Réactiver Sarah Bernhardt

Conférence démonstration

Épilogue


 

Au sortir de cette tentative de réactivation de la scène de Fédora, nous souhaiterions souligner trois éléments sur lesquels nous nous sommes longuement interrogés.

Le premier, nous l’avons appelé l’effet partition. Il touche à la manière dont un interprète peut s’emparer d’un document, d’une archive en l’occurrence, pour la performer. Pour en rendre compte, nous avons fait le choix de projeter les indications scéniques du manuscrit, pour rendre visible et lisible l’archive. Le public peut ainsi suivre en direct ce que le texte provoque ou non comme mouvements, actions, jeux de scène.

• Le deuxième est l’effet idiosyncratique : comment faire percevoir les caractéristiques intangibles d’une interprétation, ici la présence magnétique de Sarah Bernhardt ? Pour ce faire, nous avons décidé de ne pas restituer le dialogue et de laisser le plateau à la comédienne seule. Toute la pièce étant écrite pour elle, autour de son personnage, pour mettre en valeur son jeu, cette option de réactivation nous semblait tenir.

Le troisième est l’écueil de l’effet comique : comment dépasser l’effet d’étrangeté produit par la différence de codes, de registres de jeu, pour susciter des émotions similaires et sincères à celles produites (chez l’interprète et/ou le public) par l’exécution originale ? En choisissant un extrait suffisamment long, nous avons réalisé, et les retours après conférence l’ont confirmé, qu’il laissait le temps de s’acclimater et de dépasser le sentiment de ridicule suscité au tout début.

De manière plus générale, et dans l’état actuel de nos recherches, l’usage de l’archive dans une démarche de réactivation induit une tension vers la reconstitution mais sans jamais aller jusqu’à elle. En croisant les sources, nous pouvons nous approcher toujours plus de ce qui la constituait, la caractérisait, sans jamais l’atteindre, puisqu’elle est tout simplement perdue en tant que telle (vivante, en direct, en coprésence, dans la variété des centaines de représentations à des époques différentes de la carrière de l’actrice). La lacune n’a pas été comblée, ce qui permet de maintenir la dimension réflexive de l’objet et de ne pas la figer dans une tentative de reconstitution. Enfin, l’archive ne peut se saisir que dans un faisceau d’archives. Elle doit être envisagée comme toujours suspecte et utilisée avec précaution, en regard des autres archives à disposition. Le travail au long court engagé par cette recherche en acte implique d’accepter que soient sans cesse remises en cause les premières perceptions que nous pouvions avoir à la lecture de tel ou tel document.

À ce stade de notre réflexion, nous sommes en train d’explorer un nouveau protocole de travail autour du seul rôle de Phèdre, en recherchant des éléments nous permettant d’investir corporellement la partition vocale. Nous avons ainsi tenté, lors de la version de la conférence donnée à Genève dans le cadre des journées d’études de l’IRMAS sur le détail dans les arts de l’interprétation, de poser sur la reconstitution vocale tous les éléments nous permettant d’envisager l’état de corps de Sarah Bernhardt pendant cette tirade : faiblesse, magnétisme, mouvements inconscients, accablement de la culpabilité, mais aussi rhétorique des gestes de l’époque d’après les photos des magazines illustrés, travail sur les yeux, effets de ces gestes et mouvements sur l’émission du texte. De même, toute une partie de l’enquête reste à faire pour affiner l’approche contextuelle des pratiques étudiées, notamment les conditions de représentation (économiques, spatiales, rapport au public, rapport au vêtement dans la prise en compte du mouvement, au maquillage dans la gestion du visage, etc.). Il serait notamment intéressant d’utiliser la recherche faite dans le cadre d’un atelier dramaturgique à l’ENS de Lyon par des étudiantes[1] sur le traité du maquillage de Sarah Bernhardt, publié à la fin de son Art du théâtre, pour explorer plus finement l’expressivité du visage. Le travail de ce groupe a consisté à suivre à la lettre les préconisations proposées par l’actrice dans son traité pour explorer son effet scénique, indissociable par exemple, comme l’expérimentation scénique l’a montré, d’un éclairage spécifique, celui de la rampe, qui en fait ressortir toutes les potentialités expressives. Ainsi, nous pourrions investir davantage l’approche contextuelle des pratiques étudiées, notamment les conditions de représentation[2].

