Entretien réalisé par Caroline Mogenet
Autrice, comédienne, metteuse en scène, chercheuse et historienne du théâtre, Aurore Évain est directrice artistique de la compagnie La Subversive et artiste associée du Théâtre des Îlets – CDN de Montluçon. Parallèlement à sa formation de comédienne, elle suit le cursus d’Études théâtrales de l’Université Sorbonne Nouvelle, avec une spécialisation en histoire de l’Ancien Régime. Ses recherches l’amènent à étudier l’apparition des actrices professionnelles en Europe entre le XVIe et le XVIIe siècles[1] et les femmes dramaturges de l’Ancien Régime. Depuis 2007, elle édite, en codirection avec Perry Gethner et Henriette Goldwyn, une anthologie du Théâtre de femmes de l’Ancien Régime[2], et, en 2020, elle préface l’édition de la farce de Françoise Pascal, Le Vieillard amoureux, dans la collection « Les Plumées », chez Talents Hauts[3].
Dans le sillage des rapports Reine Prat[4], des mouvements HF pour l’égalité femme-homme[5], et des journées du matrimoine qu’elle a contribué à lancer[6], elle crée La Subversive en 2013 et travaille à réhabiliter, transmettre et légitimer le matrimoine théâtral de l’Ancien Régime. Dans une démarche de va-et-vient constant entre recherche et création, elle se nourrit de l’histoire des femmes pour donner une performance contemporaine de leurs textes. En 2015, elle met en scène la tragi-comédie Le Favori[7] de Madame de Villedieu, première autrice jouée par une troupe professionnelle à Paris (1665), à La Ferme de Bel Ébat – Théâtre de Guyancourt. En 2019, elle se tourne vers le répertoire comique en donnant La Folle Enchère[8] de Madame Ulrich (1690) qui fait l’objet de cet entretien, et, en février 2024, sa compagnie recrée Laodamie, reine d’Epire[9] de Catherine Bernard, première tragédie d’une autrice jouée à la Comédie-Française en 1689. Aurore Évain se livre également à un travail de vulgarisation de travaux scientifiques sur le matrimoine, avec notamment son spectacle Mary Sidney alias Shakespeare[10] (2020), et adapte sur la scène des textes non-théâtraux qu’elle rend accessible aux jeunes publics : en 2017, elle met en scène une conférence-spectacle sur La Princesse de Montpensier[11] de Madame de Lafayette, puis, en 2020 et en 2021, elle adapte pour la scène Les Fables[12] de Marie de France et Les Contes des fées[13] de Marie-Catherine d’Aulnoy.
À l’occasion du colloque-festival international « Théâtre de femmes du XVIe au XVIIIe siècle : archive, édition, dramaturgie »[14], le 16 novembre 2023, Aurore Évain donne une représentation de La Folle Enchère de Madame Ulrich. Pour l’occasion, elle adapte sa mise en scène sous la forme d’une conférence-spectacle. Cette comédie d’intrigue au ton burlesque, jouée à la Comédie-Française en 1690, met en scène les déboires de Madame Argante, mère ridicule et pathétique dans son refus de vieillir. Elle est séduite par un petit comte qui n’est autre qu’Angélique, l’amante travestie de son fils Éraste. Madame Argante devient alors la dupe des deux amants et du valet qui rusent afin de lui soutirer de l’argent et permettre le mariage entre Éraste et Angélique. Satire des mœurs de l’époque, la pièce est aussi originale pour son inversion des rôles de sexe. La Subversive rythme la représentation d’intermèdes musicaux, mêlant Bach aux chants « pop rock » d’Eddy de Pretto, Mylène Farmer, Alain Bashung ou encore Jacques Higelin.
