Entre performance et document, l’archive comme dispositif d’insistance

Un extrait de Mother Archive

Éric Méchoulan est professeur de littérature à l’Université de Montréal et a fondé la revue Intermédialités. Il a coécrit avec Pascal Rambert et performé Micro-histoire économique du monde, dansée (créé en janvier 2010 au Théâtre de Gennevilliers). Ses recherches portent notamment sur les relations entre les archives et le vivant et explorent les questions de mémoire et de transmission. Celles-ci sont abordées par le documentaire qu’il a réalisé en 2017 : Une disparition. Enquête sur un tableau de cheminée d’Eustache Le Sueur, « Allégorie d’un ministre parfait ». Elles sont également au cœur du film Mother Archive qu’il a réalisé deux ans plus tard[1]. De l’album de famille au conte légendaire en passant par la méditation funéraire, les huit séquences qui composent Mother Archive sont très différentes les unes des autres et proposent la constitution d’une archive-mère, d’un « matrimoine », mais aussi bien celle d’un tombeau au sens poétique du terme. C’est sur la première de ces séquences, intitulée The Living Archive, qu’Éric Méchoulan propose ici de revenir en développant la réflexion qui a nourri sa création en même temps qu’elle a été nourrie par elle.

 

L’Archive vivante
Version française du texte prononcé en voix off dans The Living Archive


 

Première partie
Le vestige et la relique

Les vestiges sont des restes involontaires. Involontaires mais choisis. Ils ne sont pas simplement l’effet de processus naturels, mais le résultat d’une valeur de trace attachée à leur état physique. Les vestiges ne sont pas des objets réduits, des objets façonnés par ce qu’ils auraient perdu ; les vestiges sont des objets enrobés par la durée. Ce sont des objets augmentés par le temps qui a passé et non des choses ruinées par l’usure.

Les reliques, au contraire, sont des restes volontairement arrachés ou soigneusement récupérés provenant d’une instance possédant une valeur symbolique sacrée et servant d’intermédiaire entre le ciel et les humains pour mieux agir dans le présent.

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Deuxième partie
L’insistance de l’archive

Le terme « archive » vient du grec archè (commencement ou commandement), mais aussi du lieu où résidaient les archontes, ces magistrats responsables des documents importants de la Cité. L’essentiel est le fait que les archives sont intégrées à un lieu (ce pour quoi on parle d’un fonds d’archive).

Les documents que nous appelons archives sont les produits d’opérations successives : évaluer, éliminer, déplacer, décrire, classer, conserver. Aucune naturalité dans ces processus, mais des techniques de documentation. Autrement dit, des formes de présentation. Avec les archives, nous n’avons pas la présence du passé lui-même dans sa durée, que nous offrait le vestige, ni l’espace d’un passé réellement présent dans l’énergie de son action que nous donnait la relique, mais l’activité de présentation d’une activité. Cependant, ces deux activités encadrent, paradoxalement, un effet d’inactivité : les faits sélectionnés pour devenir documents ne sont plus censés agir directement dans un présent continu. Pour qu’ils interviennent de nouveau dans l’espace social, il faut l’intervention d’un interprète qui en assure la transmission.

Un fonds d’archives est une institution qui métamorphose des moments d’existence en documents, en insistance.

C’est pourquoi les archives peuvent générer une valeur affective inattendue, parce qu’elles sont en contact, non avec le ciel et la transcendance comme les reliques, mais avec l’événement cristallisé dans sa plus radicale contingence, révélant dans le banal paysage de la paperasse une valeur, moins sacrée que ritualisée, et pourtant chargée de surprises.

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Troisième partie
Les vivants et les morts

Proust montre combien le corps est une puissance d’enregistrement suscitant une temporalité anachronique[2]. Une fois que la frontière qui semblait si radicale entre passé et présent s’avère être bien poreuse, Albertine constitue donc, pour le narrateur proustien, l’archive vivante d’une atmosphère particulière.

Mais c’est avec l’œuvre de l’écrivain allemand W. G. Sebald que la frontière atmosphérique entre vivants et morts prend une allure inattendue :

Il ne me semble pas que nous connaissions les règles qui président au retour du passé, mais j’ai de plus en plus l’impression que le temps n’existe absolument pas, qu’au contraire il n’y a que des espaces imbriqués les uns dans les autres selon les lois d’une stéréométrie supérieure, que les vivants et les morts au gré de leur humeur peuvent passer de l’un à l’autre, et plus j’y réfléchis, plus il me semble que nous qui sommes encore en vie, nous sommes aux yeux des morts des êtres irréels, qui parfois seulement deviennent visibles, sous un éclairage particulier et à la faveur de conditions atmosphériques bien précises[3].

