Entretien réalisé par Caroline Mogenet
Comédien, metteur en scène et fondateur de la Compagnie Oghma, Charles Di Meglio se consacre au répertoire de la Renaissance au XVIIe siècle. Formé par Eugène Green au théâtre baroque, son théâtre s’inscrit dans une démarche audacieuse : à partir de costumes d’époque, de bougies, d’une déclamation et d’une gestuelle codifiées, la Compagnie Oghma cherche à retrouver les pratiques scéniques des répertoires dramatiques du XVe au XVIIe siècle. Théâtre populaire et itinérant, la Compagnie est établie en zone rurale, au cœur du Périgord noir en Dordogne, et sillonne les routes de France pour jouer en tous lieux, comme cela se faisait autrefois. De la tragédie à la comédie, de l’opéra à la farce, Charles Di Meglio s’empare de tous les genres théâtraux et les met en scène aussi bien dans des lieux prestigieux et institutionnels, tels que l’Institut de France ou la Bibliothèque Mazarine, que sur des places de villages et dans des salles publiques que la Compagnie visite hors saison. Cet engagement a motivé la création d’un festival dans le Périgord noir, l’Oghmac[1], mêlant spectacle vivant, musique, conférences et expositions autour du théâtre baroque.
Invitée dans le cadre du colloque-festival international « Théâtre de femmes du XVIe au XVIIIe siècle : archive, édition, dramaturgie », le 15 novembre 2023 à Lyon[2], la Compagnie relève deux défis : jouer Le Malade de Marguerite de Navarre[3], la première pièce de femme de leur répertoire, et la mettre en scène dans l’amphithéâtre de l’Université Jean Moulin Lyon 3. Marguerite de Navarre, pour autant que l’on sache, est la première femme à écrire et à faire imprimer ses pièces[4]. Elle est l’une des plus prolifiques de son temps et s’illustre dans des genres aussi variés que la farce, le drame biblique ou les divertissements de cour. Comme l’ensemble de son œuvre, Le Malade, dont l’on situe l’écriture entre 1535 et 1536, reflète la spiritualité profonde de son autrice : atteint d’une maladie dont il ne sait pas l’origine, le Malade est tiraillé entre une épouse superstitieuse et un médecin lui recommandant des remèdes inutiles. Grâce à sa servante, il prend néanmoins conscience que ses maux ne sont pas uniquement physiques et que seule la foi en Dieu peut le guérir.
C’est au lendemain de cette représentation que je donne rendez-vous à Charles Di Meglio. Ma thèse portant sur le théâtre de femmes au XVIIe siècle[5], je l’interroge sur sa façon d’approcher une autrice qui ouvre la voie à d’autres femmes dramaturges. Nos échanges mettent en avant l’identité singulière de la Compagnie Oghma, mais aussi, dans la continuité des questionnements portés par le colloque-festival, les enjeux que représente le fait de jouer du théâtre de femmes pour une troupe de théâtre baroque.
L’entretien a eu lieu le 16 novembre 2023 à l’ENS de Lyon, site Descartes[6].
Un théâtre « historiquement renseigné »
Votre compagnie se présente comme une troupe de théâtre baroque : pourriez-vous nous préciser ce que cela signifie ?
C’est à la fois une question de répertoire et de mise en scène. Notre compagnie travaille depuis 2014 sur des répertoires du XVe au XVIIe siècle tout en cherchant à reproduire les pratiques scéniques de ces époques-là[7]. Nous commençons au XVe car c’est à partir de là que l’on commence à avoir les sources les plus conséquentes, que ce soit en termes de corpus théâtral ou de sources archivistiques. Nous nous arrêtons ensuite au XVIIe car l’on a tendance à penser que les pratiques de déclamation rhétorique qui sont celles qui nous tiennent à cœur sont progressivement abandonnées au début du XVIIIe siècle. Notre démarche est avant tout artistique et créative : quand nous n’avons pas l’information ou la source, on s’évertue à combler les trous. Nous ne cherchons pas non plus à reproduire un XVe, un XVIe ou un XVIIe siècle fantasmé, d’abord parce que ce serait trop difficile à regarder, mais aussi parce que nous travaillons avec des comédien·nes du XXIe siècle pour des spectateur·rices du XXIe siècle. Nous faisons du spectacle vivant, et non des pièces de musée.
Vous parlez des sources : sur lesquelles vous fondez-vous pour donner un théâtre historiquement informé ? Êtes-vous aidé dans votre démarche par des spécialistes, des chercheur·ses ?
