Subvertir le baroque, renverser l’institution

Entretien réalisé par Marine Roussillon

 

Oh Louis… de Robyn Orlin
Avec Benjamin Pech et Loris Barrucand
Création le 5 décembre 2017 au CNDC d’Angers
© Jérôme Séron

 

La chorégraphe Robyn Orlin est réputée pour ses spectacles engagés et provocateurs. Elle s’est pourtant à plusieurs reprises approprié le passé monarchique et baroque. En 2007, elle mettait en scène un opéra de Haendel – L’Allegro, il Penseroso ed il Moderato – à l’Opéra Garnier[1]. À l’occasion de ce spectacle, elle a interrogé l’actualité de la musique et de l’esthétique baroques :

il y avait quelque chose de l’ordre du remix, de la citation, du désordre dans cette esthétique baroque. […] Baroque et modernité, accord ou désaccord ? J’ai cherché à mieux cerner ce que représentait le baroque de mon point de vue, la façon dont il résonnait et ce qu’il pouvait encore signifier dans un monde marqué par les médias, les technologies, les échanges mondiaux, mais aussi et surtout par le pessimisme et la peur. Le divertissement, le caprice, la subversion, l’ivresse[2] ?

Après l’Opéra, le Louvre : en 2009, elle y crée une performance intitulée Babysitting Petit Louis et construite autour de la statue équestre de Louis XIV. Le spectacle, créé dans le cadre du Festival d’Automne à Paris[3], est la déclinaison française d’un projet déjà mis en œuvre à la Alte Nationalgalerie de Berlin et à la Johannesburg Art Galery. Il s’appuyait sur la rencontre entre danseurs professionnels et gardiens du musée (huit d’entre eux ayant été sélectionnés pour participer à la création) pour construire une appropriation originale des œuvres du musée. Organisé comme une déambulation, il commençait par une rencontre avec la statue de Louis XIV présente dans la cour Puget. L’un des gardiens prêtait sa voix à la statue, faisant pleurer le roi comme un bébé : « petit Louis », effrayé par le public ou par les fantômes du passé, est calmé et rassuré par ses « babysitters », les gardiens du musée. Le déplacement de la statue de Louis XIV vers les antiquités du Moyen Orient permettait ensuite d’interroger la construction coloniale du musée. À la fin du parcours, une fête réunissait les gardiens, les danseurs et les chanteurs qui échangeaient leurs costumes. Avec cette performance, Robyn Orlin utilisait déjà Louis XIV comme une figure (parmi d’autres) de notre rapport au passé, et s’appuyait sur une dégradation comique (le roi devenu petit enfant) pour produire de nouvelles appropriations du passé, plus libres et plus démocratiques.

En 2018, elle crée avec le danseur Benjamin Pech et le claveciniste Loris Barrucand un spectacle entièrement construit autour de ce personnage de Louis XIV : Oh Louis… We move from the ballroom to hell while we tell ourselves stories at night so that we can sleep[4] dans lequel elle confronte l’image du roi danseur – créateur de l’Académie royale de danse et de l’Académie royale de musique, ancêtre de l’Opéra – à celle, moins connue, du roi esclavagiste. C’est en effet sous Louis XIV que fut rédigé le Code noir, qui institutionnalise l’esclavage dans les colonies françaises.

Enfin, en 2018 toujours, elle chorégraphie deux opéras baroques : Pygmalion de Rameau et L’Amour et Psyché de Mondonville, un extrait de ballet héroïque créé pour la maîtresse de Louis XV[5]. La mise en scène actualise l’esthétique baroque par des procédés de montage : construction d’une image par la juxtaposition de fragments ; confrontation des corps sur scène à leur représentation dans la vidéo ; juxtaposition signifiante du chant et de la danse. Là encore, le recours au patrimoine baroque est l’occasion de travailler une esthétique du remix et de la citation, une esthétique polyphonique qui finit par interroger les rapports de pouvoir, non seulement dans la fable (avec le portrait de Pygmalion en chef d’atelier tyrannique et harceleur), mais aussi sur scène, entre chanteurs et danseurs notamment.

