Ce que le document fait à l’acteurrice

Loup Balthazar


 

Brazza – Ouidah – Saint-Denis
Mise en scène d’Alice Carré
Création le 18 novembre 2021 au Collectif 12 de Mantes La Jolie
Dans cette scène, Mélika (Kaïnana Ramadani) retrouve sa tante (Loup Balthazar) qui lui montre des archives du procès de son père,
tirailleur sénégalais accusé de rébellion après le massacre de Thiaroye.
© Jérémie Levy

 

Après des études littéraires, Loup Balthazar est entrée à l’École Claude Mathieu puis au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique en 2011. Elle y a notamment travaillé avec Christophe Patty, Hans-Peter Cloos, Éric Forestier et Jean-Damien Barbin. Elle a également étudié pendant un an le théâtre traditionnel chinois à l’Académie Nationale de l’Opéra de Pékin où elle a joué dans Adieu ma concubine, mis en scène par Huang Xin Yang. Au théâtre, elle a travaillé sous la direction de Georges Lavaudant, Mylène Bonnet, Estelle Clareton, Benoît Giros, Vincent Poirier, Isabelle Quantin, May Bouhada et Julien Gaspar-Oliveri. Elle a adapté et mis en scène Scrooge (2017) d’après Un conte de Noël de Charles Dickens, et Après le déluge (2018) d’après Maintenant ou jamais de Primo Levi.

À partir de juillet 2019, Loup Balthazar a repris la partition d’Elissa Alloula dans Et le cœur fume encore, deuxième volet de la trilogie « Écrire en pays dominé » conçue par Margaux Eskenazi et Alice Carré[1]. Exploration des mémoires de la guerre d’Algérie, Et le cœur fume encore a été construit à partir d’investigations auprès d’historiens et d’associations, de la lecture de poètes et d’intellectuel·les (Kateb Yacine, Assia Djebar, Édouard Glissant, Jérôme Lindon) et de témoignages recueillis auprès des familles et proches de l’équipe de création. Le spectacle fait cohabiter des catégories mémorielles diverses à travers sept parcours de personnages : deux militants du FLN sections française et algérienne, un harki, une militante parisienne anticolonialiste, une pied-noir, un appelé du contingent et un militaire de métier. En 2021, Loup Balthazar a poursuivi son travail autour des amnésies coloniales avec Alice Carré en participant à la création de Brazza – Ouidah – Saint-Denis[2], qui revient sur l’histoire des tirailleurs dits « sénégalais ». Le texte a été écrit à partir de matériaux d’archives (des lettres, demandes de pensions, fiches signalétiques de soldats consignés au Foyer des anciens combattants de Bacongo à Brazzaville notamment), ainsi que de témoignages de deux anciens combattants congolais et de leurs descendant·es rencontré·es en 2016. Le spectacle déploie une double enquête, celle d’une jeune Française (figure gémellaire de l’autrice-metteuse en scène) partie faire des recherches à Brazzaville sur les anciens combattants issus des colonies, et celle de Melika (inspirée par l’histoire de la comédienne Armelle Abibou qui joue dans la trilogie « Écrire en pays dominé »), Française d’origine togolaise qui découvre l’histoire de son grand-père engagé volontaire aux côtés de la France en 1939-1945.

L’entretien a été réalisé à la MAC de Créteil le 12 février 2022,
relu et amendé par Loup Balthazar.

 

Document = réel = politique

Je n’ai pas directement rencontré la question du document dans ma formation théâtrale. Mais j’ai toujours eu un rapport au document, au sens large, c’est-à-dire que je lis énormément et que j’ai toujours cherché la théâtralité dans tout ce que je lisais. Ma famille ne considérant pas que devenir comédienne était un métier, j’ai fait des études littéraires, en classes préparatoires à Fénelon puis à la Sorbonne. Au début, il y avait deux espaces parallèles pour moi : le théâtre avec des textes plutôt classiques, et l’espace de la recherche en classes préparatoires puis à l’université. Je passais tout mon temps libre à inventer des formes avec des amis, à partir d’un poème ou d’un film qui nous avait plu. À l’école Claude Matthieu puis au Conservatoire, je n’ai pas du tout fait de travail documentaire, mais j’ai travaillé sur des poèmes et sur Dante. Tu cites Vitez et le document comme « utopie de l’acteur », mais c’est fini, ce temps-là, parce qu’on est politiquement aseptisé ! Le document renvoie au réel et donc au politique, et donc à un point de vue. Il y a peu de place pour cela aujourd’hui dans le théâtre institutionnel subventionné.

