« Hepburnhardt »

ou Comment Katharine Hepburn est devenue actrice de comédie

 

Note d’intention

 

Prolongeant la réflexion sur le mythe de Sarah Bernhardt dans la culture populaire américaine et dans la définition du style des stars hollywoodiennes, cet essai vidéo forme un diptyque avec « Garbo/Bernhardt : morceaux de bravoure mélodramatiques ». Il s’attache aux débuts de la carrière cinématographique de Katharine Hepburn pour voir comment, contrairement à ce qui avait opéré pour Greta Garbo, la référence à la diva française s’est vite avérée encombrante.

Venue à Hollywood des scènes de la côte Est et ayant obtenu immédiatement son premier Oscar, Hepburn a toutefois une trajectoire en dents de scie pendant la décennie 1930, précisément à cause du rapport compliqué qu’elle entretient avec, d’une part, l’idée qu’on se fait de la grande actrice à Hollywood et, d’autre part, le théâtre lui-même.

L’essai vise à mettre en avant les contradictions de la réception en pointant les différents discours autour de Katharine Hepburn : le point de vue de son studio, RKO, qui persiste à la promouvoir comme une grande actrice dramatique dans la filiation du théâtre, et ceux de la critique et du public, partagés entre procès en maniérisme et défense d’une interprète singulière. Les divergences dominent une décennie dans laquelle il est tantôt exceptionnel, tantôt vain d’être la nouvelle Sarah Bernhardt, et qui marque aussi une forme de rupture entre théâtre et cinéma, entre culture légitime et culture populaire.

L’image et le jeu de Hepburn ont vite été pris dans un vertige citationnel, ses rôles cinématographiques se faisant écho entre eux sur la question du théâtre, comme ils suscitent de multiples caricatures auxquelles ils répondent en retour. L’essai met en avant les effets de palimpseste en faisant apparaître avec un effet de pellicule ancienne en sépia les scènes que l’on retrouve réécrites ultérieurement pour accentuer la distance dans le rapport de Hepburn au théâtre légitime. Stage Door (Gregory La Cava, RKO, 1937) tourne le dos symboliquement à Bernhardt : le film ne cesse de la citer mais inverse la scène fondatrice de Morning Glory (Lowell Sherman, RKO, 1933). Désormais on ne voit plus le contrechamp sur le portrait écrasant de Bernhardt et c’est un personnage secondaire (joué par l’actrice de théâtre anglaise Constance Collier) qui incarne l’archétype de la diva un peu ridicule. L’ironie de Stage Door a ensuite été reprise plus explicitement, par exemple dans le sketch radiophonique qui lui emprunte les railleries des pensionnaires sur Shakespeare. Cette fois, c’est Hepburn elle-même qui reprend directement le discours pour marquer davantage son autodérision. Quant à Holiday (George Cukor, Columbia, 1938), il fait brièvement écho à la scène d’Alice Adams (George Stevens, RKO, 1935) dans laquelle l’héroïne évoque ses rêves de théâtre, mais cette fois sur un ton froid et pince-sans-rire qui marque plus clairement l’ironie que dans la première version.

La vidéo montre enfin l’évolution du jeu de Hepburn en en explicitant le sous-texte, le passage d’un registre lyrique, vibrant, fondé sur des poses et directement lié à ce qui est perçu comme une filiation avec la divine Sarah, à un jeu distancié et plus tonique. C’est un enrichissement plutôt qu’une révolution puisque ne disparaissent ni la capacité lyrique, ni l’énergie, ni les marques de spontanéité, mais on voit de plus en plus Hepburn « entrer et sortir » de ses personnages. La diversification des figures a probablement été inspirée par d’autres stars hollywoodiennes ayant déjà résolu avec succès les problèmes liés au fait d’incarner l’archétype de la diva, à commencer par Carole Lombard. Pionnière en matière de comédie loufoque hollywoodienne, Lombard a elle aussi été lancée dans cette voie par un personnage de diva ridicule dans Twentieth Century (Howard Hawks, Columbia, 1934), où elle joue une mannequin devenue actrice de Broadway puis star hollywoodienne sur fond de références à Sarah Bernhardt.

À la fin de la décennie 1930, les allusions à la diva française ressurgissent parfois en association avec Hepburn mais elles ne sont plus aussi explicites dans les comédies. Cela se transforme en déclinaisons plus abstraites de l’idée de la diva théâtrale, intégrées à un style de performance comique. En fin de compte, une des composantes les plus efficaces du jeu comique de Katharine Hepburn est la parodie de diva, parfois en lien avec le théâtre (dont c’est par ailleurs un vieil archétype), parfois de manière implicite. Porter des tenues à frou-frou, entrer en scène, surjouer sa colère et sa mauvaise foi sans écouter son interlocuteur, ou parler français sont autant de figures comiques que Hepburn n’a pas inventées, mais dont elle a acquis une maîtrise très singulière. Dans ce registre, Hepburn emprunte à Lombard (la dimension physique qui occupe par ailleurs une place importante dans Bringing Up Baby de Howard Hawks), mais s’en distingue aussi en « stratifiant » son jeu avec des vestiges de son style lyrique des débuts, une intensité préservée, une forme de sérieux et d’humour pince-sans-rire et beaucoup d’ironie.

À travers Hepburn, se raconte aussi l’évolution du mythe de la diva théâtrale à Hollywood dans les années 1930. Toutes les actrices ayant démarré en héritières de Bernhardt, comme Garbo justement, ont en effet décliné au cours de cette première décennie du cinéma parlant, touchant de plus en plus difficilement un public populaire. La transformation de la figure de la diva reflète le passage d’un lien direct à la culture théâtrale de Broadway à sa « digestion » dans la culture populaire via le motif du jeu et de la théâtralité cinématographique. La diva fournit un registre comique de jeu, associé aussi à la caricature mondaine, celle de la haute société, mais ne représente plus pour le grand public le fantasme et la forme de transcendance qu’elle incarnait à la fin des années 1920.

 

L’autrice

Marguerite Chabrol est professeure en études cinématographiques à l’Université Paris 8. Elle a codirigé avec Tiphaine Karsenti Théâtre et cinéma. Le croisement des imaginaires (PUR, 2013), ainsi que plusieurs ouvrages sur le film musical hollywoodien (avec Laurent Guido, une édition critique de Jane Feuer : Mythologies du film musical, Les Presses du réel, 2016 ; avec Pierre-Olivier Toulza, Stars et solistes du musical hollywoodien, Les Presses du réel, 2017). Elle a écrit De Broadway à Hollywood. Stratégies d’importation du théâtre new-yorkais dans le cinéma classique américain (CNRS Éditions, 2016) et Katharine Hepburn. Paradoxes de la comédienne (PUR, 2019). Membre du comité de rédaction de la revue thaêtre, elle y coordonne la série consacrée aux divas et lui a consacré plusieurs articles (« Bette Davis et les divas de Broadway », « Mae West et Diamond Lil. Une étoile comique est née » et « ‘‘La nouvelle Sarah Bernhardt’’. Greta Garbo et le mythe de la diva cosmopolite ») ainsi qu’un essai vidéo intitulé « Garbo/Bernhardt : morceaux de bravoure mélodramatiques ».

 

Pour citer ce document

Marguerite Chabrol, « “Hepburnhardt” ou Comment Katharine Hepburn est devenue actrice de comédie », thaêtre [en ligne], mis en ligne le 23 février 2023.

URL : https://www.thaetre.com/2023/02/23/hepburnhardt/

 

À télécharger

« Hepburnhardt »

 

Les commentaires sont clos.