0. Ce qu’on écoute, ce qu’on entend, ce qu’on voit et surtout ce qu’on ne voit pas
Shakespeare’s sisters est un travail qui s’attache au départ à faire entendre ce matériau très particulier du procès-verbal minuté des journées de ces inconnues qui ont accepté de se prêter au jeu que je leur proposais. C’est parti de là. D’une intuition et d’une envie.
L’intuition que dans la trame serrée du temps, de ces faits et gestes, se loge l’espace du poème, c’est-à-dire notre capacité d’être au monde, d’entendre et d’être. Quelque chose comme notre force vitale la plus indomptée.
L’envie de donner sa place, au plateau, à une chose assez peu considérée ou à laquelle peu de valeur est accordée. Dont on reconnaîtrait la grâce, la puissance. Dont on percevrait la menace d’écrasement qu’elle contient. Entrer dans ce matériau, le considérer, y puiser la force de s’en échapper. Regarder et se laisser gagner par le mouvement contenu.
Repartons du matériau initial. Et de notre expérience première. Quand on entend, c’est sublime. C’est comme ça qu’on l’a vécu. Mais aussi : agacements, gênes, résistances, douleurs. Quelque chose qui dans cette ambivalence nous touche, intensément, au plus profond de nous-mêmes. Quoi, exactement ?
Assez vite, on s’est rendu compte que pour entendre, il fallait ne pas écouter. Une façon de pénétrer dans un espace suspendu : suspendre son jugement, ses idées, ses envies, ses colères, ses défiances, ses appréhensions, peurs, réticences. Il fallait entrer dans cet état de suspension. Accepter. Quoi ? On ne sait pas.
Pour entrer dans cet état de suspension, je nous engage dans une dramaturgie plurielle. Donc : le texte n’est pas premier ; on travaille à une combinatoire corps, son, lumière, vidéo, espace, selon une logique non pas au service de mais ensemble – ce qui est déjà, en fait, un choix politique.
Peu à peu, en comprenant, par le faire, comment chaque élément jouait, au sens aussi d’un mécanisme qui joue – créer du jeu, de l’espace et du mouvement –, en cherchant ça, comment chaque élément travaille, on a réalisé qu’il y avait un processus qui était en train de s’enclencher et que c’était ça, au fond, qu’on faisait, dans, par et avec ce spectacle : enclencher un processus.
Panorama sonore
VOIX : voix 1/Audrey (micro), voix 2/Francine (micro), voix 3/Floriane (micro), voix Grâce (diffusion), chant de Bibi (depuis la coulisse), voix Floriane In (au plateau).
FRÉQUENCES : vibration lourde, vibration aigüe.
MUSIQUES : musiques de la jeune fille, musique de la danse combat, musique de la neige.
SONS « SUBLIMINAUX » : ce sont des sons du quotidien et de la mémoire (un avion qui passe, le bruissement des feuillages, voix dans la rue un soir d’été, une mouche, quelques notes qui se cherchent à la basse, le cliquetis des bracelets, une ambulance, la rue l’hiver, voix lointaines, des enfants dans une cour de récréation, un orchestre qui s’accorde, le chant d’une baleine, murmure du train, bribes de musique, très loin, un éclat de rire, encore plus loin, passage d’une sirène, un crooner qui chante une chanson d’amour, faible rumeur, une place, des pas, un briquet qui allume une cigarette, un fusil qu’on arme, une porte qui claque, le vent).
Ces sons peuvent parfois être repris de la vidéo, en synchro ou en décalé (mouvement du train, voix de la rue).
SONS « IN » : les pas, le zip de la fermeture des bottes, enclenchements des diapos et souffle du projecteur, l’ampoule de la lampe qui claque, la respiration d’Audrey qui reprend son souffle, les clés qui tombent.