« Je ne peux pas ne pas » : le travail du document comme travail sur soi

Margaux Eskenazi cherchait une personne d’origine algérienne pour une reprise de rôle dans Et le cœur fume encore. Si, dans le dossier de production, mon nom de naissance, Louiza Bentoumi, est mis entre parenthèses à côté de celui que je me suis choisi, Loup Balthazar, c’est aussi que cela atteste l’un de ses partis pris : Margaux travaille avec des personnes directement concernées. Pendant la création du spectacle, elle avait demandé aux acteurs d’enquêter dans leurs familles ; ils ont chacun fait tout un chemin. À l’époque où j’ai rencontré Margaux, c’était compliqué pour moi d’être algérienne, j’avais du mal à saisir mon histoire en dehors du pays, à me comprendre comme identité plurielle, et à assumer mes choix personnels et professionnels. Lorsqu’elle m’a proposé de travailler sur l’Algérie, j’ai d’abord été un peu méfiante parce que des pièces sur l’Algérie complètement racistes ou alors pleines de bons sentiments insupportables, j’en ai déjà vu et j’ai toujours refusé ce type de travail ! Mais quand j’ai lu le texte de Margaux et d’Alice, j’ai pleuré. Quand j’ai découvert ce texte, je me suis dit : ce n’est pas possible, je ne peux pas jouer ça, c’est trop. Et dans le même temps, je me suis dit : ce n’est pas possible, je ne peux pas ne pas jouer ça.

Mais avant de pouvoir jouer ce texte, j’ai beaucoup, beaucoup pleuré. Lorsque j’ai lu ce passage « ma fille, ma fille, bonjour ma fille… » [il s’agit d’un père algérien que sa fille vient interviewer sur son passé], c’est incroyable ce que j’ai pleuré… Et tous les soirs sur scène, c’est la part lumineuse de mon père que je joue à travers le personnage de Brahim. Cela a donc été un grand vertige de faire ce spectacle, et pour le coup, je m’en suis emparé « à bras le corps », c’est-à-dire que j’ai lu toute la bibliographie et que j’ai fait des recherches, même si le texte était déjà écrit. Le texte a été réécrit à partir du témoignage du père d’Élissa Alloula, qui a créé le rôle (et c’est une autre personne qui a dit ce texte pour l’enregistrement qu’on entend au début de la scène).

En reprenant ce rôle, je me suis réapproprié mon histoire. Notre histoire. La vie m’a fait le cadeau d’enfin devenir algérienne mais de manière complètement autonome. Par ma famille, rien ne m’avait été transmis sur cette histoire. Avant, je n’arrivais pas à être héritière de l’histoire de l’Algérie. J’ai fait un chemin grâce au spectacle, à travers toutes les lectures réalisées et grâce à la liberté que m’ont laissée Alice et Margaux de modifier les choses pour me les approprier. J’ai rajouté, par exemple, la participation des Kabyles et des Chaouis, les peuples berbères qui ont beaucoup participé à la révolution et qui ont ensuite été mis sur la touche. J’ai pu ajouter ces choses qui me semblaient manquantes et faire des modifications qui correspondaient à ma vision. […]

Quand tu vas chercher dans les archives et dans la grande histoire, cela t’oblige à faire une révolution intime, et c’est parfois violent. Il y a forcément un mouvement réflexif. En fait, c’est à la fois personnel, thérapeutique et politique. J’ai toujours un peu culpabilisé de faire du théâtre parce que je me dis qu’il y a besoin de moi ailleurs, et donc pouvoir faire se rencontrer le théâtre et le militantisme est très important aussi pour moi.

