Onze comédiennes pour sept minutes

Entretien réalisé par
Alice Roudier et Virginie Lacombe

 

 

 

7 minutes, texte de Stefano Massini, mise en scène de Maëlle Poésy
Photo de répétition prise au Théâtre du Vieux-Colombier le 8 septembre 2021
© Vincent Pontet

 

 

 

Aurélien Hamard-Padis a été l’assistant de Maëlle Poésy pour la création de 7 minutes à la Comédie-Française. Après des études scientifiques puis théâtrales, un parcours de spectateur assidu et une formation de comédien, il est entré à l’Académie de la Comédie-Française en tant qu’élève metteur en scène-dramaturge pour la saison 2019-2020[1]. Il a pu travailler avec Arnaud Desplechin sur la création d’Angels in America, et plus récemment avec Clément Hervieu-Léger sur La Cerisaie.

Écrite en 2013 par l’auteur italien Stefano Massini, la pièce 7 minutes fait entendre la parole d’un groupe d’ouvrières confrontées à un choix crucial concernant leurs conditions de travail : à la faveur de la reprise de leur usine par de nouveaux patrons, ces derniers leur demandent de renoncer à sept minutes de leur pause quotidienne ; un vote est organisé au sein des représentantes du personnel et c’est ce vote qui constitue l’enjeu essentiel de la pièce, huis clos en temps réel qui prend l’allure d’un thriller social. Cette pièce chorale représente la manière dont une parole collective se construit à partir de voix individuelles et interroge par là les conditions d’émergence d’une lutte. Le spectacle mis en scène par Maëlle Poésy aurait dû être créé en mars 2020, mais en raison du confinement lié à la pandémie de Covid-19, il l’a finalement été en septembre 2021 dans la salle du Vieux-Colombier à Paris.

Cet entretien a été réalisé le 14 novembre 2022, alors que le spectacle était en tournée en France, dans le cadre d’un séminaire du Master Théâtre de l’Université Paris Nanterre, sous la supervision de Tiphaine Karsenti.

 

Tu as eu l’occasion de travailler avec différent·es metteur·ses en scène. Comment en es-tu arrivé à collaborer avec Maëlle Poésy, et quelle a été la particularité de ton travail avec elle ?

J’ai fait un stage au Vieux-Colombier, la deuxième salle de la Comédie-Française, avec Marie Rémond, sur une adaptation d’un scénario de Fellini, Le Voyage de G. Mastorna. C’est à ce moment-là que j’ai rencontré la Troupe et que j’ai commencé à travailler avec les comédien·nes. Ensuite, une fois entré à l’Académie, j’ai fait de l’assistanat auprès d’Arnaud Desplechin, sur Angels in America, notamment parce que sa collaboratrice était absente pour une partie de sa création, et auprès de Maëlle Poésy, pour des raisons un peu différentes, en partie économiques. En fait, comme il y a une très grande masse salariale à la Comédie-Française, il n’y a pas forcément autant d’argent pour les projets qu’on pourrait le croire. Maëlle avait travaillé avec Baudouin Woehl sur sa création de Sous d’autre cieux[2], mais elle n’a pas pu l’embaucher car l’enveloppe budgétaire de son projet ne lui permettait pas d’étoffer son équipe. Les Académicien·nes sont un peu de la main d’œuvre gratuite pour les projets des metteur·ses en scène qui viennent travailler à la Comédie-Française. Les artistes viennent assez volontiers nous voir pour que nous participions à l’élaboration de leur spectacle, et nous sommes content·es de pouvoir bénéficier de cela, parce que cela fait partie des objectifs de notre formation. Maëlle et moi nous sommes donc rencontré·es en début de saison pour préparer ensemble le travail sur les répétitions de février-mars 2020.

Maëlle avait à cœur de mettre en scène un long plan-séquence avec onze femmes. Cela a été assez compliqué dès les prémices du spectacle, parce que la Troupe est composée d’une soixantaine de membres. Enlever autant de comédiennes de toute la distribution possible pour Richelieu n’était pas sans difficulté[3], et a requis une volonté très forte de la part de Maëlle, d’Éric Ruf, de toute l’équipe. On s’est lancé·es avec l’idée qu’on avait envie de défendre un théâtre assez politique, puisqu’il s’agit de mettre les paroles d’ouvrières sur un plateau de théâtre, ce qui est un projet peu courant, ou en tout cas assez rare à la Comédie-Française. La collaboration avec Maëlle est particulière parce qu’on travaille énormément en groupe. Elle est sortie du TNS il y a une dizaine d’années, et elle a gardé son équipe de création (son, lumière, scénographie). Elle travaille tout le temps avec Kevin Keiss, qui est dramaturge, avec qui elle réfléchit énormément en amont de ses projets[4]. Le fonctionnement de l’équipe artistique est très collectif : il y a beaucoup de débats à chaque fin de répétition. Quand on a fait un filage, il y a toujours un moment de réunion pour discuter. La créatrice des lumières peut par exemple donner ses impressions sur les directions de jeu. En revanche, comme je l’ai dit précédemment, monter une pièce avec onze comédiennes au plateau est très compliqué à faire au Français. Les comédien·nes du Français sont des professionnel·les sollicité·es pour de nombreux projets en parallèle, qui ont de ce fait l’habitude de donner énormément de concentration et d’énergie en un temps resserré. Quand il·elles jouent dans Le Roi Lear par exemple, on leur dit : « Tu es dans l’acte III, l’acte V, etc. », et si vraiment il·elles n’ont pas le temps, il est possible qu’il·elles ne voient pas le reste des répétitions du jour, même si globalement il·elles suivent l’ensemble, au moins pour les bout-à-bout, les filages, etc. S’il·elles ne jouent pas dans les scènes répétées dans la journée, on ne leur demande pas nécessairement d’être présent·es, notamment parce qu’il·elles doivent se préparer à jouer un autre spectacle le soir du fait de l’alternance. Or, pour 7 minutes, il fallait être là tout le temps, même si, parfois, on ne dit rien pendant quatre pages. En termes d’énergie, c’est très difficile de motiver tout le temps tout le monde à être là, au présent. Mais Maëlle a beaucoup insisté sur ce point : c’est un spectacle qui tient beaucoup à l’écoute des unes et des autres. Néanmoins, dans ces conditions, il n’était pas toujours possible de répéter cinq heures de suite, sinon on s’épuisait. Pour parer les difficultés liées au fait de devoir gérer onze personnes au plateau, nous avons adopté un mode de fonctionnement très rigoureux. Au départ, nous limitions même les pauses à cinq minutes, mais on s’est rendu compte que c’était un peu étrange par rapport à ce que l’on défendait et aux enjeux de la pièce !