Si l’on suit Sebald, ce ne sont donc pas les morts qui deviendraient perceptibles sous certaines conditions d’apparition ou de souvenir, mais bien les vivants sous les regards des morts. Telle est la puissance de l’archive : non reste inerte des disparus, mais conditionnement d’une ambiance dans laquelle les vivants peuvent se sentir placés sous le regard étonné des morts – et cela entraîne une grave responsabilité que doivent porter les vivants.

 

Cette vidéo a été tournée à Manhattan au moment de l’élection de Trump. Comme tous les touristes, j’ai commencé par tourner mes regards vers les sommets des gratte-ciels comme autant de témoignages du désir de s’élever ou des folies des grandeurs. Et puis, ma mère m’ayant appris à voir où je mettais les pieds, je me suis rendu compte de l’archive inattendue des trottoirs usés, des rues crevassées, des peintures sur le béton horizontal, des signes cabalistiques qui les ornaient, des débris abandonnés, des plaques d’égout qui venaient de si loin et surtout de toutes ces ombres qui les arpentaient. Détacher les ombres de leurs corps, puis les classer dans un recueil d’images, indexées par les surfaces sur lesquelles elles glissaient sans bruit, voilà bien un mouvement archivistique.

Une voix pouvait alors surgir pour mieux parler d’archives, pour mieux décrire ces étranges gestes de savoir auxquels le passé s’accroche. La voix à l’accent anglais (celui de Katherine Ibbett, qui enseigne à Oxford) détonnait sur le macadam américain. Le violoncelle de Sonia Atherton accompagnait la voix, comme une réminiscence d’un film de Chantal Akerman sur New York et les petites histoires de vie de la diaspora juive. La musique qu’elle jouait était celle d’une prière qui inaugure Yom Kippour : le Kol Nidré. Cette prière demande à Dieu l’annulation de toutes les promesses faites pendant l’année écoulée, car seul Dieu peut nous débarrasser des archives humaines. Animaux à promesse ou animaux à archive, les êtres humains voudraient bien sortir des esclavages du présent – ou plutôt, sentir vibrer dans le présent d’un son tantôt la mélodie d’un passé tantôt l’ombre d’un futur. Ce montage vidéo en figure le souvenir.

Il fait partie d’un ensemble intitulé Mother Archive, où je m’essaye à penser le rapport au temps des archives à partir de l’archive singulière d’une mère, la mienne, ou inversement à sentir palpiter l’ombre d’une vie dans des images-souvenirs où sont réfléchis les gestes d’archivage. J’insiste sur cette notion de geste pour éviter d’essentialiser ou de figer l’institution d’une archive[4]. C’est aussi une façon de lier le fait de documenter un moment contingent et la nécessité de performer ce geste de fixation, sélection, classement et conservation. De même qu’une performance offre toujours une archive possible[5] (ne serait-ce que dans l’activité d’une mémoire individuelle ou collective), une archive n’existe pas en soi : il faut la performance d’une série de gestes qui l’institue.

Les archives ramassent, en effet, un ensemble de moments d’identité (individuelle ou issue d’une personne morale) dans leur durée propre. Aux activités ainsi sédimentées doit s’ajouter ce que les archivistes nomment un principe de provenance. Ces « alluvions » ont tout un contexte dont il faut, à chaque fois, tenir compte. Un fonds d’archives (et il faut bien entendre ici le pluriel nécessaire) est une institution qui change des moments d’existence en documents. Par document, on doit bien comprendre à la fois des informations et des instructions. Document vient de docere, instruire, enseigner. Il faut donc cette exigence d’instruction pour faire des informations de véritables connaissances ainsi que des moyens d’action. Si les archives enregistrent les « activités » d’une personne physique ou morale dans l’exercice de ses fonctions, c’est aussi pour déboucher sur certaines actions à entreprendre[6].

Il est intéressant de noter que l’usage en français de parler au pluriel « des archives » cède la primeur de plus en plus au singulier de « l’archive » à peu près au moment où il y a multiplication des archivistes aussi bien amateurs (sur Flickr ou Zotero, par blogues interposés, etc.) que commerciaux (par recherche de publicité ciblée comme le fait si bien Amazon ou par traçabilité[7]). Autrement dit, le terme prend la tournure abstraite du singulier – l’archive – quand se démultiplient les sujets concrets qui la pratiquent. Mais c’est aussi que le bouleversement causé par le numérique portant principalement sur notre rapport au passé, il en généralise radicalement le problème.