Réparer, transmettre

Brazza – Ouidah – Saint-Denis ne vient pas me chercher à l’endroit de ma famille comme Et le cœur fume encore, mais il y a une histoire commune entre l’Algérie et le Congo, et donc beaucoup d’échos. Mon empathie est décuplée avec le travail sur le réel et cela me demande une sorte de purge émotionnelle : beaucoup pleurer, beaucoup incarner, convoquer toutes ces personnes, et puis enfin trouver le positionnement juste pour pouvoir soigner les âmes. Le théâtre a un pouvoir guérisseur pour moi : faire un travail de mémoire, raconter et rejouer ce qui s’est passé devant d’autres, trouver un apaisement émotionnel, trouver des solutions par rapport à l’innommable, c’est une forme de soin. […]

Assia Djebar[3], que je joue à la fin du spectacle, dit qu’elle écrit pour rendre leur lumière aux morts qui sont partis trop tôt. Ceux qui ont été fauchés d’un coup. Ces âmes qui ne partent pas tranquilles, qui n’ont pas eu droit aux rites. À chaque fois que je joue ces deux spectacles, j’ouvre un cercle avant et je le ferme après : c’est un rituel pour appeler ceux qui sont embourbés, qui ont besoin de passer, qui ont besoin d’entendre une justice, une réhabilitation. C’est mon travail sur l’invisible et ensuite, sur le visible, j’essaye de faire en sorte que les personnes qui viennent voir les spectacles puissent repartir avec un espoir et du désir, et avec plus de connaissances. J’essaye de passer le flambeau.

Actrice-dramaturge

Pour Brazza – Ouidah – Saint-Denis, on a énormément lu, on a vu énormément d’images, d’archives, on a travaillé avec des historiens également. On a mené ce travail mémoriel. Alice a écrit une fiction. Mais au plateau, on a travaillé à la fois à partir de la proposition textuelle d’Alice et avec les archives. Pour la scène du procès d’Antoine [tirailleur sénégalais accusé de rébellion après le massacre de Thiaroye] par exemple, Alice avait écrit une première version à partir d’un compte-rendu d’époque qui rapporte les paroles de l’accusé mais on avait aussi le document avec nous en répétition : comment faire pour récréer un dialogue à partir de ce compte-rendu ? Comment imaginer ce qui s’est passé ? Comment faire pour que ce pavé d’archives ne soit pas indigeste ? Personnellement, je vais beaucoup fouiller, lire, etc. Je peux être pénible avec ça mais j’adore ! Je me sens vraiment acteur-dramaturge. […]

Ce qui serait génial, c’est que ton travail sur l’acteur et le document puisse donner lieu à un changement juridique ! Pour la reconnaissance du droit des acteurs ! La majorité des postes du travail artistique sont organisés ou syndiqués pour que leurs droits d’auteur soient reconnus : il y a la SACEM, la SACD, les droits des metteurs en scène… Il n’y a que les acteurs qui ne se sont jamais mobilisés ! Il y a beaucoup de pièces aujourd’hui qui commencent avec un ou une metteur·se en scène qui propose un sujet, qui propose un canevas et qui demande aux acteurs d’apporter d’autres choses. Comment reconnaît-on ces apports ? La relation à la mise en scène n’est pas horizontale, elle est hiérarchique. Je suis anarchiste et j’accepte de déléguer une partie de mon autorité et de mon pouvoir à des gens que je respecte. Les fonctionnements horizontaux sont rarissimes. J’adore jouer, lire, penser, écrire, et je peux mettre en scène également par ailleurs, donc je me positionne toujours comme une actrice qui possède et partage ses propres matières et apports.

Face au document : impossible de tricher

Dans Brazza – Ouidah – Saint-Denis, les archives sont sur le plateau, elles font partie de la scénographie. C’est vraiment très tissé : l’archive est mise à l’honneur dans la mise en scène. Ce sont de véritables archives reproduites. Quand je joue, je vois ces archives, et elles me mettent à un endroit de présent absolu, c’est-à-dire que tout à coup, j’ai la photo d’un tirailleur de dix-huit ans face à moi, j’ai son regard dans mes yeux. Et ensuite, je regarde les spectateurs forte de ça. C’est un effet de réel ultra-puissant. C’est vrai. C’est vraiment notre histoire. Ce sont des personnes. Enfin, en tout cas, cela me met dans une vérité avec laquelle il est impossible de tricher. […]

Dernièrement, on a vu un documentaire sur des anciens combattants[4], issus de plusieurs pays. C’est un documentaire que je souhaite revoir pour enrichir également ce que j’ai déjà fait au niveau du jeu, pour approfondir la recherche d’un corps, avec des expressions et des mimiques par exemple. Ces hommes, très âgés aujourd’hui, sont tellement plus impressionnants que ce que je peux imaginer ! Je veux les croquer. Je vole le réel, tout le temps.