C’est dans le cadre de cette représentation et de ma thèse sur les femmes dramaturges du XVIIe siècle[15] que je fais la rencontre d’Aurore Évain. Axés autour de La Folle Enchère, nos échanges ont pour objectif de comprendre les dispositifs scénographiques à l’œuvre derrière la mise en scène d’une autrice qui a été spoliée de son texte, attribué à tort à Florent Dancourt jusqu’à nos jours[16]. Nous revenons aussi plus largement sur la trajectoire réflexive d’Aurore Évain dans sa démarche de réhabilitation du matrimoine, et les défis que représente cette entreprise dans le monde de la recherche et des arts du spectacle.
L’entretien a eu lieu le 30 novembre 2023 au Théâtre Municipal Berthelot Jean-Guerrin (Montreuil), que nous remercions pour leur accueil[17].
La Folle Enchère de Madame Ulrich
Mise en scène d’Aurore Évain, Cie La Subversive
Création au Théâtre de l’Épée de bois – Cartoucherie de Vincennes
Novembre 2019
S’approprier le théâtre de femmes :
entre recherche et performance
Parmi toutes les femmes dramaturges de l’Ancien Régime que l’on connaît aujourd’hui, comment fais-tu pour sélectionner les pièces qui constituent le répertoire de ta compagnie ?
La sélection est stratégique, car l’enjeu est de convaincre un milieu culturel et théâtral de programmateur·trices, de producteur·trices et de subventionneur·ses qui ignorent l’existence de ce corpus ou ont souvent des doutes quant à sa qualité. L’enjeu est donc de légitimer la pièce par tous les moyens, de lui donner un intérêt, notamment pour un public scolaire. Notre choix s’est d’abord porté sur la tragi-comédie Le Favori de Madame de Villedieu car elle a été jouée par Molière, mais aussi devant Louis XIV à Versailles en 1665. Son intrigue présente plusieurs intérêts : elle porte un regard sur la question de l’absolutisme, de la politique-spectacle, et sur l’avènement du courtisan, un « caméléon de cour » comme l’appelle Madame de Villedieu elle-même. La pièce est aussi très ancrée car elle fait référence à la disgrâce de Fouquet, le plus grand scandale politique de l’époque moderne. Choisir cette pièce nous permettait de prouver l’existence d’une femme de l’Ancien Régime jouée par Molière, et qui fit du théâtre politique qui plus est[18].
Pour la seconde pièce, la comédie La Folle Enchère s’est présentée à moi car elle nous permet de nous adresser à un public plus large. Jouée à la Comédie-Française en 1690, il s’agit d’une farce audacieuse et « proto-queer ». Madame Ulrich est une autrice extrêmement sulfureuse, une libertine enfermée par la police de Louis XIV, et cet aspect retentit dans sa comédie qui est une pièce burlesque absolument folle. Cela nous a permis de pousser la mise en scène très loin en mélangeant le classique et le contemporain. Nous avons entrecoupé la pièce de musiques des années 1990-2000 pour faire dialoguer son époque avec la nôtre.
Depuis janvier 2024, je travaille sur mon nouveau spectacle dans lequel j’aborde enfin la tragédie avec Laodamie de Catherine Bernard. J’ai longtemps hésité avec Genséric d’Antoinette Deshoulières, mais là encore le choix est stratégique : « Antoinette Deshoulières » peut sonner « Ancien Régime », tandis que « Catherine Bernard », c’est plus moderne, cela rassure. Il est dommage de fonctionner ainsi, mais il faut quand même trouver des moyens de relégitimer ces pièces. Catherine Bernard commence à être connue aujourd’hui comme poétesse et autrice de conte de fées, mais elle est surtout un cas d’école pour l’invisibilisation de sa pièce, attribuée à tort à Fontenelle[19].
Les pièces de femmes font souvent l’objet d’un jugement très sévère dans les discours historiographiques. Comment fais-tu pour les aborder ? As-tu noté des spécificités dans ce théâtre ?