Dans cet entretien réalisé à l’occasion de la création de ces deux derniers spectacles[6], elle revient sur ces expériences pour mettre en lumière ce qui peut faire l’actualité du patrimoine baroque : parce qu’il occupe une place centrale dans la mythologie nationale, il permet de la bousculer pour faire émerger d’autres récits du passé ; parce qu’il est étroitement lié aux institutions que sont l’opéra ou la danse classique, il peut en interroger le fonctionnement ; parce qu’il représente le pouvoir, il est un objet privilégié pour le subvertir.

 

 

Babysitting Petit Louis
Création de Robyn Orlin pour le Musée du Louvre en 2009
© Philippe Lainé

 

Pourquoi vous êtes-vous intéressée à la musique baroque et à la figure de Louis XIV ? Y a-t-il une continuité dans la démarche qui vous a menée de L’Allegro de Haendel jusqu’à Oh Louis… ?

D’abord une précision : je suis née en Afrique du Sud, mais je vis en Europe depuis 17 ans. Je suis actuellement à Berlin. Et je crois que quand on vient d’ailleurs et qu’on vit dans un pays qui n’est pas le sien, il y a un moment où il est important de se saisir de ce pays-là et de faire des choses avec ce qu’est ce pays. Ça m’a pris beaucoup de temps. Je n’arrêtais pas de retourner en Afrique, et puis j’étais dans une forme de déni, je ne voulais pas m’adresser à l’Europe, me positionner par rapport à ce continent qui n’est pas le mien. Les choses ont commencé avec ce travail à l’Opéra. J’y ai vu la possibilité de faire quelque chose que je ne pouvais pas faire avec mes propres danseurs, mais que je pouvais faire avec les danseurs de l’Opéra. Ce commentaire sur l’Europe, sur son histoire, allait être pris en charge par des danseurs européens, pas par des danseurs africains. C’est important, parce qu’il y a souvent une forme de voyeurisme, que je qualifie de voyeurisme impérialiste, qui fait que les Européens ne se sentent pas visés quand un spectacle joué par d’autres leur dit : « Voyez ce que vous nous avez fait subir. » En particulier quand on parle de colonialisme : quand le discours est pris en charge par des danseurs africains, ça ne fonctionne pas. Ce passage à l’Opéra m’a donc donné l’occasion de travailler avec des danseurs européens, et de me positionner par rapport à l’histoire de l’Europe.

Mais ça ne s’est pas toujours bien passé avec les danseurs de l’Opéra…

Quand j’ai travaillé à l’Opéra de Paris, tout s’est bien passé jusqu’à ce que je comprenne que les danseurs étaient perdus, qu’ils ne comprenaient pas ce que je leur demandais et qu’ils étaient en colère[7]. Ils sont allés jusqu’à se mettre en grève pendant deux jours, ce que j’ai trouvé plutôt intéressant. Brigitte Lefèvre, qui était alors la directrice générale de l’Opéra, était extrêmement gênée. Elle est venue me voir en s’excusant, et puis elle a ajouté que j’avais donné aux danseurs trop de liberté. Trop de liberté… C’était très amusant. Finalement, ils sont revenus travailler et je leur ai dit : si vous ne voulez pas faire la troisième partie du spectacle, vous n’êtes pas obligés de la faire. La pièce, c’était L’Allegro de Haendel, qui évoque la ville et la campagne. La troisième partie montre comment on atteint l’harmonie quand les deux sont réunies. L’harmonie ? Pour moi, c’était hors de question. Cette harmonie, on ne l’a pas du tout aujourd’hui, il suffit de regarder autour de nous. J’ai donc commencé cette partie en prenant des images de catastrophes du début du XXe siècle. Je suis allée jusqu’au 11 septembre, qui pour moi était une très belle allégorie du mythe d’Icare au XXIe siècle : tous ces gens qui se jetaient dans le vide du sommet des tours jumelles, vers la mer… Les danseurs étaient très en colère. Ils m’accusaient de donner d’eux une image de racistes. Ce que les danseurs n’avaient pas compris, c’est qu’en Afrique du Sud, la danse classique, c’est la langue de l’oppresseur. Tout mon travail en Afrique du Sud visait à démystifier, à déconstruire la danse classique, pour cette raison-là. Le spectacle s’est fait malgré toutes ces discussions.