En imagination, je relis le spectacle au regard de la question du son. Expérience étonnante et très instructive. Me permet de « voir ». Souvenir de ma première intuition : pour entendre, il faut ne pas écouter. Et le fait qu’on ne doit pas voir qui parle. Identifier. Localiser. Circonscrire. (Elle – donc pas moi). Il ne s’agit pas du tout d’activer une empathie qui permettrait de se projeter, mais de travailler sur l’écoute intime que l’on a pour la modifier insensiblement, l’ouvrir vers nos mondes intérieurs, vers les points où ils se sont figés, et avancer vers un inconnu dont on peut soupçonner qu’il sera perturbant mais qui est le lieu du possible. Donc il s’agit vraiment d’entendre. Porter au plateau cette parole-là, c’est un acte, pas un discours ou un récit. L’ambition du geste est de générer un mouvement, de déplacer quelque chose de nous-mêmes. Dans cette tentative, y compris quand il se fait parole, le son configure l’espace scénique, l’inscrit dans l’espace plus vaste du monde, et nous guide vers nos espaces intimes, intérieurs.
Une femme parle. Rapide et léger, net, hors affect. J’entends, je ne vois pas. Nous sommes plongés dans le noir. Je crois distinguer l’ombre d’une femme. Surgie puis disparue dans la fumée. Le faisceau du projecteur traverse l’espace et le fait trembler. Mon regard s’habitue doucement. Le brouillard se dissipe. Le film au lointain. Une chaise vide. Une femme traverse. S’accroupit. Semble ramasser quelque chose. Se relève. Repart. Une femme âgée est assise sur la chaise. Mais je ne vois pas celle qui parle.
Légère inquiétude, sans doute accentuée par ce qu’on perçoit des sons « subliminaux ». Des sons du quotidien, qu’on associe normalement à un bien-être. Il faut traverser des strates. L’écoute se fait de plus en plus sensible. Sauf s’il y a blocage. Il faut désamorcer ce blocage. On le fait en disant : je suis là. La qualité de la diffusion permet d’affirmer l’intentionnalité. C’est une façon de dire : je suis là. Tout en laissant chacun seul. Parce qu’il faut oser cette solitude. Si je la prends en charge, je passe complètement à côté du projet. (Puisqu’il s’agit, quand-même, d’émancipation.)
Il y a une voix principale, claire, de temps en temps une autre, plus grave, plus mate, qu’on n’a pas le temps vraiment d’identifier. Et une troisième, qui introduit une tangente. Son timbre se situe entre les deux précédents. Mais c’est la première voix que l’on identifie, suit, à laquelle notre attention s’attache.
Le son des voix doit avoir une forte présence. Il doit provenir du plateau. C’est de là que ça nous parle. Puis peu à peu, ça devient de plus en plus proche d’une voix intérieure. Toujours aussi net, très présent, mais avec une direction, une source, moins identifiables.
Ça va conduire à la surprise de la découverte : la concordance soudaine entre ce que je vois et ce que j’entends. Ces femmes, debout face à leurs micros, tout près de moi. Elles étaient donc là. Depuis combien de temps ? Depuis combien de temps est-ce que je ne les vois pas ?
Cette concordance est co-construite avec le spectateur : à ce moment, la source du son est à l’opposé des corps révélés des comédiennes au micro. C’est le spectateur qui associe les deux. Ça va très vite, ce n’est pas conscient, mais c’est une part active qu’il prend à la réalité nouvelle du plateau, au réagencement. Elles étaient là. Nous sommes là. Le spectateur sort renforcé de cette micro-séquence, de ce glissement. Renforcé dans sa présence.
Le son de la musique vient de la petite enceinte de la jeune fille à chacun de ses passages. Elle arrive du dehors, on entend de loin, il y a une approche, une traversée, une disparition. Comme une micro-expérience de la perte. On peut tricher un peu avec l’amplitude mais c’est elle qui fait la musique. Cette fille qui passe. C’est son pouvoir. De plus en plus frontal. Carrément frontal sur la séquence de la danse TROP fort. (Impérativement, beaucoup trop.) Qui s’interrompt brutalement. Avec l’incongruité de ce son si fort suivi de ce silence plein d’incompréhension. Les trois autres comédiennes (que l’on voit désormais) sont un instant sorties de leurs places. Et la mécanique reprend. Un peu grippée mais elle reprend. Cette rupture sonore a créé un avant et un après. On redoute, on déplore ou on attend, mais ce n’est plus pareil.