En tant que comédienne, j’ai un rapport particulier au plateau. Les pièces nous arrivent en 2D avec tout un bagage de doutes et de dépréciations, si bien que l’on se demande si cela vaut la peine de les étudier. Or c’est au moment où elles passent à de la 3D, sur le plateau, que ces pièces ressuscitent, reprennent toute leur valeur, leurs ambiguïtés. C’est ainsi qu’émerge le côté politique de ces pièces, la complexité des personnages. Cela remet surtout en question le filtre « femme de l’Ancien Régime », filtre selon lequel ce sont des autrices empêchées, rigides. Au contraire, elles sont loin d’être puritaines ou pudibondes, ce sont des femmes libres et émancipées, elles font scandale, et c’est d’ailleurs pour cela que l’on veut voir leurs œuvres sur scène. Elles sont aussi remarquables pour leur second degré et leur ironie, ce que le travail au plateau permet de faire émerger. Je les appelle souvent des « excentriques », parce qu’il faut être excentrique pour faire du théâtre à l’époque, mais aussi parce qu’elles sont excentrées : elles ne parlent pas du centre, mais de la périphérie. C’est ce qui fait d’elles nos contemporaines : elles relèvent du classique, mais leurs récits dialoguent avec nos préoccupations actuelles, notamment en terme de rapports femmes-hommes. D’où l’ambiguïté et la difficulté de jouer ces pièces aujourd’hui, car l’on n’est ni dans du théâtre classique, patrimonial, donc tel qu’il s’est constitué, ni dans du théâtre contemporain, bien que les enjeux, consistant à les rendre visibles aujourd’hui, relèvent d’une expérience contemporaine.
Tu es à la fois artiste-comédienne et chercheuse : comment te nourris-tu de ces différents statuts dans ta démarche de création ? T’appuies-tu également sur les travaux scientifiques et universitaires qui ont émergé sur les femmes dramaturges ces dernières années ?
Oui évidemment, c’est toujours un aller-retour entre recherche et création qui se nourrissent mutuellement. Quoiqu’ayant le mérite d’exister, les travaux sur les femmes dramaturges sont peu nombreux. Cela complique par ailleurs le travail de mise en scène en comparaison avec un auteur canonique comme Molière. Le matériau critique est dans ce cas abondant et l’auteur est ancré dans l’imaginaire collectif. On peut presque en faire ce que l’on veut et, si la mise en scène échoue, Molière restera Molière. Si l’on procède de la même manière avec une pièce inconnue de Catherine Bernard ou de Madame de Villedieu, on ne sait plus ce qui relève de la mise en scène ou de l’écriture. Il faut d’abord la contextualiser, mettre en évidence ses enjeux et ce que l’autrice a voulu dire. J’ai par exemple beaucoup travaillé sur Le Favori dans la lignée des recherches américaines qui consistaient à dire que la pièce était politique. Il faut savoir qu’elle a été jouée au milieu des orangers de Versailles qui ont été déracinés et viennent de Vaux-le-Vicomte, le château de Nicolas Fouquet. La symbolique est énorme, c’est pourquoi nous avons fait de ces orangers le décor de la pièce. Et, dès les premières représentations de la tragi-comédie, la création a à nouveau nourri la recherche. C’est un spectateur qui m’a interrogée sur le personnage de Lindamire, qui selon lui aurait pu symboliser la femme de Nicolas Fouquet, Marie-Madeleine de Castille. J’ai d’abord émis des réserves, mais après des recherches, j’ai réalisé que c’était bel et bien le cas : comme Lindamire qui a supplié le roi de ne pas disgracier son amant, Marie-Madeleine de Castille s’est jetée aux pieds de Louis XIV, a monté des presses clandestines pour demander sa libération. Ces presses ont par ailleurs été lancées à Montreuil, ce que nous avons mis en avant lors de la représentation donnée en ce lieu-même. Les allers-retours sont donc étonnants, et la représentation a permis de relancer la recherche autour de cette pièce. Ce dialogue s’est également noué autour de La Folle Enchère : on a accentué la question du travestissement, ce qui a ouvert un nouvel angle d’étude sur la pièce. De même, à l’issue de notre représentation de la pièce le 16 novembre à l’occasion du colloque-festival, où nous avons mis en avant la spoliation dont Madame Ulrich fut l’objet, les éditeurs du théâtre de Dancourt ont annoncé qu’ils cesseraient d’insérer La Folle Enchère dans leur prochaine édition.