Mais alors pourquoi avez-vous sollicité un ancien danseur d’opéra, Benjamin Pech, pour incarner Louis XIV dans Oh Louis… ?

Une anecdote amusante : à l’issue de la troisième représentation du Haendel à l’Opéra, le régisseur est venu me voir et m’a dit : surtout ne quittez pas l’Opéra par la sortie des artistes, il y a un homme qui vous attend et qui menace de vous tuer ! C’est là que m’est venue cette idée de travailler sur Louis XIV. En France, vous avez une relation très particulière à votre histoire. C’est quelque chose de précieux pour vous. Vous n’avez pas un regard assez critique sur votre histoire. C’est comme ça que je suis passée de l’opéra à Louis XIV, et que j’ai choisi une étoile de l’Opéra de Paris qui a quitté l’Opéra – Benjamin Pech. Lui est vraiment passé par toutes les étapes de l’apprentissage de la danse « à la Louis XIV ». Il n’en savait pas autant sur Louis XIV que le claveciniste, Lorris Barrucand, qui a joué un rôle essentiel dans la construction du spectacle. Mais il connaissait ce passé-là par la danse.

Est-ce que vous pouvez nous en dire plus sur la genèse du spectacle ?

Vous avez une semaine devant vous ? Mon point de départ, c’était la figure de Louis XIV comme inventeur de la danse classique (même si ce n’est pas forcément exact historiquement, c’est un des éléments du mythe). Je n’avais pas prévu de m’intéresser au Code noir. Mais plus je faisais des recherches, plus il devenait évident que je ne pouvais pas ne pas en parler. Et puis des Français de droite m’ont expliqué que le Code noir était nécessaire, que c’était un moyen de protéger les esclaves. Et on s’est beaucoup disputés. Ce passé semble tellement occulté en France ! Vous savez, en Allemagne, les enfants de 12 ans sont confrontés à la figure de Hitler. Je ne dis pas que le système éducatif allemand est parfait, il y a beaucoup d’autres problèmes, et l’Allemagne ignore complètement sa propre histoire en Afrique, son passé colonial en Namibie ou ailleurs. Mais j’ai été vraiment choquée par la place du Code noir dans la mémoire française. En fait, c’est lié à la manière dont l’altérité est traitée aujourd’hui en France – même si le Code noir était fait pour les esclaves dans les colonies, et pas pour la France elle-même. C’est pour ça que j’ai choisi de mettre Louis XIV dans une situation inversée, de faire de lui un réfugié. Il a exploité tout l’or d’Afrique, il n’a rien laissé. Qu’arriverait-il si Louis XIV vivait aujourd’hui, et s’il devait rentrer en France ? Son passeport serait périmé, et il devrait rentrer avec les réfugiés.

Le spectacle repose sur deux personnages : Benjamin Pech, qui joue Louis XIV, et le claveciniste, Loris Barrucand. Quelle place faites-vous à la musique baroque ?

