »

[12] Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, Paris, Mille et Une Nuits, 1997.

[13] Ibid., p. 281.

[14] Ibid., p. 287.

[15] Ibid., p. 291 : « – Ah bon… très bien… Et Vauban ?… En fuite ? Qu’on me l’attrape : j’ai faim. Puis vint ce jour honteux, matin de la nation, où il invita mon collègue et tous les européens de maman, il invita les chefs des ‘‘flamants’’, ah ce jour longtemps avant sa troisième mort, la vraie pas les fausses, longtemps avant la tentative des russes qui, en accord total avec les amérindiens, ont failli jeter le pouvoir dans les bras de ma tante nationale (c’est ainsi que j’appelle mon colonel Loufao qui a une voix de femme), il invita le pape et consorts, parce que ce jour vient de mes boyaux, il invita le diplomate en chef des Nations Unies, et ceux qui burent mangèrent et dansèrent toute la nuit, il les servait lui-même, avec ses mains de père, il les servait en murmurant cette chose qu’ils n’entendaient pas ou que certains entendaient sans comprendre : ‘‘Prenez et mangez, ceci est Vauban.’’ »

[16] Ibid., p. 111 : « alors il sort suivi de mon colonel peau de néant que j’aime appeler Vauban, mon pauvre Vauban à la braguette rouillée qui préfère les hommes aux femmes ah quel bordel : choisir le chemin du caca, jamais de ma hernie, parce que le caca c’est la honte de l’humanité… »

[17] Voir ibid., p. 132 : « Ah, c’est beau, c’est beau, comment tu ne peux pas savoir que le caca c’est le chemin de tous les hommes finalement, l’homme c’est du caca pur et simple… »

[18] Sony Labou Tansi, « Tenue de ville exigée », L’Autre Monde. Écrits inédits. Paris, Revue Noire Éditions, 1997, p. 94-101.

[19] Séverin Cécile Abega, Le Bourreau, Paris, Dapper, 2004.

[20] Annie Le Brun, « La figure du dictateur aujourd’hui : Sony rattrapé par l’actualité ? », rencontre avec Jean-Paul Delore, Annie Le Brun, Nicolas Martin-Granel et Dieudonné Niangouna animée par Bernard Magnier à l’issue d’une représentation de Machin la Hernie le 18 octobre 2017 au Tarmac (Paris). Notre transcription. La captation de cet entretien est accessible dans ce numéro https://www.thaetre.com/2020/12/08/sony-rattrape-par-lactualite/

[21] Sony Labou Tansi, L’État honteux, Paris, Seuil, 1981.

[22] Henri Lopes, Le Pleurer-Rire, Paris/Dakar, Paris, Présence africaine, [1982] 2003.

[23] Sony Labou Tansi, La Vie et demie, Paris, Seuil, 1979, p. 7.

[24] Sony Labou Tansi, Machin la Hernie, op. cit., p. 25, p. 32, p. 40, p. 48, p. 50, p. 52, p. 57, p. 58, p. 61, p. 63 et suiv.

[25] Ibid., p. 124 : « nous qui avons choisi le caca comme emblème ». Voir aussi p. 111, p. 113, p. 123, p. 126-127, p. 129, p. 131…

[26] Nicolas Martin-Granel, Rires noirs. Anthologie romancée de l’humour et du grotesque dans le roman africain, Paris, Éditions Sepia, 2016.

[27] Sony Labou Tansi, L’Autre Monde, op. cit., p. 77.

[28] Nicolas Martin-Granel, « La naissance d’un monstre », art. cité.

[29] Les images traumatiques auxquelles Sony Labou Tansi fait allusion sont celles des trois meurtres consécutifs de mars 1977 au Congo Brazzaville : celui du Président en exercice Marien Ngouabi le 18 mars, celui du Cardinal Émile Biayenda le 23 mars, un proche du Président, et celui de l’ancien Président Alphonse Massamba-Débat le 25 mars.

[30] Sony Labou Tansi, L’Autre Monde, op. cit., p. 145-147.

[31] Sony Labou Tansi, « La Panne-Dieu », Poèmes, édition critique et génétique de l’œuvre poétique coordonnée par Nicolas Martin-Granel et Claire Riffard, en collaboration avec Céline Gahungu, Paris, CNRS Éditions, coll. Planète Libre, 2015, p. 1002-1007.

[32] Sony Labou Tansi, « Le poète en panne », Poèmes, op. cit., p. 853.

[33] Voir note 29.

[34] Jean-Pierre Orban, « Interférences et création. La ‘‘dynamique auteur-éditeur’’ dans le processus de création chez Sony Labou Tansi à partir de la comparaison entre Machin la Hernie et L’État honteux », Genesis [en ligne], 33|2011, mis en ligne le 23 octobre 2013.

[35] Voir Sony Labou Tansi, « Lettre à Françoise Ligier (21 décembre 1973) », cité par Nicolas Martin-Granel, « La naissance d’un monstre », art. cité.

[36] Sony Labou Tansi, Machin la Hernie, op. cit., p. 113.

[37] Achille Mbembe, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000, voir le chapitre « Esthétique de la vulgarité », en partie consacré à une lecture de Sony Labou Tansi, p. 134-186.

[38] Sony Labou Tansi, Machin la Hernie, op. cit., p. 113.

[39] Sony Labou Tansi, Le Quatrième Côté du triangle, dans L’Autre monde, op. cit., p. 62 et suiv.

[40] Ibid., p. 64.

[41] Sony Labou Tansi, Les Sept Solitudes de Lorsa Lopez, Paris, Seuil, 1985.

[42] Traduction du lingala « kimbinda nkoi ». Il s’agit d’un atalaku, une sorte de refrain/cri-dédicace, qui accompagne le rythme du ndombolo, une danse dérivée de la rumba congolaise à la mode au début des années 1990, popularisée notamment par le chanteur Koffi Olomidé.

[43] Sony Labou Tansi, Machin la Hernie, op. cit., p. 278.

 

Pour citer ce document

Jean-Paul Delore et Nicolas Martin-Granel, « ‘‘Se prendre le ventre avant la tête’’ », entretien réalisé par Jean-Christophe Goddard et Julie Peghini, thaêtre [en ligne], Chantier #5 : Machin la Hernie : théâtre monstre (coord. Jean-Christophe Goddard et Julie Peghini), mis en ligne le 8 décembre 2020.

URL : https://www.thaetre.com/2020/12/08/se-prendre-le-ventre-avant-la-tete/

 

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« Se prendre le ventre avant la tête »

 

 

 

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