Mes différents statuts me permettent donc d’intervenir à tous les endroits, mais la recherche se fait aussi avec le concours de mes comédiens et comédiennes. Lorsque nous travaillons sur une pièce, je leur présente d’abord ce que j’ai lu et comment j’ai réfléchi. Ils s’en nourrissent et font ensuite leur propre rencontre avec le personnage. Cette approche fait à nouveau avancer la pensée de la pièce, car leur interprétation met à leur tour en évidence des rapports qui n’avaient pas été perçus. C’est grâce à l’ensemble de ce travail que l’on peut ensuite réfléchir à la scénographie de la pièce.
La Folle Enchère, une mise en scène subversive
La Folle Enchère est une petite comédie en un acte que tu qualifies tantôt de « queer comedy », tantôt de « comédie d’intrigue » : comment as-tu cherché à refléter ces deux notions dans la mise en scène ?
C’est une queer comedy car elle travaille en profondeur la question du genre par ses multiples travestissements que nous avons accentués. Quand nous avons travaillé sur la pièce, nous nous sommes inspirés du cabaret de Madame Arthur, et j’ai moi-même encore plus développé le côté queer-queen de Madame Argante. Elle est un archétype de la femme âgée qui ne veut pas vieillir avec tant de force qu’elle en devient queer. Les travestissements ont aussi été accentués par le nombre de comédiens et comédiennes et la répartition des rôles. La pièce présente normalement huit personnages et nous avons travaillé à partir de cinq acteur·rices pour des raisons économiques. Cette contrainte nous a néanmoins permis de développer la création : Lisette, la domestique, joue aussi le notaire qui fait signer le contrat de vente du fils Éraste. Cela accentue la prédation autour de Madame Argante et le théâtre dans le théâtre puisque le notaire n’existe plus, il est joué par Lisette qui peut ainsi voler l’argent de sa maîtresse. Le comédien Benjamin Haddad Zeitoun joue trois valets à la fois, dont deux sont travestis dans la pièce. Il se déguise à la fois en vieille marquise, miroir burlesque de Madame Argante, et en père du petit comte. Son costume a été pensé de façon à ne pas masquer l’homme sous le déguisement, mais aussi pour montrer cette dualité.
Pour Angélique, nous avons opté pour un smoking et un maquillage vampirique. La pièce est en effet très cruelle à l’égard de Madame Argante qui se fait « vampiriser » par les gens de sa maison. Elle porte aussi un regard très cynique sur les rapports de classe et les rapports économiques. On s’est pour cela beaucoup inspiré de l’affaire Bettencourt qui dévoile la vulnérabilité des vieilles femmes riches qui ne supportent pas de vieillir. Et à raison : pour Madame Argante, vieillir dans une société pareille signe la fin de son règne. Cette Madame Argante est insupportable, mais elle est aussi pathétique car elle n’a que sa jeunesse imaginaire, sinon elle n’existe plus.
La Folle Enchère de Madame Ulrich
Mise en scène d’Aurore Évain, Cie La Subversive
Théâtre Kantor de l’ENS de Lyon – novembre 2023
© Émile Zeizig, Élise Prévost, Victoire Colas
L’on a tendance à penser qu’une pièce écrite par une femme est nécessairement féministe. Or tu montres que dans La Folle Enchère, c’est loin d’être si évident.