Je pensais important de travailler avec la musique de l’époque de Louis XIV. À la fin du spectacle, la dernière partie se passe sur une musique composée par un compositeur néerlandais contemporain, qui compose pour le clavecin[8]. Cela fonctionne très bien pour cette dernière partie. Dans l’ensemble, je voulais travailler avec cette « qualité baroque ». Mais je ne voulais pas que Benjamin danse sur cette musique baroque. Et Benjamin ne voulait pas non plus danser baroque. Il déteste la danse baroque. Et moi, j’adore la musique baroque, mais je trouve la danse baroque tout à fait inintéressante. Quand on travaillait sur le spectacle, j’ai fait venir des danseurs baroques, ce sont des gens très sympathiques et je respecte leur travail. Je respecte les gens qui sont engagés dans leur travail, qu’ils soient danseurs baroques ou pompiers ou présidents – même s’il y a des présidents que je ne respecte pas beaucoup. Mais ce qui a guidé le travail sur Oh Louis…, c’était de faire sortir Louis de son contexte, tout en évoquant ce contexte.

Ce spectacle sur Louis XIV, c’est aussi un spectacle sur les réfugiés. Quel lien faites-vous entre ce passé, qui semble très inactuel, et cette actualité brûlante de la crise de l’accueil ?

Je ne sais pas par où commencer ! C’est simple en fait. On ne peut pas regarder Louis XIV sans en même temps voir ce qui se passe aujourd’hui. L’histoire de Louis XIV, ce qu’il a créé dans la culture française, c’est lié à la manière dont cette culture française, dont la France en général traite les réfugiés. Il faut comprendre que la plupart des gens, quand ils arrivent dans un pays qui n’est pas le leur, ne veulent pas vraiment être là. Leur pays leur manque. Les odeurs leur manquent. Les gens ont toujours peur que les réfugiés viennent leur voler quelque chose. Mais quand les réfugiés arrivent, ils sont en état de choc, ils ont peur, ils sont déracinés. On entend beaucoup de discours : « il faut accueillir les réfugiés » ou alors « on ne peut pas accueillir tous les réfugiés »… mais personne ne donne la parole aux réfugiés. Et puis on oublie que la plupart des réfugiés qui viennent d’Afrique en France, viennent à cause de l’histoire de l’Afrique, de ce qui se passe aujourd’hui en Afrique et de la manière dont le « premier monde » a contribué à ce désastre et n’a jamais assumé la responsabilité de son histoire coloniale. D’un point de vue historique, Louis XIV a été un crétin prétentieux. Il a créé des choses formidables, des structures que les Français ont utilisées pour porter leurs idées, ou qu’ils ont renversées au moment de la Révolution, mais, pour moi, il est si prétentieux… Il n’a jamais fait preuve d’humanité. Quand il a commencé à vieillir, à ne plus pouvoir danser, il s’est tourné vers la religion. Mais il n’est pas pour autant devenu humain. L’idée d’Oh Louis…, c’est de donner à Louis XIV l’occasion de retrouver un peu d’humanité. Il accueille les réfugiés, il les aide, dans cet or qui représente la mer, et il les porte sur son trône, leur donne le trône, avant de se noyer en mer. C’est ça l’histoire, mon histoire. C’est un peu tiré par les cheveux ! Mais l’art, ça sert à ça. C’était important pour moi de parler de tout ça.

 

La noyade
Oh Louis… de Robyn Orlin
Avec Benjamin Pech et Loris Barrucand
Création le 5 décembre 2017 au CNDC d’Angers

 

Tout cela donne l’impression d’un spectacle très sombre. Il faut dire que c’est aussi un spectacle drôle. Est-il difficile de faire rire le public français avec cette figure de Louis XIV, qu’on n’a pas vraiment l’habitude d’envisager comme un personnage comique ?

Oui, absolument. Les critiques de danse étaient furieux : je n’avais pas du tout compris Louis XIV, comment avais-je pu oser[9] ?… Ça ne me pose pas de problème : les artistes sont là pour briser les idoles, pour poser des questions.

En France, on m’a souvent demandé : « Pourquoi êtes-vous tellement en colère contre la danse classique ? » Je ne suis pas en colère contre la danse classique, c’est très beau. J’adore regarder, compter les tours que les danseurs font sur eux-mêmes, admirer leur grâce et leur légèreté… Mais là d’où je viens, la danse classique, c’est la langue de l’oppresseur. Les Français doivent comprendre ça. Et je dois ajouter qu’en France, aujourd’hui, ce sont les compagnies de danse classique qui sont subventionnées. Les autres, qui pratiquent d’autres formes de danse, doivent se battre pour exister, leurs subventions ne cessent de diminuer.