Est-ce toi qui as dû gérer le planning des répétitions en tant qu’assistant à la mise en scène ? Avez-vous pu répéter en série ?

En fait, les répétitions se font toujours en série. Elles se déroulent en général l’après-midi, parce que la Troupe joue le soir. On ne peut pas les faire répéter le matin, mais dans les faits les comédiennes travaillent parfois le matin malgré tout, parce que certaines jouent dans des séries télévisées, des lectures, des enregistrements radio, etc. L’après-midi, on a le droit de les faire venir entre 13h et 18h30. C’est un laps de temps quand même assez court, par rapport à des répétitions qui se passent en compagnie. Souvent, lorsqu’on travaille en compagnie, et qu’on a peu d’argent pour louer des lieux, on attribue aux acteur·rices deux ou trois services[5], et vous pouvez avoir une amplitude horaire plus importante, ce qui permet aussi de se mettre dans un rythme particulier et de ne pas toujours quitter l’énergie de groupe qu’on construit petit à petit au cours d’une journée de travail.

Pour organiser les répétitions, vous êtes-vous appuyé·es sur le texte ?

Oui, habituellement, lorsque je fais de l’assistanat, de la collaboration artistique ou même de la dramaturgie, c’est ainsi que je procède, comme beaucoup d’autres le font aussi, j’imagine. Je fais deux choses : j’élabore un calendrier des disponibilités des gens et je quadrille la pièce. Quel que soit le type de pièces – que ce soit une pièce contemporaine, classique ou une pièce de Tourgueniev sans scènes mais avec de grandes séquences –, je découpe tout en scènes, au sens classique du terme. Je fais un immense classeur Excel, qui répertorie toutes les entrées et sorties des personnages, ce qui me donne les séquences avec lesquelles on va travailler, même si elles ne font que quatre lignes. Ainsi j’arrive à visualiser les présences de chaque personnage et par là les présences de chaque comédienne. C’est d’ailleurs une première façon d’entrer dans la matière, dans la structure de la pièce. Deux semaines avant la première, on n’a plus du tout besoin de se poser ces questions-là, mais au début, c’est primordial pour se repérer. J’ai fait cela pour 7 minutes, en m’attachant davantage aux blocs de sens qu’aux entrées et aux sorties, et c’est là que l’on s’aperçoit clairement que certains personnages ne disent rien pendant huit pages. Même si on essaie au maximum d’avoir tout le monde tout le temps, quand ce n’est pas possible, on remplace les comédiennes. La plupart du temps, je m’en charge, parce que c’est plus évident : au début, on pensait faire venir des Académiciennes, mais en fait si les personnes ne sont pas totalement dans le projet, elles n’ont pas en tête les déplacements ni les intentions, on passe donc beaucoup de temps à les intégrer pour une petite intervention, et pour elles, ce n’est pas très intéressant. En revanche, si on a plus de deux comédiennes qui manquent, c’est fini, on ne peut pas répéter. La question du planning est dévolue à l’assistant, ce qui paraît peu reluisant au premier abord. Après 7 minutes, j’ai commencé à travailler avec Clément Hervieu-Léger, qui a été lui-même assistant de Patrice Chéreau, à l’Opéra notamment, et qui m’a dit dès le début de notre collaboration : « Tu vas voir, on va faire beaucoup de plannings, mais le planning, comme disait Chéreau, c’est le début de la mise en scène. » Être metteur en scène, c’est aussi faire en sorte de modeler le temps, de rythmer les événements dramatiques… Mais, avant même de parler du rythme qu’on impulse à un spectacle, selon moi, la première condition pour mettre des gens en scène, c’est de leur donner un cadre de travail qui correspond à leur pratique, à vos besoins, à ce que vous savez faire, à la façon que vous avez de travailler. Donc le planning est non seulement primordial pour que les gens ne se sentent pas dans le flou, mais c’est aussi une façon de faire de la mise en scène. Je vois par exemple à quel point Clément fait de la mise en scène en organisant les répétitions au fur et à mesure du travail, selon ce dont il pense que le spectacle a besoin pour naître, grandir et mûrir.

7 minutes : découpage dramaturgique – janvier 2020
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© Aurélien Hamard-Padis

7 minutes : découpage dramaturgique – janvier 2020
© Aurélien Hamard-Padis

Comme la notion de « collectif » est elle-même interrogée et mise en jeu au cœur du spectacle, y a-t-il eu du temps pour que la rencontre se fasse entre les comédiennes, étant donné qu’elles sont issues de parcours différents, certaines étant à la Comédie-Française depuis longtemps, d’autres venant d’arriver et d’autres encore n’y appartenant pas[6] ? Ou bien la rencontre s’est-elle faite uniquement au plateau ?

C’est une grande question, parce qu’entre un lieu qui fonctionne comme la Comédie-Française et une compagnie, il y a une différence fondamentale. Vous n’avez pas du tout de temps informel. En compagnie, particulièrement quand on travaille hors de la ville de résidence de l’équipe, et quand on est sur deux, voire trois services, on déjeune, on dîne ensemble : on dispose donc de temps hors plateau pour se rencontrer et parler librement. Au Français, les salles de répétition sont au sous-sol, sous le Palais-Royal, accessibles par un long tunnel. Pour remonter prendre un café, cela prend déjà cinq minutes, ce qui laisse peu de temps pour apprendre à se connaître. Donc comment fait-on pour créer les conditions de construction de ce collectif ? Du fait du talent des comédiennes et parce que la langue de la pièce n’était pas trop difficile, Maëlle a proposé qu’en dehors du travail de scènes, nous ménagions du temps pour laisser place à des improvisations, du storytelling, des écoutes de paroles d’ouvrières tou·tes ensemble, des visionnages de films, pour essayer de faire émerger les enjeux, et de faire en sorte que les comédiennes de la Comédie-Française, spécialistes de la parole, s’approprient le rôle de personnages qui, eux, n’ont pas l’habitude de la parole. Sans doute Maëlle pensait-elle aussi que l’improvisation les mettrait à un endroit d’absence de maîtrise. Les improvisations portaient sur des entretiens d’embauche, des situations de début de journée à l’usine, ou encore une rencontre avec les patrons qui vous disent que vous êtes licenciée, ou que vous ne l’êtes pas encore mais qu’il faut défendre votre cas. D’une part, cela permet de créer un imaginaire autour des rôles de la pièce, d’autre part, l’improvisation permet à chacune de se dévoiler un peu, et finalement de se lier avec les autres. Cela crée aussi une histoire, en réalité. Ces improvisations constituent une sorte de hors-champ du spectacle, comme le fait beaucoup Julie Deliquet par exemple, qui crée, par l’improvisation, de la matière commune à toute l’équipe, absente de la forme finale.