Brazza – Ouidah – Saint-Denis
À gauche : photographie prise par Alice Carré au foyer des anciens combattants de Brazzaville
lors de son voyage de recherche
À droite : la scénographie de Charlotte Gautier Van Tour
© Alice Carré

 

L’acteurrice traversée : passeurse de mémoires

Margaux nous dirige en nous demandant de ne pas incarner mais d’être, vraiment, et de montrer qu’on passe une mémoire. C’est Loup qui raconte Élissa qui raconte Brahim. Si on joue trop, si on incarne trop, quelque chose ne marche pas. Ça joue sur le fil, ce n’est pas évident à faire parce que tu ne peux pas non plus être en dehors. Si tu exposes, « Il m’a dit : ‘‘ma fille, ma fille, bonjour ma fille’’ », tu n’ouvres pas assez la porte à l’imaginaire, et en même temps, si tu insistes trop en surjouant « maaa fillleee… », il y a quelque chose qui glace. Ça ne marche pas si ces personnes deviennent des personnages, étant donné qu’on travaille sur du réel. En fait, si on les incarne, on les désincarne. Mais on joue quand même ! C’est vraiment cet état du Paradoxe sur le comédien de Diderot : tu joues, mais tu es aussi derrière, c’est-à-dire que tu peux complètement être en train de pleurer la mort de ton mari dans la fiction et de vérifier sur ton téléphone si ton rendez-vous de ce soir est confirmé. Je trouve cela difficile avec une matière pareille. Margaux et Alice nous demandent de rester derrière le personnage, de ne pas trop l’incarner, mais en même temps, étant donné qu’on est touché directement par l’histoire, ce sont nos émotions qui passent. Peut-être que ce qu’on montre, c’est ce que ça fait à l’acteur de jouer, de présenter cette personne. Assia Djebar, par exemple, me fait complètement craquer lorsqu’elle dit qu’il y a des arabesques extraordinaires dans le langage mais qu’à partir de maintenant, ces arabesques n’excluront plus « nos corps porteurs de mémoire »[5]. À ce moment-là, je ne suis pas en train de jouer Assia qui craquerait à l’Académie française ; non, c’est moi, Loup, derrière elle, qui me dis : « Ah putain ! Elle m’a encore eue aujourd’hui ! » Elle me bouleverse. En fait, dans ce cas, j’ai presque une place de spectateur. […]

Ce sont des personnages pour moi, même si Margaux n’utilise pas ce mot, et en même temps ce sont des mémoires. C’est comme être habité. Tu te laisses aliéner ou tu te laisses altérer par des mémoires. Pour moi, c’est la mémoire de mon père, c’est la mémoire des Chibanis, c’est la mémoire de personnes que j’ai croisées, c’est la mémoire du sourire de mon père, c’est la mémoire de la petite fille que j’ai été, c’est la mémoire d’une projection de celle que peut-être j’ai rêvé être, une femme à l’Académie française, autrice, originaire du Maghreb, qui viendrait parler de la créolité, de la langue. Je trouve cela vraiment beau de se laisser habiter par des êtres, d’être multiple.

 

Notes

[1] Et le cœur fume encore a été créé le 17 janvier 2019 au Collectif 12 de Mantes-la-Jolie. Le dossier du spectacle est disponible sur le site de la compagnie Nova.

[2] Brazza – Ouidah – Saint-Denis a été créé le 18 novembre 2021 au Collectif 12 de Mantes La Jolie. Le dossier du spectacle est disponible sur le site de la Compagnie EIA !

[3] Assia Djebar (1936-2015) est une écrivaine, historienne et réalisatrice algérienne, élue à l’Académie française en 2005.

[4] Il s’agit de Mémoire en marche. Sur les traces des tirailleurs sénégalais de 1939-1945, réalisé par Julien Masson, 2016. Le film est accessible sur le compte Viméo des Ouvriers de l’image et un webdocumentaire du même nom est également accessible sur le site de RFI.

[5] Assia Djebar, Discours de réception à l’Académie française, 22 juin 2006.

 

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