Le spectacle est autant construit autour de Louis XIV qu’autour de Benjamin Pech. Est-ce un spectacle sur ce danseur, sur la danse en général ?

On a besoin de parler des danseurs : pourquoi ils dansent, comment ils dansent, les structures dans lesquelles ils dansent. La vie d’un danseur est très courte. C’est le corps qui commande. Dans le spectacle, on voit la radio de Benjamin : sa hanche a dû être remplacée par une prothèse, et c’est le résultat de toutes ces années de pratique de la danse classique. Et je suis sûre que les danseurs qui pratiquent la danse contemporaine ont aussi des problèmes de hanche, et d’autres problèmes physiques. C’est ça, la danse. C’est la discipline qui a le moins d’argent, qui est la moins respectée. C’est une discipline difficile. On ne parle pas assez de tout ça.

La danse n’est pas un art bourgeois. Les danseurs sont des travailleurs : ce ne sont pas forcément des bourgeois, qui peuvent se tourner vers papa et maman pour qu’ils leur trouvent un autre boulot une fois qu’ils ne sont plus capables de danser. Les danseurs de hip-hop en France, et en fait partout dans le monde, sont vraiment impressionnants. Ils savent vendre ce qu’ils font, ils savent travailler avec sérieux, ils ont été capables d’inventer des structures pour aider les plus jeunes. C’est un type de danse où les gens travaillent de manière bien plus complète, englobante. Et ce sont des survivants. On ne voit pas du tout la même chose dans le monde de la danse classique et contemporaine : on attend qu’on nous soutienne. Dans la danse contemporaine, on n’est pas du tout soutenus. Le ballet l’est bien davantage.

La place donnée à Benjamin Pech, à sa fragilité, finit par rendre Louis XIV assez sympathique. Cette complicité avec le roi, est-ce un piège tendu au spectateur, qui serait ainsi mis face à sa propre responsabilité dans l’histoire coloniale ? N’est-ce pas aussi un piège pour le spectacle, qui risque d’y perdre de sa force subversive ?

C’est vrai que ça peut être un piège. Mais je pense qu’à la fin, ça n’est plus un piège. Benjamin arrive et il danse ce satané Lac des cygnes. Si le public trouve ça beau, il y a un problème avec le public. Et Loris vomit dans la mer ! Peut-être que c’est un peu facile. Mais il fallait que je trouve un moyen de retourner le public. Après, retourner le public, c’est quelque chose de très difficile à faire. Je ne suis pas vraiment sûre d’y être arrivée, parce que c’est vrai que j’ai adopté une solution un peu facile.

 

Le Lac des cygnes
Oh Louis… de Robyn Orlin
Avec Benjamin Pech et Loris Barrucand
Création le 5 décembre 2017 au CNDC d’Angers

 

Quand on engage un débat – ce que je fais dans mes spectacles –, je crois que c’est vraiment important d’avoir le public avec soi, de garder le lien avec le public. Parfois, le public est trop avec moi et je n’arrive pas à introduire une distance. Là, je crois que j’ai introduit cette distance, avec cet homme en tutu qui danse Le Lac des cygnes. Et puis on ne joue jamais Le Lac des cygnes au clavecin, il y a une forme de discordance. Je veux garder le contact avec le public, mais je ne veux pas l’aliéner. J’ai envie que les spectateurs réfléchissent, une fois rentrés chez eux.

Après Oh Louis…, vous avez été sollicitée pour mettre en scène Pygmalion et Amour et Psyché à l’Opéra de Dijon, avec Emmanuelle Haïm et son ensemble « Le Concert d’Astrée ». Comment avez-vous vécu ce retour à une forme très institutionnelle ? N’est-ce pas en contradiction avec ce que vous avez voulu faire dans Oh Louis… ?