Le comité d’usine
Document de travail

 


 

Agnès
Mathilde-Édith Mennetrier

« Pour une fois dans ma vie j’suis tombée sur la bonne carte et j’devrais la laisser passer ? »

Arielle
Françoise Gillard

« J’me fous pas mal de penser ou pas. on nous demande oui ou non. »

« Un salaire merde !… »

Blanche
Véronique Vella

« Dis-moi pourquoi dans ce bordel de monde, à chaque fois que quelqu’un s’oppose, on dit qu’il a un problème ? »

Lorraine
Claire de la Rüe du Can

« J’ai vingt-deux ans, quarante de moins que toi. Et tu sais c’que j’te dis ? Que la foudre me tombe dessus, si là, devant toi, j’suis pas celle que t’étais y a quarante ans. »

Mahtab
Lisa Toromanian

« Moi j’sais ce qu’c’est la peur, parce qu’elle me pousse dans l’dos  : avoir peur signifie que tu peux pas avoir confiance. »

Mireille
Pauline Clément

« Mon pire cauchemar c’est d’être enfermée dans une usine tapissée de portraits de ma mère. Ma mère gamine. C’est tout dire. »

Odette
Sylvia Bergé

« On s’connaît depuis trente ans, on est entrées ici ensemble. Y avait pas d’néons dans cette pièce-ci, on se rassemblait au réfectoire… »

Rachel
Anna Cervinka

« J’ai un cerveau capable de réfléchir, hé oui moi aussi j’en ai un. »

Sabine
Élise Lhomeau

« C’est un raisonnement, pas un fait. »

Sophie
Maïka Louakairim

« Pourquoi j’devrais penser qu’ils veulent m’avoir à tous les coups ? »

Zoélie
Camille Constantin

« Les doutes, c’est un luxe ? »

 

Les éléments qui distinguent les personnages, dans la pièce imprimée, sont très précis[7]. Comment les comédiennes se sont-elles approprié la documentation et les personnages ? Est-ce par ce type d’improvisation ?

La pièce n’est, selon moi, pas si bien écrite que cela en ce qui concerne la caractérisation des personnages. Les indications qu’on peut lire dans la liste des personnages, qui ressemblent à des devises, peuvent nourrir l’interprétation. Mais elles ne donnent pas tellement à jouer en termes de langue, de parole, de prise de parole. C’est mon avis vraiment personnel, mais je trouve que Stefano Massini a créé des personnages qui sont un peu des prétextes. Et c’est tout l’enjeu de la mise en scène d’en faire des personnages perceptibles comme tels. Maëlle ne le formulerait pas ainsi, mais on cherche à éviter la partition suivante : Blanche d’un côté, qui ferait de la maïeutique en sachant très bien ce qu’elle ferait, avec une préscience et un savoir qui la placeraient très haut-dessus de ses collègues, et qui viendrait simplement faire bouger ses interlocutrices, et de l’autre côté, les dix autres, qui seraient toutes plus ou moins du même acabit, certes avec des modulations, mais qui seraient globalement des personnages butés dont l’opinion devrait être renversée petit à petit l’une après l’autre pour les besoins d’une pièce-argumentaire. Donc tout l’enjeu était d’essayer de se donner ensemble du grain à moudre pour imaginer ce qui allait se passer dans les silences, dans leurs pensées, entre elles. Imaginer ce que c’est que d’être au cardage, de faire la teinture, pour commencer à rentrer dans ce milieu ouvrier-là, pour comprendre la difficulté et la pénibilité du travail. Maëlle est allée interviewer d’anciennes ouvrières de Lejaby, dont on a entendu les témoignages très longs, très denses. On a écouté leur façon de parler, on a essayé de se plonger dans cet univers pour donner à la pièce ce que le texte n’avait pas pris en charge. Cela a permis de créer les conditions d’existence d’un groupe et d’une troupe, et ce que je trouve dommageable, moi en tant que spectateur, c’est que c’est vraiment par le hors-champ, par le hors-représentation, que cette chose-là existe et permet aux comédiennes de jouer ensemble. Je ne trouve pas la caractérisation des personnages si lisible que ça : qui veut quoi ? Qu’a vécu telle ou telle ouvrière dans son travail, dans sa vie ? Etc. En tant que spectateur, je n’ai pas tellement accès à tout cela, si ce n’est parfois parce que l’auteur a besoin, à un moment, d’un ressort très émouvant : par exemple, lorsque Lorraine prend la parole après s’être beaucoup tue, raconte sa vie et explique pourquoi elle n’est pas d’accord avec Blanche. Si on entre dans le détail des personnages, cela manque de précision : Agnès, par exemple, est issue de l’immigration polonaise et se tait la plupart du temps, mais, dans les silences, il n’y a pas tellement d’interactions à ce sujet. On voit qu’elle est ostracisée, notamment parce qu’elle est employée et non ouvrière, mais dans une grande pièce où on donne à voir onze femmes, je trouve que sa caractérisation et son parcours auraient pu être un peu plus étoffés.

Concrètement, est-ce Maëlle Poésy qui a rassemblé la matière documentaire, ou as-tu participé à cette tâche ?

En fait, pour vous parler des différents postes de collaboration avec la mise en scène, la question de la temporalité d’intervention fonde en partie la différence entre l’assistanat et la dramaturgie. Quand tu es à la dramaturgie – en l’occurrence, c’était Kevin Keiss le dramaturge –, tu es là avant la scénographie. C’est-à-dire avant tout le reste, parce que la scénographie, en général, arrive très vite après le tout début de la mise en route du projet. En effet, c’est la composante qui prend le plus de temps à être mise en œuvre. Souvent, on pense son espace et après on fait appel aux ateliers, on fait valider techniquement les choix, etc. La dramaturgie arrive en amont, au moment où se décident vraiment les raisons pour lesquelles on voudrait tel genre d’espace. Souvent, pour pouvoir décider de la scénographie, avec la dramaturgie et la mise en scène, on fait un peu de recherche au départ – même si chaque équipe artistique a ses méthodes de travail –, et on crée un ensemble d’inspirations, un faisceau de choses qui ont pu nous toucher, des films, des livres. Tout ce travail a été fait par Kevin et Maëlle avant de me rencontrer. Quand je suis arrivé, il y avait déjà un dossier de dramaturgie.