On s’appuie d’abord sur plusieurs travaux de recherche autour du théâtre baroque, en particulier ceux d’Eugène Green[8] et de tous ces découvreurs de ce répertoire et de ces pratiques des années 1970 jusqu’à aujourd’hui. Je tiens cependant à dire que l’on ne fait pas du théâtre « historiquement informé », car l’expression est très clivante. S’il faut se référer à une catégorie, je préfère parler de théâtre « historiquement renseigné », parce qu’on sait tout ce qu’il est possible de savoir. Nous nous renseignons le plus possible, mais l’information ne suffit pas car nous sommes dans une pratique active et vivante. C’est cette pratique qui nous permet surtout de comprendre le fonctionnement d’une troupe au XVIIe siècle et nous avons cherché à reproduire cela avec la nôtre en étant notamment une troupe itinérante.
Nous regardons ensuite toutes les sources portant sur l’histoire du spectacle – quel costume portait-on ? Comment jouait-on une tragédie ou une comédie ? – mais aussi toutes celles qui ne sont pas relatives au théâtre. La rhétorique, par exemple, a occupé une grande place dans nos recherches, puisqu’il est quasi-certain que les pratiques théâtrales sont inspirées par la prise de parole en public du barreau ou du prêche. Les livres théoriques[9] à ce sujet sont parfois plus informatifs que ce qui a été dit sur le théâtre, car le barreau et le prêche avaient pour vocation d’édifier des gens qui n’avaient pas forcément accès à un enseignement et les comédiens de l’époque étaient bien trop occupés à jouer pour écrire des essais sur leur pratique. Pour ce qui est du reste et de tous les éléments scéniques pour lesquels nous n’avons pas de source – les déplacements sur le plateau par exemple –, c’est évidemment à nous de prendre les décisions.
En somme, on s’inspire de tout ce que l’on trouve, puis on applique nos propres filtres en nous adaptant aux besoins du spectacle, aux spécificités d’une certaine dramaturgie ou d’un dramaturge : qu’on monte une tragédie de Racine ou une comédie de Corneille, les sources utilisées seront bien sûr différentes.
Les Amours tragiques de Pyrame et Thysbé de Théophile de Viau (1621)
Mise en scène Charles Di Meglio, Cie Oghma
Reportage de Florian Rouliès et Pascal Tinon pour France 3 Nouvelle-Aquitaine
Festival Oghmac, juillet 2021
Vos spectacles présentent une gestuelle très singulière, avec une présence du corps similaire à ce que l’on peut trouver dans un tableau. Dans quelle mesure le pictural constitue-t-il une source d’inspiration pour votre travail ?
Nous faisons beaucoup de recherches dans les sources iconographiques de l’époque – peintures, gravures, sculptures –, car je pars du principe que la représentation d’un corps pictural, statuaire, est un reflet d’une vision du corps dans l’espace à une époque donnée. On voit bien que, au XVe, puis au XVIe et au XVIIe siècles, le geste n’est pas le même, mais il part toujours d’une gestuelle rhétorique. Le sermon par exemple est quasiment toujours un geste de prière ou un geste de pouvoir. En analysant bien un tableau et l’histoire racontée, qu’elle soit tirée d’un épisode historique, biblique ou mythologique, on peut créer une sorte de dictionnaire, ou de grammaire, de gestes permettant de raviver ces formes-là. Lorsque je travaille ensuite avec mes comédiens et mes comédiennes, je ne leur impose aucune gestuelle. Nous y réfléchissons ensemble car tout porte à croire que chaque orateur avait sa gestuelle propre. Chacun pioche dans cette grammaire avec sa sensibilité propre.
Le Malade de Marguerite de Navarre
Mise en scène Charles Di Meglio, Cie Oghma
pour le colloque-festival « Théâtre de femmes aux XVIe-XVIIIe siècles »
Université Jean Moulin Lyon 3, IUT – novembre 2023
Avec Elsa Dupuy (la Chambrière) et Saraé Durest (la Femme)
© Émile Zeizig
Le Malade : entre le profane et le sacré
Êtes-vous familier avec le théâtre, ou plus largement la carrière de Marguerite de Navarre, et comment en êtes-vous venu à mettre en scène la pièce ?