En effet, c’est du théâtre avant toute chose. Par sa vie, Madame Ulrich était féministe sans le vouloir puisque c’était une femme libre. Mais elle n’est pas dans le politiquement correct, y compris d’un point de vue féministe. Sa pièce est très ambiguë car aucun personnage n’est tout blanc ou tout noir, que ce soit du côté des hommes ou des femmes. Peut-être, à travers le personnage de Madame Argante, Madame Ulrich réglait-elle ses comptes avec les femmes plus âgées qui l’empêchaient de vivre librement. Je pense notamment à Madame de Maintenon qui l’a persécutée. De même, Merlin est très cruel, mais il est dominé par Éraste, et ce dernier n’est pas aimé de sa mère. Peut-être aussi que Madame Argante ne voulait pas d’enfant, mais à l’époque elle n’avait pas vraiment le choix. À chaque fois, il y a quelque chose qui sauve et ne sauve pas le personnage, ce qui en fait une pièce réussie.
En revanche, que les pièces de femmes soient féministes ou non, les monter sur scène aujourd’hui est un acte féministe car on rend visibles des autrices effacées. Mais là encore, il y a souvent une injonction à ce que la pièce porte un discours féministe, et c’est un point sur lequel je suis plus partagée. Qu’il existe des pièces féministes est évidemment formidable, mais que cela devienne une injonction finit par nuire à la pièce. Le féminisme doit être au bon endroit et provocateur. Or, si on l’attend, il ne dérange plus, ni ne questionne.
La Folle Enchère date de 1690, mais ta mise en scène présente un mélange entre l’esthétique du théâtre baroque et des costumes modernes, de la musique pop-rock (Jacques Higelin, Mylène Farmer, Alain Bashung…) : pourquoi un tel parti pris ? Est-ce pour souligner la modernité de Madame Ulrich ?
La liberté de ton et de vie de Madame Ulrich m’autorisait à la moderniser. Mes recherches biographiques et les archives m’ont confortée dans l’idée que ce n’était pas la trahir que d’aller vers ces musiques. J’imagine que si Madame Ulrich était avec nous aujourd’hui elle serait du côté du queer, du cabaret de Madame Arthur. Avec les musiques des années 1980-90, je voulais mettre en valeur le côté « punk » de Madame Ulrich et cette audace qu’elle avait de changer les genres. Quand je monte les pièces de femmes, je cherche aussi à reproduire sur le public contemporain la réaction du public du XVIIe siècle lors des premières représentations, d’où le dialogue entre les codes du baroque et du contemporain. Je souhaite aussi montrer que ces codes d’autrefois ne sont pas si éloignés de notre époque. Ni classique, ni contemporaine, notre esthétique se veut un pont entre différents espaces-temps, susceptible de relier les imaginaires d’hier et d’aujourd’hui : elle souhaite créer un lien avec une histoire plus proche de nous qu’on ne le pense. La question du genre, par exemple, est dominante aujourd’hui, mais l’on voit bien, avec La Folle Enchère, que genre et sexe étaient déjà considérés comme distincts à l’époque baroque (ce qui ne sera plus le cas au siècle des Lumières).
La Folle Enchère de Madame Ulrich
Mise en scène d’Aurore Évain, Cie La Subversive
Théâtre de l’Épée de Bois – Cartoucherie de Vincennes
30 octobre 2021
© Christine Hostalrich
À la toute fin de la de la pièce, tu laisses au personnage d’Angélique le soin de déclamer la préface écrite par Madame Ulrich : est-ce une manière de défendre par la performance son auctorialité ?
Exactement. Lorsque la pièce a été créée en 1690, elle a été jouée par Dancourt, l’amant de Madame Ulrich qui s’est ensuite approprié la pièce[20]. Terminer la représentation par la préface permettait de rétablir cette spoliation, qui est au cœur de l’intrigue et de l’histoire de la pièce. De plus, c’est Angélique qui la récite, elle qu’on ne voit jamais en femme. La fin est à ce titre très ouverte, car on se demande si elle va rester déguisée en petit comte, costume qui lui plaît beaucoup et qui lui donne une liberté. J’ai donc mis en voix la préface à travers le personnage d’Angélique, qui, dans la pièce, est un personnage aussi subversif que Madame Ulrich elle-même.