Tu as donc dû assimiler cette documentation. Était-ce un travail plutôt solitaire ou bien y a-t-il eu des échanges avec Maëlle Poésy ? Est-ce qu’il y avait des moments collectifs aussi, des échanges et des retours par rapport à ce qui devait être « absorbé » ?

Comme les comédiennes avaient peu de temps en dehors des répétitions, nous avons pris le temps de les aborder dans ce cadre, notamment pour la reprise du spectacle. Pour la tournée, il y a eu des changements de rôles, Coraly Zahonero et Elphège Kongombé Yamalé sont arrivées. Maëlle avait demandé qu’il y ait quelques jours en juin pour qu’elles puissent commencer à apprendre le texte et, comme elle a malheureusement attrapé le Covid sur ces jours-là, c’est moi qui m’en suis occupé. Maëlle m’a demandé en priorité de faire réécouter les entretiens des ouvrières aux comédiennes, pour que toutes (ré)entendent leurs voix, entendent vraiment comment elles expriment leur quotidien. Cela nous permettait de redonner des enjeux autour de la parole dans le spectacle. Au cours de la création, nous avons également regardé un extrait du film En guerre de Stéphane Brizé[8], le passage où Vincent Lindon prend la parole devant les salariés de l’usine, de la même façon que Blanche dans 7 minutes. On a regardé aussi un extrait de La Commune[9], des Strip-tease[10], etc. Pour les lectures, c’était à chacune d’avancer de son côté.

Pour articuler le travail d’improvisation à la documentation destinée à nourrir les comédiennes, avez-vous travaillé le jeu comme si le texte était un verbatim ?

L’enjeu du travail de Maëlle n’était pas là. Pour elle, il s’agissait surtout de réussir à plonger les comédiennes dans un état d’improvisation pour inventer autour de leur personnage. On a fait un peu de storytelling sur des questions de situation, tel que le pratique Thomas Ostermeier[11]. Le principe de cette méthode est de commencer par identifier quelle est la situation. Imaginons que l’objectif de la scène soit de sauver la vie de quelqu’un, on se demande alors comment se comporter dans une situation d’une telle urgence, et l’on demande si, dans l’équipe, quelqu’un a déjà vécu ce genre de situation, s’il veut bien la raconter et la mettre en scène. Tout en racontant son vécu, la personne fait appel à ses partenaires pour peu à peu entrer dans la fiction et jouer la scène. L’objectif de cette pratique est d’être à la fois dans une situation proche de soi, et déjà dans un geste de jeu et de mise en scène. Ensuite, on essaie de travailler la transposition pour voir si l’improvisation du storytelling a aidé à percevoir comment chaque comédienne réagit, et mesurer si le personnage peut réagir de même ou non, pour quelle raison, etc. On a expérimenté en ce sens avec Maëlle.

À propos des changements de comédiennes, comment la distribution a-t-elle été décidée ?

Au Français, la distribution est une grosse « usine à gaz ». Il y a un peu tous les cas de figure, mais là, comme il s’agit de onze comédiennes, donc d’une ponction relativement grande dans le vivier nécessaire à l’alternance de Richelieu, les choses ont été, je crois, ardues. C’est une équation à résoudre entre les désirs de la metteuse en scène et les disponibilités des comédiennes, qui peuvent être sollicitées par d’autres productions de la Maison, ou bien poser des congés, pour des projets, théâtraux ou cinématographiques, hors de la Comédie-Française. C’est donc un grand Tetris[12] où l’on essaie de faire au mieux. Donc pour la reprise de rôles pour la tournée, le nombre de comédiennes disponibles était très limité. C’est Claude Mathieu qui a remplacé Sylvia Bergé, qui jouait dans la première version que l’on n’a pas pu jouer à cause du confinement. Et Coraly Zahonero a pu rejoindre l’équipe, ce qui est une chance car elle avait beaucoup apprécié le spectacle donné au Vieux-Colombier, me semble-t-il.

Est-ce qu’une comédienne du Français qui part est forcément remplacée par une comédienne du Français ?

À Richelieu, vous ne pouvez pas jouer si vous ne faites pas partie de la Troupe. Il s’agit d’un théâtre de répertoire, c’est-à-dire que les textes qui sont joués doivent avoir été validés par le Comité de lecture de la Comédie-Française, et doivent être joués par des comédien·nes qui appartiennent à la Troupe. Vous pouvez dire treize ou quatorze lignes si vous n’appartenez pas à la Troupe. Si c’est plus, cela doit revenir à quelqu’un de la Troupe. Mais il peut y avoir des artistes de complément, qui sont payés en plus pour venir, faire de la musique par exemple, danser. Cette règle-là ne concerne ni le Vieux-Colombier, ni le Studio-Théâtre. Il est donc possible d’avoir quelqu’un de l’extérieur, mais c’est pris sur le budget de la production. Cela a été le cas pour 7 minutes où il a fallu chercher un peu ailleurs pour soulager Richelieu. Je pense qu’ils essaient le plus possible de faire en sorte que les remplacements se fassent par des membres de la Troupe, mais ce qui s’est passé pour le rôle de Lorraine répond par la négative à votre question : Claire de la Rüe du Can, de la première version de 2020, a été remplacée par Séphora Pondi, également de la Maison, pour 2021, qui a elle-même été remplacée par Elphège Kongombé Yamalé, qui n’appartient pas à la Troupe, pour la tournée.

 

7 minutes, texte de Stefano Massini, mise en scène de Maëlle Poésy
© Vincent Pontet

 

Pour revenir à la mise en scène du spectacle, en tant que spectateur·rices, nous avons senti votre intention d’immersion, le souci de nous donner l’impression de faire partie des deux cents ouvrières que ces onze femmes représentent, par le travail de la lumière notamment, ou encore cette caisse sur laquelle s’assoient à tour de rôle certaines ouvrières et qui est placée au même niveau que le premier rang. Est-ce qu’il y a eu la tentation, à un moment donné, qu’un personnage s’adresse directement au public ? Il se trouve que ce n’est jamais le cas dans le spectacle : est-ce un choix ?