J’ai découvert le théâtre de Marguerite de Navarre quand, en 2018-2019, on projetait de monter une farce. On venait de jouer deux tragédies, Cléopâtre captive d’Étienne Jodelle[10], puis Bérénice de Jean Racine[11], et on avait envie de changer de registre. Nous avons tous lu beaucoup de farces et c’est Saraé, qui joue la Femme dans Le Malade, qui m’a signalé l’existence des pièces de Marguerite de Navarre. À l’issue de notre enquête, nous avons dû mettre de côté toutes les pièces qui ne correspondaient pas à ce que nous cherchions, à savoir une farce efficace, toujours dans cette optique de réconciliation du public avec le répertoire ancien. Les farces de Marguerite de Navarre ont alors été écartées car, au moment où nous cherchions, elles ne correspondaient pas tout à fait à nos attentes. Nous avons donc choisi La Farce de Maître Pathelin que nous avons jouée en 2020[12]. Les pièces de Marguerite de Navarre ont néanmoins continué de piquer notre curiosité, et c’est quand Isabelle Garnier[13] est venue nous suggérer de jouer une de ses farces pour le colloque-festival que nous avons pris le risque de le faire. Il s’agissait en plus d’une mise en scène sans enjeu public, et je dis cela sans dépréciation pour le travail universitaire. Au contraire, ce genre d’expérience prouve que travailler avec l’université est une chance, car cela nous offre une zone de recherche qu’on ne pourrait pas forcément se permettre en tant qu’entreprise de spectacle vivant.
J’avais carte blanche, et en accord avec Isabelle, j’ai choisi Le Malade, ce qui était aussi pratique pour des raisons de budget, car il n’y a que quatre rôles à assurer. Il s’agissait aussi d’une des pièces les plus drôles, nous permettant de montrer la dualité dans le théâtre de Marguerite de Navarre, entre vraie farce, rire et spiritualité. C’est cette dualité qui nous avait freinés dans notre choix initial en 2020. Néanmoins, cette occasion nous a permis de nous intéresser à un aspect moins connu d’elle, à savoir qu’elle sait faire rire.
Quantités de travaux existent aujourd’hui sur Marguerite de Navarre, son théâtre. Vous êtes-vous appuyé sur ces études ou avez-vous laissé parler la spontanéité ?
Un peu des deux, car Isabelle nous a beaucoup épaulés et qu’il s’agit d’un répertoire que l’on connaît moins. Nous nous sommes intéressés à toute la question évangélique présente dans Le Malade, nous avons lu les travaux d’Isabelle Garnier ainsi que ceux d’Olivier Millet[14]. Je suis très sensible à ces pièces qui traitent de la Réforme ou de l’évangélisme : comment le théâtre peut-il adresser ces questions brûlantes qui ont traversé le XVIe siècle ? Le Malade m’a tout de suite séduit pour cela. Marguerite de Navarre et Jeanne d’Albret sont deux figures féminines au cœur d’une réforme de l’Église qui s’interroge sur la façon d’appréhender la foi collectivement. Les femmes sont motrices de ce nouveau dynamisme, ce que je trouve formidable et beau pour cette époque-là. La pièce questionne aussi la place accordée à la médecine, la science et les docteurs en Sorbonne. Isabelle nous l’avait signalé mais on l’a surtout compris au cours des répétitions : le Médecin est peut-être un médecin du corps, mais il est surtout un docteur en Sorbonne. En fait, les quatre personnages sont davantage des allégories que des personnages à proprement parler, même si c’est moins lisible que dans d’autres moralités de Marguerite. Le travail en répétition nous a vraiment permis d’éclairer ces choses-là.
Le Malade de Marguerite de Navarre
Mise en scène Charles Di Meglio, Cie Oghma
pour le colloque-festival « Théâtre de femmes aux XVIe-XVIIIe siècles »
Université Jean Moulin Lyon 3, IUT – novembre 2023
Avec Charles Di Meglio, Saraé Durest et Romaric Olarte
© Émile Zeizig
Le Malade est tendu entre le comique de la farce et le sacré, incarné par la Chambrière. N’a-t-il pas été difficile de tenir ces deux contraires ?
Nous avons finalement rencontré assez peu de difficultés lorsque nous avons répété le texte. Le travail a été assez limpide, sans doute parce que la pièce est plutôt claire. Il est rare d’être confronté à une pièce aussi limpide dans sa dichotomie comique/sacré si je puis dire, de même que dans sa personnification et sa caractérisation des rôles. Mais cette dichotomie était peut-être le plus dur à tenir pour nous. Comment trouver cette juste ligne et rester dans une émotion qui permette de conserver la force rhétorique et convaincante du rôle de la Chambrière ? Elsa, qui l’interprétait, a sans doute eu le rôle le plus difficile, car tout le risque était de tomber dans une bondieuserie qui pourrait prêter à rire aujourd’hui. Il fallait donc rester sur ce fil très étroit, car la Chambrière, qui est le seul personnage sérieux de la pièce, courait le risque d’être vue comme une ridicule au même titre que les autres personnages. Elle est néanmoins porteuse d’un message édifiant et il fallait en rendre compte. J’ai proposé le rôle à Elsa car elle est très forte pour cela et elle l’a très bien embrassé. Elle a déjà une certaine expérience dans le registre tragique et a endossé des rôles féminins assez importants, en particulier celui de Bérénice dans la pièce de Racine que nous avons jouée en 2019.