Les sons subliminaux, on doit se demander si on n’est pas seul à les entendre, s’ils viennent de l’extérieur, de la coulisse, ou du film, ou de notre mémoire. C’est un micro-jeu, non conscient, avec nos perceptions et nos imaginaires, qui creuse une voie possible vers l’intime.
Le son de la vibration très grave, sa manifestation physique dans le corps, la vibration qui monte, joue sur notre habitude de spectateur. Il tend l’écoute. Il répond au temps suspendu du plateau, au temps circulaire de la variation des heures énoncées, il donne la sensation concrète d’un temps compté qui avancerait vers quelque chose. Il est lié à l’image récurrente de la vidéo de la silhouette de la femme qui avance vers nous.
Pourtant l’adrénaline est davantage dans les sons directs de ce qui advient au plateau : le zip de la fermeture des bottes, les clés qui tombent, l’ampoule de la lampe qui claque…
La vibration aiguë, qu’on n’entend pas directement, c’est une fréquence plus qu’un son. Elle travaille sur un inconfort. Extérieur à nous. Et sur la qualité de silence quand elle cesse. La sensation d’être entré dans un espace autre.
La musique de la danse-combat, balade infiniment douce, a encore une valeur différente. À ce moment, pour la première fois les comédiennes sont toutes présentes au plateau. Celle qu’on n’avait encore jamais vue (voix1/Audrey) s’avance comme si elle se baignait dans la lumière, et c’est comme si ce contact faisait remonter un souvenir oublié, elle se fige tandis que la balade commence, puis elle commence à danser très vite, très fort, son corps est secoué par ce qui ressemble de plus en plus à une lutte, un combat extrêmement violent. C’est une musique intérieure en contradiction avec la violence physique terrible du corps que l’on voit se débattre. C’est l’intrusion de quelque chose qui va ouvrir à un éveil.
Cette séquence est suivie du son de la respiration de la comédienne qui, revenue face au micro, reprend son souffle. Le temps est effectivement, réellement, celui dont a besoin un organisme pour reprendre ses forces, retrouver son calme. La voix est altérée par cet effort. Qualité nouvelle du présent.
Une autre voix surgit, inconnue, un peu déformée par l’enregistrement. Il y a une distorsion légère du son et du tempo. Comme si on regardait au microscope et qu’on pouvait entrer dans la trame dont la loupe révèle les espaces vides. Les interstices et intervalles. Profond apaisement.
On entend ce que dit la voix principale (voix 1/Audrey) comme une éternelle présence qui s’éloigne. Il y a une nostalgie, un attachement dont on prend conscience. On la regarde. On l’écoute avec une attention nouvelle.
La voix directe de la comédienne (Floriane) qui à la fin nous fait face et nous parle, sans micro. Sa fragilité, sa petitesse. L’effort pour parvenir jusqu’à nous. Notre effort pour nous ajuster à elle. Comme on prend plaisir à la voir, à l’écouter. Comme on se sent présent face à elle, même si on ne comprend pas forcément exactement ce qu’elle dit, le sens. Quelque chose nous parvient. Qui est quelque chose d’elle et nous.
C’est important, cette concordance entre la seule voix réelle, directe, sans artifice, sans micro, et le poème, qui invite à entendre plus loin. La possibilité de prendre place. D’inventer. De l’intérieur. Une parole autre, inattendue. Comme une micro-expérience de la naissance.
Et elle se retourne sur la dernière séquence du spectacle. La musique finale et la neige. Vraiment une image de théâtre, avec la musique qui emplit le théâtre et nous englobe tous. La neige qui blanchit les cheveux de la jeune fille. Et la jeune fille qui secoue ses cheveux. Il y a une indistinction, on ne sait si c’est un éternel recommencement ou si c’est, enfin, le début de quelque chose.
J’aimerais qu’on sente que ça nous appartient, que c’est dans nos mains. S’inventer autrement.
Ça ne peut pas être une expérience individuelle. C’est une expérience intime, solitaire, et pourtant collective, commune.
S’émanciper ne veut pas dire partir. Au contraire. Ça veut dire prendre place.
Shakespeare’s sisters
Extraits de la captation réalisée lors de la sortie de résidence
à RAMDAM, UN CENTRE D’ART
[À dérouler]