C’est sûr que c’est un choix. On voulait que les spectateur·rices soient comme les fantômes des deux cents autres ouvrières, que ce lieu soit rempli de gens qui ne sont pas vraiment là. Scénographiquement, le public est déjà bien associé aux comédiennes. Dans le texte, il n’y a pas tellement l’occasion de s’adresser à d’autres. Et je pense que cela aurait été une erreur dramaturgique, car c’est quand même un huis clos, et leur drame réside dans le fait qu’il n’y ait pas de secours. Elles ne savent pas d’où va leur venir le coup, d’où va venir le danger, et aucun secours ne peut leur être apporté de l’extérieur. Il faut quand même qu’on reste dans cette idée qu’elles sont entre elles et qu’il faut réussir à faire quelque chose ensemble, dans le temps qui est donné, et s’entendre avec celles qui sont là. Pour la caisse, il s’agissait plus d’une question scénographique, même si c’était plutôt élégant sur le plan de la dramaturgie. Comme on travaille en bifrontal, il s’est souvent trouvé que j’étais d’un côté et Maëlle de l’autre. Cela permettait de faire en sorte que les comédiennes se tournent davantage dans toutes les directions, mais elles avaient quand même une tendance corporelle à jouer pour Maëlle. La représentation était polarisée. C’est à partir de là que nous avons réalisé qu’une partie des spectateur·rices n’allait voir que les visages de celles qui écoutaient, et une autre partie n’allait avoir le droit qu’à Blanche qui parlait. Nous nous sommes donc dit : « Jouons là-dessus », il y a un dos et onze faces, mais comme cela ne peut pas tenir tout le temps, parfois il faut des profils. Il y avait également une polarisation de l’espace par les murs très remplis et ce grand lino vide entre les deux. Pour toutes ces raisons, quelqu’un a proposé de mettre un objet scénographique plutôt de mon côté, à l’endroit où vous l’avez vu. De cette manière, il y aurait des comédiennes qui pourraient s’y asseoir, et les spectateur·rices pourraient regarder le personnage assis à cet endroit, et au moins, quand elles s’adresseraient à lui, le public verrait le visage des autres comédiennes. C’est de cette manière que le choix s’est fait. Au début, on a essayé sur le plateau et on pensait que cela allait gêner le public, donc j’ai proposé de placer cette caisse dans le public. En tant que spectateur·rice, quand on a quelqu’un devant soi, c’est supportable, car on sait qu’il va bouger. Mais quand on a un objet scénographique juste à ses pieds, c’est un peu plus gênant… Donc, tant qu’à faire, on a fini par l’incorporer au public. Ce qui renforce peut-être la sensation d’immersion.

7 minutes : scénographie d’Hélène Jourdan – maquette
© Hélène Jourdan

7 minutes : scénographie d’Hélène Jourdan – détails
© Hélène Jourdan

7 minutes : scénographie d’Hélène Jourdan – Théâtre du Vieux-Colombier
© Hélène Jourdan

Concernant le dispositif bifrontal, est-ce que cela a été pour vous un moyen de traduire la pensée dialectique à l’œuvre dans la parole collective ? Est-ce que cette hypothèse justifie le bifrontal ou bien est-ce que c’était déjà une idée de Maëlle Poésy auparavant ?

Pour ce point, je ne sais pas. Je sais que l’équipe artistique, Camille Vallat, Samuel Favart-Mikcha, Mathilde Chamoux, Hélène Jourdan, ainsi que Maëlle Poésy et Kevin Keiss, ont visité des usines, en amont, avant la création de la maquette, pour comprendre quels étaient les espaces, pour voir leur fonctionnement, notamment parce que le principe du comité d’usine est propre au système italien et différent des syndicats français. Mais en même temps, l’histoire prend appui sur l’usine Lejaby[13], française. Il fallait donc réussir à rendre compte d’une réalité à l’image des comités d’usine : pas trop militante, pas trop politisée, tout en représentant un espace qui traduise l’usine telle qu’on peut se la représenter en France. L’équipe a ainsi visité ce type d’espace-là : un genre d’entrepôt, pas chauffé, où en hiver il fait froid, ce qui permettait de penser aussi en termes de costumes, de penser à un endroit où l’on ne s’installe pas. Maëlle et Kevin croyaient beaucoup au fait que les onze ouvrières, bien que déléguées, ont une prise de parole qui n’est pas réfléchie, au sens où elle s’élabore sur le moment, sans être de bout en bout pensée en amont. Par analogie, on voulait faire en sorte que cette scénographie ne joue pas comme un endroit établi, dans lequel elles auraient eu l’habitude de se réunir. On s’est raconté qu’on leur laissait ce lieu-là à la fin d’une journée de travail, une fois par mois, ou tous les deux mois, pour qu’elles puissent se réunir, mais que l’usine n’en était pas à donner de grands espaces dédiés à la délégation des ouvrières de l’usine. Nous voulions travailler sur l’appropriation progressive de l’espace. D’une certaine façon, il fallait créer, par la scénographie, l’épée de Damoclès, la présence des patrons.

En interprétant les choix de scénographie, nous avons eu l’image d’un bateau au début, comme si toutes étaient dans un bateau en train de dériver, avec un aspect carcéral marqué par l’ombre de la grille et le bruit assourdissant. Est-ce qu’il y a eu d’autres imaginaires convoqués ?

Je ne pense pas que cela ait relevé d’une volonté absolument consciente de se dire qu’on allait mâtiner l’ensemble de l’imaginaire des marins, que cela ait servi à la pensée scénographique. C’est intéressant de constater, en vous écoutant parler de la pièce, que les personnes qui se mettent à réfléchir au spectacle qu’elles ont vu, et les chercheur·ses en particulier, mettent le doigt sur des signes sensibles qui relèvent de l’inconscient d’une création. En revanche, ce dont je peux vous parler qui concerne ce démarrage de spectacle, c’est le problème que nous avons eu avec cette histoire d’attente. En effet, les ouvrières sont censées attendre à cet endroit depuis deux ou trois heures, donc nous nous sommes demandé comment représenter cela pour le public. Comment sont-elles dans l’espace ? Sont-elles là avant que les spectateur·rices n’entrent ? Est-ce qu’elles entrent après eux·elles ? Mais dans ce cas, est-ce que cela ne devient pas trop formel ? Comment la parole advient-elle ? Parce qu’en fait, à partir du moment où la parole jaillit, il y a une heure et demie de texte qui ne s’arrête pas beaucoup. La parole ne peut pas naître d’un brouhaha, parce qu’a priori, si elles attendent depuis si longtemps, avec l’anxiété qu’elles décrivent, elles ne sont pas prises dans des échanges qui les accaparent complètement. Ce qui est fort, mais délicat, c’est de commencer à partir de rien. On a donc essayé plein de solutions possibles, et l’on a tenu compte d’une contrainte qui n’est pas dramaturgique : on ne pouvait pas décemment demander aux comédiennes d’arriver plus tôt. Compte tenu des convocations à la coiffure, et du fait qu’elles sont susceptibles de répéter une autre pièce les après-midis de leurs représentations, elles ne peuvent pas être au plateau, toutes, prêtes, trente minutes avant le début du spectacle, pour l’installation du public dans la salle. Rachel, par exemple, doit déjà arriver quelque chose comme 1h30 avant le début de la représentation, parce qu’il y a le temps de la coiffure et du tatouage à réaliser. On a donc choisi cette proposition formelle, pendant l’entrée du public, cette création sonore, qui monte jusqu’à s’arrêter brutalement en laissant résonner une espèce de silence qui, selon nous, fait arriver à un vide, au moment de l’attente. Ces sons nous ont plu parce qu’ils faisaient aussi penser à des bruits de cliquetis comme dans les prisons. Le grillage qui bougeait au-dessus était une image du métier à tisser, une image du travail de ces ouvrières.

