Shakespeare’s sisters

1. 97 journées


 

Auto-filatures
De droite à gauche : cahiers de M., G. et S.
© Anaïs de Courson

 

Notes de travail


 

14. 04. 2019

Ce n’est pas l’humilité du témoignage qu’il faut retenir mais sa précision méticuleuse. C’est cette précision qui renvoie et invite à l’attention. Ce n’est pas que ce soit petit ou grand qui compte, mais que c’est.
On n’avance pas au gré des conflits et de leur résolution. On n’avance pas d’ailleurs. Quelque chose se déploie. Ou se déplie. (Donc pas un enchaînement linéaire, ni non plus une succession arbitraire d’images mais une chose qui en découvre une autre, inattendue, suggérant par là une infinité de possibles.) Quelque chose est.

15. 04. 2019

Ce que je vois : le spectacle commence dans le noir. La lumière monte à peine et laisse deviner l’écran au lointain. L’espace est matiéré. C’est dense. La sensation première est celle du présent immédiat.
Il faut amener le spectateur vers une écoute patiente et sensible. Faire en sorte qu’il n’attende pas (ou renonce à ce) que quelque chose se passe.
Une femme comme si elle avait toujours été là. Silhouette fragile et incertaine, on ne sait pas si c’est une ombre, une chose imaginée, quelque chose dans la vidéo ou un corps au plateau. Elle est immobile, comme suspendue dans son élan, pourtant elle bouge insensiblement. Elle disparaît.
C’est comme un rêve fugitif dont on n’arrive pas à se saisir.
La lumière avance sur le sol du plateau comme une vague puis se retire. De nouveau la lumière inonde le sol puis se retire. Encore une fois, cette fois elle est accompagnée d’un son, une musique. Entrée dans la lenteur.
La femme qui parle semble être derrière l’écran ou le mur. Comme si elle cherchait à parvenir jusqu’à nous. On ne la voit pas.
Le noir s’épaissit. La femme (celle du rêve) et l’écran disparaissent. La lumière lave de nouveau le plateau.
Il y a plusieurs femmes. Un rai vertical au lointain comme une ouverture. Fugitif. Une femme chante. Une porte claque. Une femme comme on pourrait sortir dehors dans le froid une nuit d’insomnie. Un frisson. Sur l’écran, un avion silencieux. Disparaît. Sur le plateau, il commence à neiger.

02. 06. 2019

Les heures : pas pour dire le temps mais pour dire le réel. Mode d’accès au réel.

 

Quatre-vingt-dix-sept journées. Avant d’entrer dans l’écriture de ce qui allait devenir le texte du spectacle, j’ai plongé dans ces journées qui m’arrivaient les unes après les autres. Je suis entrée de façon très progressive dans ce matériau qui m’a étonnée, surprise. Par la sincérité, la simplicité, l’honnêteté, la confiance qui s’en dégageaient. C’est ça sans doute qui m’a donné d’abord cette sensation de puissance – de force, et de ce qui est en puissance. Contenu, retenu, non encore révélé.
Assez vite s’est dessiné dans mon imaginaire ce grand plateau vide, animé seulement d’ombre et de brèves ouvertures de lumière, où rien ne se passerait ou presque. Des surgissements, des disparitions, des traversées fragiles. Des silhouettes à peine visibles. Des femmes.
J’ai invité l’actrice Audrey Liebot à me rejoindre. Je ne savais pas encore combien de comédiennes seraient nécessaires. Je savais en tout cas que je voulais travailler avec Audrey parce qu’elle a ce timbre très léger et une qualité de dire, très libre, avec un imaginaire vaste, qui était ce qu’il fallait absolument. Je vais revenir là-dessus plus loin. Nous avons lu. Puis Floriane Comméléran et Francine Chevalier arrivent à leur tour. Chacune indispensable et irremplaçable. Bibi von Sothen arrivera plus tard, elle aussi, indispensable et irremplaçable.
Nombreuses expériences de lectures, de passages de relais. Quelle temporalité ? Quel ordre ? Quelle logique ? Pièges, fausses routes, etc.
Je constate que je ne veux pas distribuer le texte. Il faut une voix unique, principale, les autres arrivant en soutien ou en contrepoint, de façon presque imperceptible. En tout cas surtout pas un chœur de femmes. Pas une forme qui résoudrait.
Nous comprenons qu’il faut complètement dissocier celle que j’entends et celle que je vois. Il faudrait traiter le texte presque comme une bande son mais qu’à la fin les « corps des voix » soient révélés. Nous étions là. Nous sommes là.
Donc les actrices ne parleront pas à vue. À côté de nous, au plateau, mais derrière un tulle qui rendra leur présence imperceptible jusqu’à ce qu’il soit éclairé. Au micro, pour que leur voix, leur souffle, leur présence soient en revanche très sensibles.
Je repars de ces écoutes répétées pour procéder, plutôt qu’à un collage ou montage, à un genre de réduction, comme une réduction musicale, en composant à partir de ce que j’entends et retiens de la ligne de chacune de ces femmes, un chant unique. Il s’agit d’une parole. Pas de témoignages ou de documents. Je me donne une règle d’économie. Phrases courtes. Point. Absence de commentaire.
Et j’éprouve le besoin d’inventer une autre femme. Un personnage.

 

 

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