La Folle Enchère de Madame Ulrich
Préface récitée par Nathalie Bourg
Mise en scène d’Aurore Évain, Cie La Subversive
Théâtre de l’Épée de Bois – Cartoucherie de Vincennes
30 octobre 2021
© Christine Hostalrich
Est-ce que cette volonté de faire entendre la voix de l’autrice dans la performance est quelque chose que tu recherches pour tous tes spectacles ? Et si oui, pourquoi ?
Oui absolument. Je l’avais déjà fait pour Le Favori en intégrant une récitation du sonnet « Jouissance » de Madame de Villedieu, poème scandaleux qui l’a fait connaître des milieux parisiens. La préface de Madame Ulrich est quant à elle une des rares préfaces où une autrice ne recourt pas à un topos de modestie, elle affiche au contraire le succès de sa pièce et en assume l’auctorialité. Pour Laodamie de Catherine Bernard, j’ai choisi d’ajouter des jugements de la pièce en prélude. Intégrer la voix des autrices ou leur présence-absence dans la représentation me permet de les mettre en avant, mais aussi de m’inscrire dans une filiation. Ces autrices m’ont en effet permis de me légitimer en tant qu’artiste. Je « m’empuissance » en pensant à ces femmes. Il y a dans ce corpus une famille théâtrale qui m’a permis de me sortir du syndrome de l’imposture.
Jouer le matrimoine
Ta démarche consistant à valoriser le matrimoine est-elle encouragée par les institutions théâtrales ? Font-elles un pas en avant vers le répertoire féminin ?
Je ne suis pour l’instant pas très positive. La compagnie n’a pas été conventionnée, ce qui met en péril son avenir, elle travaille toute seule depuis dix ans sans subvention car on ne rentre pas dans les cases prédéfinies : on n’est ni classique, ni contemporain. L’on a aussi qualifié mon théâtre de militant, sous-entendant par là que je n’étais pas une bonne artiste. Il a donc fallu que je fasse doublement mes preuves. Maintenant que j’ai pu dépasser ce préjugé, un nouveau paradigme émerge, à savoir que les lieux théâtraux ne veulent plus programmer que du contemporain. Ce qui interroge : au moment où les autrices passées gagnent enfin en visibilité, on leur ferme à nouveau l’accès de la scène, car on ne veut plus programmer le théâtre classique. Bien qu’on sauve encore Corneille, Molière et Racine, car ils sont inscrits dans les programmes scolaires, il devient difficile de programmer les autrices, non plus parce qu’on doute de leur qualité, mais parce qu’on préfère les mettre en concurrence avec le quota des autrices contemporaines, afin d’obtenir une saison paritaire, plutôt qu’avec le quota des auteurs classiques ! Les journées du matrimoine, essaimées un peu partout en France, font beaucoup pour sensibiliser le public et lui rendre la mémoire, mais, une fois de plus, il y a des limites à cette initiative : les femmes sont ramenées à de l’événementiel, ce qui permet de cocher la case « égalité » des programmations à peu de coût. Or, le matrimoine, ce n’est pas seulement deux jours dans l’année, il faut qu’il soit diffusé et programmé pendant toute la saison. Qu’il devienne un répertoire familier et qu’il entre dans les programmes scolaires. Ne pas s’intéresser aux autrices du théâtre d’Ancien Régime, c’est se couper de son histoire. Or, ces autrices nous permettent de comprendre d’où l’on vient, elles posent les bases de l’égalité femmes-hommes. S’intéresser au matrimoine, c’est aussi revivifier le théâtre classique dont on a encore une image très stéréotypée. Le matrimoine permet également de regarder les auteurs autrement et de lever ainsi les filtres que l’on plaque également sur Molière, Corneille et Racine.