Cela nous plongeait nous-mêmes dans une certaine tension, qui correspondait à l’état de tension des comédiennes perçu au plateau.

Maëlle disait en riant que c’était peut-être le seul moment de « Maëlle Poésy » dans le spectacle, parce qu’elle fait, je crois, habituellement du théâtre où la question formelle a une grande importance. Elle avait compris que le travail de mise en scène de ce genre de pièce était ailleurs, parce qu’il faut absolument que tu t’effaces, ravaler en quelque sorte ce qui fait ta « patte » de metteur·se en scène et en même temps, il faut que tu travailles très intensément à ton effacement, pour atteindre une lisibilité destinée au public. Il faut donc organiser onze corps sur le plateau, qui ne soient pas toujours en commande, tous en ligne, ou tous en cercle, parce que sinon, très vite, avec des comédiennes qui sont habituées à faire attention à l’équilibre du plateau et à leurs adresses, il y a un ensemble très net et très propre qui se dessine, mais qui est loin de représenter des salariées qui discutent dans une usine. En revanche, on ne peut pas leur dire juste : « Placez-vous dans le désordre ! », au risque qu’il ne se passe rien. Maëlle avait à cœur de dire que la mise en scène n’était pas tellement visible dans sa proposition, parce que c’est une chorégraphie qui essaie de s’effacer. Pour donner à voir ces ouvrières, et leur parole.

 

7 minutes : costumes de Camille Vallat
© Camille Vallat

 

Maëlle Poésy a aussi une formation de danse, ce qui se ressent dans Sous d’autres cieux par exemple. À quel point le geste chorégraphique est-il ici orchestré et fixé ?

C’est le cœur du travail, mais c’est ce dont j’ai le moins de souvenir précis parce qu’en fait, je crois que ça infusait chaque moment de répétition. On a beaucoup travaillé à l’intérieur de grands mouvements. J’ai quand même réussi à « découper » un peu la pièce, parce qu’il y a des « vagues », et petit à petit on les a créées – et c’est là que je n’étais pas toujours content de l’écriture de Massini parce que c’est comme s’il faisait un long plan-séquence censé avancer tout seul. On a coupé certaines choses, notamment le texte de Blanche, et faute d’avoir réussi à créer vraiment des personnages – selon moi ! –, parfois on s’est autorisé·es à ajouter des répliques du type « Pour rien, tu dis ? », simplement pour que Blanche ne tourne pas complètement à vide, ce qui permettait un peu de réactivation dans l’écoute. On a travaillé par exemple à partir du premier grand mouvement, du début jusqu’à la lecture de la lettre. Le dessin se fait d’abord grossièrement, et après on commence à détailler. « Grossièrement », cela veut dire par exemple que l’on fait en sorte qu’un groupe suive Blanche, qu’un autre suive Arielle, puis Rachel et Arielle. Ensuite, pour le travail de détail du type « Qui fait tel regard, etc. », souvent cela appartient aux comédiennes, ce sont elles qui proposent, elles « tricotent » et, avec Maëlle, on valide ou on affine. Mais il y a de grands moments qui doivent être chorégraphiés. Par exemple, pour l’altercation raciste, on prend le temps très techniquement de caler les gestes de violence, de dire « Là, il faut que tu partes pour récupérer unetelle ou unetelle », c’est toujours à un cheveu près. Ce moment d’altercation permet que l’écoute qui vient ensuite soit un peu différente. Il n’est pas du tout dans le texte de Stefano Massini, même si c’est le texte qui nous a incités à travailler dans cette direction, parce que la réplique de Blanche qui suit cette violence lui permet de s’adresser aux autres plus doucement. On ne voulait pas que Blanche fasse de la maïeutique, mais plutôt que sa pensée émerge au présent, et le plus souvent possible à partir des réactions des autres. C’est là le gros enjeu, et ce moment permettait cela. Au départ, lors des premières répétitions, Véronique Vella, qui joue Blanche, prenait l’énergie de tout le monde, mais très vite, toutes répondaient crescendo, portées par Françoise Gillard en première opposante, celle qui joue le personnage d’Arielle. Et au bout d’un moment, plus personne n’entendait rien, on n’avait plus de nuances. Il nous a paru très important de ménager précautionneusement les oppositions pour ne pas toujours être dans une frontalité systématique. Comme par exemple pour l’espèce de climax médian : le moment où on évoque le calcul pour les deux cents ouvrières[14]. L’idée est de se dire qu’avant qu’advienne ce calcul, elles sont toutes en train de plier bagage, mais que même celle qui est sur le point de sortir définitivement de la pièce, Zoélie, le personnage interprété par Camille Constantin, renonce à partir et retraverse le plateau dans l’autre sens, prête à rouvrir le débat, quand elle entend les conséquences collectives de la proposition des patrons.

 

 

Stefano Massini, 7 minutes. Comité d’usine : extrait
Traduction de Pietro Pizzuti
Paris, L’Arche, 2018, p. 58-59

 

Les silences sont parfois très présents pour certains personnages. Dans ce cas, c’est à la comédienne de se créer l’histoire qui lui permettra de réagir aux interventions de celles qui continuent de débattre ?

Oui. On pourrait faire la comparaison avec Douze hommes en colère[15], œuvre dans laquelle les silences des personnages sont particulièrement éloquents. Dans 7 minutes, la parole au début paraît assez facile, mais certaines prises de parole sont assez inattendues. Pourquoi Agnès, qui est silencieuse très longtemps, fait-elle référence tout à coup aux autres ouvrières rencontrées dans le tram ? Pour que l’action avance ? Je ne trouve pas forcément que le rapport à la parole et à la prise de parole ait été tellement sculpté par Stefano Massini, donc cela a toujours été un peu une lutte pour nous. Il paraît qu’il considère ses textes comme de la matière à jouer, et non forcément comme une partition fixe et définitive, ce qui pourrait expliquer cette sensation d’inachèvement que j’ai à ce sujet. Heureusement, les comédiennes sont brillantes ! Mathilde Édith-Mennetrier s’est inventé tout un lot de monologues intérieurs pour réussir à interpréter la taciturne Agnès, mais il faut reconnaître que ce n’est pas forcément facile. Camille Constantin, par exemple, plutôt que d’opter pour le monologue intérieur, muscle le propos après l’altercation raciste en ajoutant « Ben pourquoi tu dis rien ? » au texte de Massini, à l’adresse de Mahtab incarnée par Lisa Toromanian. Parfois elle a envie de nourrir davantage l’action d’elle-même, et je la comprends. De temps en temps par exemple, sur le climax médian dont on parlait tout à l’heure, elle met plus de temps pour retourner s’asseoir. Selon moi, c’est courir le risque de nuire un peu à la dimension collective, et en même temps, elle profite de ce moment pour faire vivre son personnage, qui n’a presque que cela pour exister. C’est un équilibre assez compliqué à trouver.