Il y a eu beaucoup de problèmes avec ce spectacle. D’abord, j’ai été très choquée quand j’ai découvert que plus de la moitié des spectateurs ne voyaient pas la scène en entier. On m’a répondu : « C’est pour ça qu’ils paient moins cher » ! Et puis les danseurs ont été payés bien moins que les chanteurs d’opéra, les solistes. J’avais pourtant proposé de travailler avec des danseurs moins nombreux pour qu’ils puissent être mieux payés. Mais, au dernier moment, ça n’a pas fonctionné, alors qu’on m’avait dit oui. Ça montre bien comment la danse est considérée. Et puis je voulais travailler avec des chanteurs africains. On m’a expliqué qu’il fallait d’abord que les chanteurs africains se forment ! Ça m’a paru incroyable. Il y a des tas de très très bons chanteurs d’opéra africains ou afro-américains, tout à fait capables de chanter de la musique baroque.

Quelle relation entretenez-vous avec la musique baroque, avec le livret de l’opéra, avec ce patrimoine ?

Je ne suis pas esclave de la musique. J’aime la musique baroque, je la trouve funky, mais j’aime m’en éloigner aussi. Je ne viens pas à l’opéra par la musique. Je viens à l’opéra, à la danse, par un chemin tout à fait différent : je ressens le besoin de dire quelque chose, je cherche un moyen de le dire, et souvent je dois aller contre la musique. C’était un peu la même chose avec Pygmalion. Je me suis beaucoup battue avec cette production : Pygmalion est beau, il veut être aimé, mais, pour moi, c’est une espèce de Harvey Weinstein. Du coup, le chanteur (Reinoud van Mechelen) était mécontent, parce que ce que je lui demandais n’était pas dans le livret. Mais je me fous du livret ! C’était vraiment intéressant de voir la différence entre la réaction de ce chanteur, qui est vraiment un type sympathique, intelligent, mais chez qui je pouvais sentir tout le poids de la formation du chanteur d’opéra, et celle, par exemple, de la chanteuse qui joue la Statue (Magali Léger), qui est une femme de couleur, et qui s’est montrée capable d’une relation beaucoup plus inventive à l’opéra d’origine. Mes danseuses et mes danseurs se sont aussi beaucoup opposés à Pygmalion. Ils étaient en colère parce qu’ils étaient quasiment les seules personnes de couleur de la production, et leurs rôles faisaient qu’ils étaient au service de Pygmalion. C’est pour ça qu’ils le font boire à la fin : pour le rabaisser. À vrai dire, Pygmalion est une pièce extrêmement compliquée. Je n’ai jamais vu un bon Pygmalion. Je ne suis pas sûre moi-même d’avoir fait un bon Pygmalion. C’est un opéra très difficile. Amour et Psyché est bien plus facile.

 

L’Amour et Psyché
Mise en scène et chorégraphie de Robyn Orlin
Direction musicale d’Emmanuelle Haïm
Création à l’Opéra de Dijon le 23 mai 2018

 

Si les relations avec l’opéra comme institution sont si tendues, pourquoi continuer à travailler avec l’opéra ? Quel intérêt y trouvez-vous ?