Il s’agit donc de montrer que le matrimoine n’est pas simplement une « histoire des femmes », elle est une histoire collective.
Oui, le matrimoine, ce n’est pas s’intéresser seulement aux femmes, ni exclure les hommes, c’est regarder la fabrique de l’histoire et l’enrichir en proposant d’autres récits historiques. Ces autres récits de l’histoire nous permettent d’avancer sur la scène contemporaine. Je tente de le montrer avec un autre spectacle, Mary Sidney alias Shakespeare, qui s’inspire des recherches de l’américaine Robin P. Williams[21]. La figure de Shakespeare étant des plus mystérieuses, elle émet l’hypothèse que son théâtre est en réalité l’œuvre de Mary Sidney Herbert, comtesse de Pembroke, femme de lettres dont la vie est beaucoup mieux documentée. Il ne s’agit pas d’affirmer quoi que ce soit, l’absence de preuves nous en empêche. En revanche, on peut démontrer combien il est plus vraisemblable que Mary Sidney soit la véritable autrice de l’œuvre shakespearienne que ce fameux William Shakespeare de Stratford-sur-Avon, dont l’auctorialité ne repose sur rien. Plutôt qu’un panthéon pesant, nous héritons avec ces autres récits d’une histoire plurielle, plus ressourçante et qui nous dévoile l’épaisseur historique de la pensée féministe.
Notes
[1] Aurore Évain, L’Apparition des actrices professionnelles en Europe, Paris, L’Harmattan, coll. Univers Théâtral, 2001.
[2] L’anthologie est d’abord publiée entre 2007 et 2011 aux Publications de l’Université de Saint-Étienne, collection « La cité des dames ». Elle est aujourd’hui disponible chez Classiques Garnier : Théâtre de femmes de l’Ancien Régime, éd. Aurore Évain, Perry Gethner et Henriette Goldwyn, Paris, Classiques Garnier, 4 vol., 2014-2015.
[3] Françoise Pascal, Le Vieillard amoureux, préface d’Aurore Évain, Vincennes, éditions Talents Hauts, coll. Les Plumées, 2020.
[4] Rapports établis par Reine Prat, inspectrice générale honoraire de la création, des enseignements artistiques et de l’action culturelle au Ministère de la culture. Elle est l’autrice de deux rapports ministériels, un premier en 2006, « pour l’égal accès des hommes et des femmes aux postes de responsabilités, aux lieux de décision, à la maîtrise de la représentation dans le secteur du spectacle vivant », puis un second en 2009, « de l’interdit à l’empêchement ». Les deux rapports mettent au jour l’inégale répartition entre femmes et hommes des responsabilités, des financements et des outils de travail dans le secteur des arts et de la culture en France.
[5] La création du Mouvement HF suit de près les rapports Reine Prat. Le mouvement compte actuellement plusieurs collectifs en France, et a pour mission de défendre l’égalité femmes/hommes aux postes de responsabilité, dans l’attribution des subventions, dans les programmations et dans les instances de décision et de nomination.
[6] Les journées du matrimoine sont créées en 2015 à l’initiative de l’association HF Île-de-France. Elles font écho aux journées du patrimoine pour faire émerger « l’héritage des mères ». Voir le site de l’association HF Île-de-France.
[7] Voir le site de la Cie La Subversive.
[8] Voir le site de la Cie La Subversive. Avec Aurore Évain, Benjamin Haddad Zeitoun, Nathan Gabily en alternance avec Matila Malliarakis, Julie Menard en alternance avec Nathalie Bourg, et Catherine Piffaretti, collaboration artistique d’Anne Segal, costumes de Tanya Artioli, scénographie de Carmen Mariscal, création lumières de Jean-Michel Wartner, régie lumières de Jean-Frédéric Wartner.
[9] Voir le site de la Cie La Subversive.
[10] Voir le site de la Cie La Subversive.