7 minutes, texte de Stefano Massini, mise en scène de Maëlle Poésy
Photo de répétition prise le 7 février 2020
© Vincent Pontet

Le spectacle a été joué au Vieux-Colombier, et ensuite dans d’autres théâtres, comme le Théâtre Gérard Philipe ou le Théâtre Public de Montreuil. Comment avez-vous traité ces changements de lieu ? Ce sont des espaces très différents. La taille de la scène n’est pas la même. La bifrontalité n’est pas du tout la même. Il a peut-être fallu improviser ou du moins préparer en très peu de temps ces déplacements, avec des coordonnées complètement différentes. Qu’en est-il, du reste, des variations de la réception du fait de la sociologie des publics ? Même si le public de théâtre est rarement très populaire, la sociologie n’est quand même pas la même au Vieux-Colombier et au TGP, ou encore à Montreuil. Est-ce que cela se sent en termes de retour, d’écoute ?

Ce sont des choses dont je peux parler seulement de seconde main, parce qu’en tant qu’assistant, je n’ai jamais fait de tournée, à part pour la date du TGP. C’était la première fois que j’emmenais une équipe en tournée, parce que comme j’ai travaillé surtout à la Comédie-Française, ou en création ailleurs, je ne m’occupe pas de cet aspect-là. Mais grosso modo, c’est surtout la scénographe qui prend en charge très en amont l’adaptation au lieu de représentation. Pour donner un exemple, on a dû créer les murs pour porter les structures qui s’adossaient aux murs naturels du Vieux-Colombier. On a dû aussi créer la porte. Il y a deux formats pour le spectacle. Au TGP, c’était la même ouverture qu’au Vieux-Colombier, mais pour les scènes avec une ouverture plus grande, il y a deux mètres de lino en plus, qu’on rajoute au milieu. Et dans ce cas, l’espace est très différent, parce que les comédiennes peuvent vite se retrouver isolées, toutes seules sur ce grand sol bleu. L’adaptation aux salles, c’est une question technique la plupart du temps, cela implique la modification de certains paramètres, le volume de la voix par exemple, mais on n’a pas le temps de faire évoluer le spectacle sur le plan de l’interprétation. Les comédiennes arrivent le jour-même et le montage se fait un jour avant en général. En tant qu’assistant, quand ce n’est pas la metteuse en scène qui s’en occupe, je fais un raccord avec les comédiennes. Pour ce spectacle, comme il y a beaucoup de mouvements et que cela doit aller très vite, on file entièrement la pièce, en se familiarisant avec l’espace, justement pour qu’elles l’appréhendent et puissent voir si celui-ci est plus grand, plus petit, etc. Elles jouent assez vite. Pour ne pas s’épuiser, elles ne mettent pas d’intention, d’énergie, elles placent juste le texte, et on s’arrête vraiment sur les gestes de mise en scène qu’on avait posés, quand ils ne peuvent pas se faire dans tel ou tel espace. Il faut de temps en temps réajuster les placements de certaines qui sont parfois hors du champ de visibilité de certain·es spectateur·rices. On essaie de se donner un niveau général de volume pour chacune : je me place en haut, je vais de tous les côtés pour vérifier qu’on entend bien de partout. Le TGP est un outil merveilleux, on n’a pas eu tellement de problèmes, l’acoustique est vraiment très bonne. En termes de sociologie des publics, je peux difficilement parler du TGP ou de Montreuil, je n’ai pas eu le retour du public, je ne peux pas dire. Les comédiennes m’ont dit que ce n’était pas du tout la même ambiance qu’ailleurs, mais je ne saurais dire dans quelle mesure cela a influé sur leur manière de jouer.

Je peux peut-être vous faire un retour en tant que spectatrice mais aussi qu’ouvreuse au Théâtre Public de Montreuil où j’ai eu l’occasion de voir la pièce plusieurs fois. Dans l’équipe, nous sommes plusieurs personnes racisées, comme moi – je suis issue de l’immigration –, et nous avons salué non seulement le fait que vous portiez la parole ouvrière, mais aussi votre travail d’enquête et de collecte de témoignages, et en particulier la restitution de la peur des femmes racisées, notamment avec le personnage de Mahtab, qui ne veut pas trop faire de bruit. Ça faisait écho à notre histoire et ça nous a beaucoup touché·es de voir que dans des situations comme celle-là, cette peur énorme est là. Elle est partout dans notre éducation, dans le monde professionnel, il y a toujours ce discours qui nous dit de ne pas trop faire de bruit, de nous comporter comme ça et pas autrement. Ça nous a fait plaisir de voir ça mais ça nous a aussi attristé·es de voir qu’avec ces personnages, la peur gagne toujours. C’est davantage une question de texte que de mise en scène, mais on s’est dit que c’était dommage qu’il n’y ait pas eu un personnage capable de dire « merde » à la peur et de se dire : « Je vais voter contre parce que j’existe même si je ne suis pas d’ici. »

Oui, je comprends votre analyse qui est très juste, et je partage votre désir d’étoffer, voire d’infléchir les parcours de certains personnages tels qu’ils sont écrits. La seule chose que je peux ajouter sur la réception concerne ce qui s’est passé dès les dernières semaines de répétition, parce qu’on a invité des ouvrières qui avaient témoigné pour Maëlle à venir voir des filages. Cela a été très intense en émotion, pour tout le monde, ces femmes avaient l’air de confirmer le fait que cela leur faisait du bien que leur parole soit portée sur un plateau et que leur combat soit représenté. Ça a été un moment important et touchant qui justifie le fait de monter cette pièce.

 

Notes

[1] L’Académie de la Comédie-Française est née en 2009 et accueille des jeunes diplômé·es des grandes écoles supérieures d’art. Il s’agit d’une formation de onze mois qui couple enseignement et mise en pratique de tous les acquis reçus dans ces écoles.