Pour clarifier cet usage contemporain du passé, nous pouvons tâcher de distinguer trois gestions d’action possible du passé dans le présent : vestige(s), relique(s), archive(s). On peut d’ailleurs noter combien l’usage du pluriel est souvent habituel pour ces termes, même s’ils peuvent adopter la généralité du singulier. Les vestiges sont des restes involontaires, témoins d’un passé disparu et sélectionnés par un sujet percevant, touché qu’il a été par leur vertu mélancolique. Les reliques sont des restes volontairement arrachés ou soigneusement récupérés, possédant une valeur sacrée et servant d’intermédiaire entre le ciel et les humains pour mieux agir dans le présent. Les archives entremêlent ces deux formes d’action du passé : ce sont des restes à la fois involontaires (effets de l’activité d’une personne physique ou morale) et volontaires (c’est l’institution des archivistes et le travail d’évaluation, de triage, de classement et de préservation qui constitue une archive), déposés comme une alluvion ou arrachés au temps, nous découvrant le banal paysage de la paperasse grâce au regard instruit du spectateur archiviste : l’archive possède alors une valeur fétichisée, ritualisée, et cependant chargée de surprises. C’est ce qui en fait aujourd’hui encore tout l’intérêt.

Il faut donc élargir la conception des archives au-delà des habitudes matérielles que nous connaissons. Dans le cadre de l’analyse de discours, Dominique Maingueneau en propose une définition judicieuse : « L’archive n’est pas une profération à laquelle on adjoindrait sa trace mnésique mais un mode d’existence spécifique pour un ensemble d’énoncés. »[7] Pourtant, il ne suffit pas de parler de l’archive comme d’un mode d’existence de groupes d’énoncés. Il est important de considérer aussi l’archive comme un dispositif d’insistance liant passé et actualité par des opérations de discours, des possibilités de re-citation (que ce soit pour preuves judiciaires, sources historiques ou témoignages mémoriels), des figures d’identité légitimée et des formes de conservation d’un groupe dans le temps (car l’archive ne conduit pas seulement à transformer des faits en valeurs et des données en documents, elle attribue surtout une posture sociale reconnue aux producteurs de ces faits et de ces données, elle commande (c’est un des sens du grec archein) l’attention). C’est dans ce dispositif d’insistance que se nouent les actions de performer et de documenter.

 

Notes

[1] Réalisées par Éric Méchoulan et montées par Clara Bich, les huit séquences qui composent Mother Archive (2019) seront prochainement disponibles sur la plateforme Scalar, qui permet des modes de publication non linéaires, pour un des dossiers numériques de la revue américaine SubStance.

[2] Voir Marcel Proust, Albertine disparue, Paris, Gallimard, 2017, coll. Folio, p. 8-9 : « Ce coup psychique au cœur que donne une telle séparation et qui, par cette terrible puissance d’enregistrement qu’a le corps, fait de la douleur quelque chose de contemporain à toutes les époques de notre vie où nous avons souffert. » Cependant, le corps n’enregistre pas seulement les souffrances, il peut aussi devenir une forme d’expérimentation. Si le narrateur emprisonne Albertine dans son appartement parisien, c’est pour mieux guetter le retour possible de gestes par lesquels toute une vie échappe aux griffes du néant : « Le vide même de sa vie donnait à Albertine une espèce d’empressement et d’obéissance pour les seules choses que je réclamais d’elle. Derrière cette jeune fille, comme derrière la lumière pourprée qui tombait aux pieds de mes rideaux à Balbec pendant qu’éclatait le concert des musiciens, se nacraient les ondulations bleuâtres de la mer […], en cette Albertine cloîtrée dans ma maison, loin de Balbec, d’où je l’avais précipitamment emmenée subsistaient l’émoi, le désarroi social, la vanité inquiète, les désirs errants de la vie des bains de mer. » (Marcel Proust, La Prisonnière, Paris, Gallimard, 2017, coll. Folio, p. 252).

[3] W. G. Sebald, Austerlitz, trad. Patrick Charbonneau, Arles, Actes Sud, 2002, p. 219.

[4] Sur le geste, bien particulier, d’archiver, je me permets de renvoyer au numéro 18 de la revue Intermédialités que j’avais coordonné sur ce sujet : Archiver / archiving, n° 18, automne 2011.

[5] Sur cette question, voir Éric Méchoulan, « Archives, gestes, performances », dans Marion Denizot et Sophie Lucet (dir.), Fabriques, expériences et archives du spectacle vivant, Rennes, PUR, 2020, p. 131-142.

[6] Du point de vue philosophique, on peut noter que l’âge moderne dans lequel se développent les archives et l’archivistique en liaison avec le nouveau modèle de l’État est aussi celui qui passe d’une métaphysique de l’être à une métaphysique de l’agir.

[7] On peut ainsi, par exemple, optimiser le prix des pas de porte des magasins dans les centres ou les quartiers commerçants par la traçabilité des téléphones.

[8] Dominique Maingueneau, « Analyse du discours et archive », Semen, n° 8, 1993, mis en ligne le 12 juin 2007.

 

Pour citer ce document

Éric Méchoulan, « Entre performance et document, l’archive comme dispositif d’insistance. Un extrait de Mother Archive », thaêtre [en ligne], Chantier #7 : Document-matériau (coord. Marion Boudier et Chloé Déchery), mis en ligne le 8 novembre 2022.

URL : https://www.thaetre.com/2022/11/08/larchive-comme-dispositif-dinsistance/

 

 

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