Au stade où nous en sommes, cette démarche de recherche, visant à éprouver l’archive de manière sensible et à combiner les traces d’un jeu pour tenter d’en capter quelque chose, a modifié les savoirs qu’on pensait détenir, comme l’indique la constante évolution de cette conférence. La traversée sensible de l’archive a permis par exemple une meilleure appréhension des modes de jeu pratiqués. Ainsi, dans le travail sur la terminologie du jeu que mène Anne, cette traversée concrétise le jeu, malgré la distance historique. La prise en compte de la dimension située du jeu, bien qu’encore incomplète, permet d’engager une réflexion esthétique et pragmatique sur les modalités de description, de notation et de perception à travers l’histoire des pratiques. Le travail de réactivation permet donc de rendre apparente avec acuité cette dimension située, évidente pour des formes passées (et dont le symptôme est alors le sentiment de faire face à des interprétations « datées »), mais qui pourrait échapper dans les pratiques contemporaines du jeu, alors qu’elles-mêmes sont tout autant situées.

Car si nous envisageons de prolonger la recherche d’un point de vue artistique en poursuivant l’exploration du côté de la réactivation d’une figure d’actrice, dans la droite ligne du travail d’acteur et de metteur en scène de Tomas Gonzalez[3], c’est pour l’instant par le travail pédagogique que s’approfondit la réflexion. En explorant les valeurs pédagogiques des gestes de copie, d’imitation et de réactivation dans les ateliers d’histoire sensible du jeu que nous donnons depuis 2018, nous explorons la relation de l’acteur·rice en formation au document et à l’archive[4], mais nous cherchons aussi à identifier les compétences techniques acquises dans le cadre de l’exploration de ces gestes – qui dépassent la simple compétence mimétique –, tout comme les implications esthétiques et théoriques, visant à penser la spécificité de la pratique du jeu.

 

Histoire sensible du jeu de l’acteurrice
Présentations de travaux sur la copie de la voix de Sarah Bernhardt
avec les élèves de la promotion L du Bachelor Théâtre de la Manufacture, Lausanne

 

 

Adaptation numérique de la conférence
et valorisation des archives
Armelle Talbot

 

 

Notes

[1] Ce travail a été effectué lors de l’atelier de dramaturgie au plateau intitulé « Copier, imiter, réactiver » dans le cadre du master Arts de la scène, parcours Dramaturgies de l’ENS de Lyon, en 2018-2019, avec des étudiant·es de l’ENS et des étudiant·es de l’École de la Comédie de Saint-Étienne.

[2] Comme l’ont fait par exemple Rémy Campos et Aurélien Poidevin sur lacte IV des Maîtres chanteurs de Wagner : voir Rémy Campos et Aurélien Poidevin, La Scène lyrique autour de 1900, Paris, L’œil d’or, coll. Formes et figures, 2012.

[3] Tomas Gonzalez a travaillé sur de nombreux spectacles en explorant les gestes de copie, d’imitation et de réactivation. Le dernier en date est le spectacle Jérôme Bel, mis en scène avec Igor Cardellini, dans lequel il joue Jérôme Bel (Théâtre Vidy-Lausanne, juin 2022).

[4] À ce titre, le spectacle de Maxime Kurvers, Théories et pratiques du jeu de l’acteur·rice (1428-2022), présenté en avril au T2G, et programmé au Festival d’Automne 2022, emprunte des chemins d’exploration similaires en demandant aux interprètes de s’emparer et de performer des documents relatifs à l’art de l’acteur.

 

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