[2] Baudouin Woehl est un élève dramaturge du Groupe 45 du TNS. Il a notamment effectué un stage auprès de Maëlle Poésy sur son spectacle à partir de l’Énéide de Virgile, intitulé Sous d’autres cieux, créé à Dijon en mai 2019 et présenté à Avignon lors de la 73e édition du Festival.

[3] Contrairement à Richelieu où alternent plusieurs spectacles, au Vieux-Colombier, on joue en série. Il faut donc être disponible pour le temps des répétitions (huit semaines) et le temps des représentations (six semaines).

[4] Issu du Groupe 38 de la section « Régie » du TNS, Samuel Favart-Mikcha est le créateur son ; issue du Groupe 39 de la section « Scénographie-costumes » du TNS, Camille Vallat est la créatrice costumes ; issue du Groupe 40 de la section « Régie », Mathilde Chamoux est la créatrice lumières ; issue du même Groupe, en section « Scénographie-costumes », Hélène Jourdan est la scénographe. Dramaturge du spectacle, Kevin Keiss s’est aussi formé au TNS, dans la section « Dramaturgie » (Groupe 39).

[5] La journée de travail des comédien·nes est organisée en deux ou trois services de quatre heures chacun.

[6] En raison du nombre d’interprètes nécessaires pour la pièce, Maëlle Poésy a eu recours à des comédiennes venant de l’extérieur, qui ont ainsi formé un « collectif » avec les comédiennes issues du Français. À la création : Élissa Alloula, Anna Cervinka, Françoise Gillard, Élise Lhomeau, Claude Mathieu, Séphora Pondi et Véronique Vella (de la Comédie-Française), Camille Constantin, Maïka Louakairim, Mathilde-Édith Mennetrier et Lisa Toromanian. À la reprise : Élissa Alloula, Sylvia Bergé, Françoise Gillard, Élise Lhomeau, Léa Lopez, Claude Mathieu, Véronique Vella, Coraly Zahonero (de la Comédie-Française), Camille Constantin, Elphège Kongombé Yamalé, Maïka Louakairim, Mathilde-Edith Mennetrier, Lisa Toromanian (certaines comédiennes étaient distribuées en alternance à la reprise, d’où leur nombre supérieur à onze).

[7] Stefano Massini, 7 minutes. Comité d’usine, trad. Pietro Pizzuti, Paris, L’Arche, 2018. On se rapportera notamment aux indications qui figurent dans la liste des personnages, par exemple : « Odette, 47 ans, ouvrière depuis 30 ans, au département cardage, mère de Sabine, plus de cigarettes que d’idées. »

[8] Le film de Stéphane Brizé, En guerre, est sorti en 2018 : une multinationale allemande a décidé de fermer l’un de ses deux sites français de sous-traitance automobile, rompant ainsi l’accord passé deux ans plus tôt entre les syndicats et la direction de l’usine pour sauvegarder les emplois à la condition d’accepter quarante heures de travail hebdomadaire payées trente-cinq et de renoncer à toute prime ; le film raconte la lutte des ouvrier·ères contre cette fermeture, mais aussi les divisions, en leur sein, concernant la stratégie à adopter et les enjeux de la lutte elle-même.

[9] La Commune (Paris, 1871) est un film de Peter Watkins, diffusé d’abord sur la chaîne de télévision Arte en 2000, puis au cinéma en 2007. Il repose sur un dispositif de tournage qui décale les codes habituels du film historique et cherche à engager un dialogue critique avec le spectateur contemporain.

[10] Strip-tease est le nom d’une émission de télévision documentaire belge de Jean Libon et Marc Lamensch diffusée en France entre 1992 et 2012. Cette émission s’est écartée du genre documentaire traditionnel en évitant le plus possible d’utiliser la voix off du commentateur et en faisant entrer le téléspectateur dans l’intimité de protagonistes atypiques qui livrent leur quotidien.

[11] Voir Gerhard Jörder, Ostermeier, backstage, trad. Laurent Muhleisen et Franck Weigand, Paris, L’Arche, 2015, p. 92.

[12] Tetris est un célèbre jeu vidéo de puzzle datant des années 1980-1990.

[13] Lejaby, société de lingerie créée en 1930, commence à péricliter dans les années 2000 et voit dès lors se succéder rachats par des groupes étrangers, plans de licenciement, fermetures d’usine et délocalisations. En 2010, à la suite d’un nouveau plan de licenciement, un mouvement de lutte se met en place, porté, pour l’essentiel, par des femmes qui sont particulièrement présentes dans les industries textiles : occupation de locaux et grèves suscitent l’intérêt des médias et des politiques en campagne (notamment sur le site d’Yssingeaux en Haute-Loire), mais l’entreprise n’échappe pas à la liquidation judiciaire en 2012, à laquelle succèderont d’autres reprises et la création d’une petite coopérative, Les Atelières, comptant d’anciennes ouvrières de Lejaby. Plusieurs œuvres sont nées de cette lutte dont la pièce À plates coutures de Carole Thibaut (Lansman éditeur, 2015).

[14] Dans ce passage, Blanche fait le calcul de la somme totale des minutes prises par les employeurs aux ouvrières, à l’échelle de l’usine, en réduisant leur pose individuelle de sept minutes, et montre que les patrons obtiennent ainsi six-cents heures de travail supplémentaires (voir Stefano Massini, 7 minutes. Comité d’usine, op. cit. p. 58-59).

[15] Douze hommes en colère (12 Angry Men) est une pièce de théâtre de Reginald Rose (1954) qu’il a lui-même adaptée pour le cinéma en écrivant le scénario du film de Sidney Lumet (1957). La pièce et le film explorent le mécanisme d’un procès, en épousant la structure dramaturgique de ce genre de délibération. Comme 7 minutes, il s’agit d’un huis clos en temps réel : un jury de douze hommes doit statuer sur le sort de l’accusé. Le jugement doit être unanime pour être validé. Si l’accusé est déclaré coupable par les douze hommes, il aura droit à la chaise électrique. Un premier vote est mis en place. Tous votent coupable, sauf un (Henry Fonda). Il déclare avoir un « doute légitime » sur la culpabilité de l’accusé. Les débats vont commencer…

 

Pour citer ce document

Aurélien Hamard-Padis, « Onze comédiennes pour sept minutes », entretien réalisé par Alice Roudier et Virginie Lacombe, thaêtre [en ligne], mis en ligne le 11 avril 2023.

URL : https://www.thaetre.com/2023/04/11/onze-comediennes-pour-sept-minutes/

 

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Onze comédiennes pour sept minutes

 

 

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