Je travaille souvent avec des structures plus petites. Mais travailler avec l’opéra, c’est une occasion pour moi de renverser l’institution, de la subvertir. Et puis on est beaucoup mieux payés ! Mais vous aurez remarqué qu’on ne me propose pas beaucoup d’opéras. Je n’ai pas de subventions. Je travaille par projet. En ce moment, je crée un spectacle pour enfants à Roubaix[10]. C’est important pour moi de travailler aussi sur ce genre de spectacles. C’est là que le changement peut arriver. De Dijon à Roubaix… : ça pourrait être le titre de mon prochain spectacle ! C’est intéressant de travailler avec le monde de l’opéra pour comprendre comment ça fonctionne. Par exemple, la rémunération des chanteurs – pas les chœurs, mais les solistes – est complétée par une somme forfaitaire, censée servir à payer leur transport jusqu’à l’opéra et ce genre de choses, ce qui leur permet, s’ils savent se débrouiller, de dégager un peu plus d’argent que les danseurs. Vous qui êtes universitaires, vous devriez faire des recherches sur tout ça. C’est vraiment intéressant de voir que ces structures qui datent du temps de Louis XIV fonctionnent encore. J’ai regardé récemment un documentaire sur l’école de danse de l’Opéra de Paris. C’est terrifiant ! Il n’y a pas de gens de couleur, ou pas assez, dans cette école. Pourquoi la diversité qu’on voit dans la rue à Paris n’est pas représentée dans cette école ? Quand on va à l’Opéra de Paris, les seules personnes de couleur qu’on croise appartiennent au personnel d’entretien ! C’est quand même incroyable. Si je pouvais, je ferais un spectacle là-dessus. Mais je crains qu’on ne me laisse pas faire.

Une dernière petite anecdote. Après L’Allegro à l’Opéra de Paris, on m’a demandé de faire Porgy and Bess à l’Opéra Comique[11]. On m’a dit que je ne pouvais pas travailler avec des chanteurs africains, mais avec des chanteurs afro-américains. C’était formidable, parce qu’il y a des tas de chanteurs afro-américains qui ont un talent incroyable. Sauf que ces chanteurs et ces chanteuses ne chantent que dans Porgy and Bess ! Ils n’ont jamais l’occasion de chanter dans un autre opéra. J’ai voulu raconter cette histoire différemment. J’ai cherché Porgy and Bess en Afrique du Sud. J’ai tourné beaucoup d’images à Johannesburg, dans un township, et j’ai travaillé avec les chanteurs pour qu’ils racontent l’histoire de ce qu’on voyait à l’écran. Et les chanteurs afro-américains étaient vraiment perdus, et paniqués. Il faut dire qu’ils n’avaient rien pour se cacher : pas de décor – juste une très grande table et quatorze chaises –, pas d’accessoires, pas de costumes non plus. Ils ne racontaient pas l’histoire de la ségrégation dans les années 1930 aux États-Unis, le Porgy and Bess « historique ». Ce qui m’a surprise dans la réaction des chanteurs afro-américains, c’était de voir à quel point ils avaient intégré le système, et n’étaient pas capables d’adopter une nouvelle manière de travailler. Quand j’ai dit à la chanteuse de s’adresser à la caméra, elle m’a demandé : « Et qu’est-ce qu’on fait si la caméra ne fonctionne pas ? » Eux qui rêvaient de chanter autre chose que Porgy and Bess, n’étaient pas du tout prêts à travailler sur Porgy and Bess de manière différente. Rien n’est simple dans la vie !

 

 

Entretien réalisé le 1er février 2019
à l’Université d’Artois (Arras)

Texte traduit par Pascale Fougère

 

 

Notes

[1] L’Allegro, il Penseroso ed il Moderato de G. F. Haendel, chœur et orchestre des Arts Florissants, direction musicale de William Christie, mise en scène et chorégraphie de Robyn Orlin, costumes d’Olivier Bériot, création à l’Opéra national de Paris, Palais Garnier, en 2007.

[2] Robyn Orlin, « Par delà les frontières… », Le Journal des Arts florissants, n° 17, mai-août 2007, p. 5-6.

[3] Babysitting Petit Louis, création de Robyn Orlin pour le Musée du Louvre en 2009, co-production du Musée du Louvre et du Festival d’Automne à Paris, en compagnie de l’Adami. Mise en scène : Robyn Orlin, collaboration artistique : Émile Soulier ; vidéo : Philippe Lainé ; costumes : Olivier Bériot. Avec Gérard Bester, comédien ; Bérengère Bodin, Latifa Laâbissi, Nhlanhla Moses Mahlangu, danseur·ses ; Chaucey Packer, chanteur lyrique, et des agents de l’équipe de surveillance du Musée du Louvre : Olivier Beaussart, Henri Gwodog Biyong, Fatima Hemdane, Vanessa Michaut Valora, Raphaëlle Selles, Denis Toulmé, Frédéric Wor, Alain Moguerou. Le programme de salle est disponible en ligne sur le site du Festival d’Automne.