[11] Voir le site de la Cie La Subversive.
[12] Voir le site de la Cie La Subversive.
[13] Voir le site de la Cie La Subversive.
[14] Coorganisé par Isabelle Garnier, Edwige Keller-Rahbé, Justine Mangeant, Isabelle Moreau, Michèle Rosellini et Emily Lombardero, le colloque a eu lieu du 15 au 17 novembre 2023 à Lyon. Voir le programme complet sur le site de l’IHRIM.
[15] Doctorat en littérature française à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines (laboratoire DYPAC), dirigé par Mathilde Bombart (IHRIM, Lyon 2) et co-encadré par Edwige Keller-Rahbé (IHRIM, Lyon 2) et Nadine Ferey-Pflazgraf (BnF). Ce travail a bénéficié d’une aide de l’État gérée par l’Agence Nationale de la Recherche au titre du programme d’investissements d’avenir intégré à France 2030, portant la référence ANR-17-EURE-0021 École Universitaire de Recherche Paris Seine Humanités, Création, Patrimoine – Fondation des sciences du patrimoine.
[16] Pour une biographie synthétique de Madame Ulrich, voir la notice de la Siefar, rédigée par Aurore Évain, Edwige Keller-Rahbé et Michèle Rosellini. La conférence-spectacle du 16 novembre 2023, réunissant la Cie La Subversive et les chercheuses Lola Marcault, Justine Mangeant et Michèle Rosellini, a mis en avant cette spoliation.
[17] Nous remercions vivement Aurore Évain et Élise Prévost pour leur collaboration, ainsi que Justine Mangeant et Victoire Colas qui ont contribué à la mise en place de cet entretien.
[18] Les études anglo-saxonnes ont en cela devancé la recherche française, en particulier le travail inaugural de Perry Gethner.
[19] En 1730, Voltaire plagie la tragédie Brutus de Catherine Bernard (1690), mais affirme que la pièce est de Fontenelle. Voir Nina C. Ekstein, « A Woman’s tragedy: Catherine Bernard’s Brutus », Rivista di letterature moderne e comparate, 48|2, 1995, p. 127-139 ; Claudine Poulouin (dir.), L’Auctorialité « fantôme » de Catherine Bernard, Presses Universitaires de Rouen et du Havre, Revue Fontenelle, n° 14, 2022.
[20] Le 10 juillet 1690, le droit d’entrée au théâtre est refusé à Madame Ulrich qui ne peut assister aux répétitions de sa pièce (voir la Feuille d’assemblée sur le site Comédie-Française Registers Project – R52_0_1790-1690). Celle-ci est ensuite représentée seize fois jusqu’en 1692 sous le nom de Dancourt. C’est par l’imprimé que Madame Ulrich revendique la maternité de sa comédie : elle obtient un privilège d’impression le 18 janvier 1691 sous ses initiales « M. U. », et écrit une préface au féminin que les éditeurs du XVIIIe siècle accordent au masculin. Voir Justine Mangeant et Michèle Rosellini, « Le funeste destin éditorial de Madame Ulrich, entre spoliation et invisibilisation », Séminaire « Raconter la publication : la place des femmes (XVIe-XVIIIe siècles) », IHRIM, 2020, à paraître.
[21] Robin P. Williams, Sweet Swan of Avon: Did a Woman Write Shakespeare?, Hoboken, Peachpit Pr, 2006. Librement adapté par Aurore Évain : Mary Sidney alias Shakespeare, Vincennes, éditions Talents Hauts, 2024.
Pour citer ce document
Aurore Évain, « Jouer La Folle Enchère de Madame Ulrich », entretien réalisé par Caroline Mogenet, thaêtre [en ligne], mis en ligne le 13 mai 2024.
URL : https://www.thaetre.com/2024/05/13/jouer-la-folle-enchere-de-madame-ulrich/
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Jouer La Folle Enchère de Madame Ulrich