[4] Oh Louis… We move from the ballroom to hell while we have to tell ourselves stories at night so that we can sleep…, un projet de Robyn Orlin avec le danseur Benjamin Pech et le claveciniste Loris Barrucand, création le 5 décembre 2017 au CNDC (Centre National de Danse Contemporaine) d’Angers. Sur ce spectacle, voir Marine Roussillon, « Corps du roi, corps sauvages », publié dans ce chantier.

[5] Pygmalion / L’Amour et Psyché, direction musicale d’Emmanuelle Haïm, mise en scène et chorégraphie de Robyn Orlin, création à l’Opéra de Dijon le 23 mai 2018. Avec Reinoud Van Mechelen (Pygmalion), Samantha Louis-Jean (Céphise / Vénus), Armelle Khourdoïan (L’Amour/ Amour), Magali Léger (La Statue / Psyché), Victor Sicard (Tisiphone) et les danseurs et danseuses : Enrico Wey, Wanjiru Kamuyu, Fana Tshabalala, Albert Khoza et Oupa Sibeko.

[6] Entretien réalisé le 1er février 2019 à Arras, dans le cadre de la journée d’études « Les divertissements de cour sur la scène contemporaine », organisée par Marine Roussillon et P. Dechaufour et financée par la MESHS Lille Nord de France.

[7] Le documentaire Robyn Orlin, de Johannesburg au Palais Garnier de Philippe Lainé et Stéphane Magnant (Arte France, Zadig Production, 2008) retrace la création de cet opéra. Un extrait est accessible en ligne sur le site Numeridanse.

[8] Il s’agit de « Overture for Orpheus » de Louis Andriessen.

[9] Ariane Bavelier, dans Le Figaro, accuse en effet le spectacle de tenir un « propos caricatural » (« Oh Louis…, sa Majesté Benjamin Pech », Le Figaro, 15 décembre 2017). Augustin Guillot, dans Libération, reproche au spectacle la lourdeur de son discours politique mais souligne la séduction exercée par le Roi Soleil transformé en « icône queer » (« “Oh Louis…”, le roi se meut », Libération, 14 octobre 2017) . De la même manière, Emmanuelle Bouchez, dans Télérama, critique le message politique d’une pièce qui « peine à mélanger le Roi Soleil et les migrants », mais insiste sur le plaisir provoqué par le jeu de Benjamin Pech (« “We move from ballroom…” : Robyn Orlin peine à mélanger le roi Soleil et les migrants », Télérama, 15 février 2018).

[10] In order to be them we must be us…, chorégraphie de Robyn Orlin, interprétation de Jihyé Jung et Wanjiru Kamuyu, spectacle créé au Gymnase CDCN Roubaix – Hauts de France le 4 février 2019 dans le cadre du programme Twice Robyn Orlin + Emmanuel Eggermont.

[11] Porgy and Bess de George Gershwin, DuBose Heyward, Dorothy Heyward et Ira Gershwin, direction musicale de Wayne Marshall, mise en scène de Robyn Orlin, création en 2008 à l’Opéra Comique.

 

Pour citer ce document

Robyn Orlin, « Subvertir le baroque, renverser l’institution », entretien réalisé par Marine Roussillon, thaêtre [en ligne], Chantier #5 : Baroque is Burning ! (coord. Marine Roussillon et Pénélope Dechaufour), mis en ligne le 7 janvier 2022.

URL : https://www.thaetre.com/2022/01/07/subvertir-le-baroque-renverser-linstitution/

 

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Subvertir le baroque, renverser l’institution

 

 

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