Le comique dans la farce de Marguerite de Navarre est-il différent d’autres comédies sur lesquelles vous avez pu travailler ? Comment avez-vous cherché à l’interpréter ?
Nous avons une longue histoire avec le répertoire comique et c’est à partir de La Farce de Maître Pathelin en 2020 que nous avons entamé une vraie réflexion sur la farce : ses enjeux, comment la jouer, et surtout comment la sortir de toutes ces considérations un peu dix-neuvièmistes qui tendent à la réduire à une représentation réaliste du monde médiéval. Quels sont les ressorts comiques de la farce et est-ce encore efficace aujourd’hui ? De Pathelin à Molière, il y a selon moi une continuité. C’est pourquoi lorsque j’ai travaillé sur Molière, j’ai voulu casser cette image trop commedia dell’arte que l’on avait de son théâtre. D’avoir traversé ainsi l’histoire de la farce à travers notre répertoire nous a donné des armes, des moyens de faire des raccourcis et de vite trouver les ressorts comiques d’un nouveau spectacle tout en nous adaptant. C’est ce qui nous a permis de monter Le Malade aussi rapidement, un peu comme les comédiens de l’époque, en reproduisant les recettes que l’on connaît bien. La différence étant sans doute que, pour Marguerite de Navarre, le public que l’on peut imaginer pour sa pièce autrefois est bien différent : si pour La Farce de Maître Pathelin, on peut avoir l’image d’une représentation sur une place publique de village ou dans une foire, le public du Malade est sans doute plus raffiné, car la pièce a peut-être été jouée à la cour.
Beaucoup de « gags » sont néanmoins apparus au cours de notre travail. Quand on aborde un nouveau spectacle, je réfléchis toujours à la mise en scène avant le travail avec les comédien·nes pour gagner du temps, mais beaucoup de choses viennent aussi spontanément et grâce à notre expérience du genre de la farce. Par exemple, lorsque la Femme du Malade chante des messes dans la pièce, nous trouvions amusant de montrer le Médecin qui boit l’urine de son patient. Ce détail n’est sans doute pas dans l’humour de Marguerite de Navarre, mais il nous a beaucoup amusés. Cela fait partie des idées qui viennent au cours du travail et de la confrontation au texte.
Pour la représentation du Malade à l’occasion du colloque-festival, vous avez dû jouer dans un amphithéâtre : êtes-vous habitué à une telle scénographie et comment vous y êtes-vous adapté ?
Nous avons l’habitude de jouer un peu partout et l’on pense toujours nos spectacles comme devant être changés au dernier moment. Cela nous arrive assez souvent de prévoir un spectacle dans un lieu donné, où l’on nous présente une scène assez grande, mais que l’on apprenne deux semaines plus tard que la scène est deux fois plus petite. Nous avons également déjà joué dans un amphithéâtre un extrait d’Hippolyte de Robert Garnier car il était au programme de l’agrégation il y a quelques années. Avant toute représentation, on essaie donc d’obtenir un maximum d’informations sur la géographie de la scène et l’on arrive le plus en amont possible. Pour le colloque-festival, nous avons commencé à répéter à 14h pour jouer à 19h, et tout le travail que nous avions fait au préalable a dû être assoupli sur le moment. Nous sommes habitués à ces raccords et nos corps ont suffisamment intégré le travail de répétition, la memoria dont parlent les rhéteurs, pour s’adapter au dernier moment. Cette étape de la memoria est à la fois une mise en mémoire du texte et de l’ensemble du spectacle. C’est un travail qui est tellement assimilé par nos corps et nos esprits que nous sommes capables de nous adapter au lieu que l’on découvre. Pour la farce de Marguerite de Navarre, nous avons eu l’idée de transformer le bureau en lit pour le Malade, ou de nous servir des escaliers pour l’entrée et la sortie des personnages, qui se trouvaient ainsi directement dans le public. Ceci nous a en plus permis de suggérer la polytopie évidente de la pièce et d’éviter de faire sortir le Malade de la scène. En particulier au moment où la Femme présente à son mari le Médecin qui s’apprête à entrer sur scène. Nous avons décidé de placer le Médecin au niveau des escaliers, au sein même du public car cela assure une meilleure transition vers la scène suivante. Nous avions déjà utilisé ce procédé pour La Farce de Maître Pathelin. Le public devient alors un lieu théâtral en soi car l’action peut y intervenir.
Jouer le théâtre de femmes :
enjeux pour une troupe de théâtre baroque
Marguerite de Navarre pourrait être vue comme la première femme dramaturge professionnelle, et c’est ce statut qu’a exploré le colloque-festival. Est-ce quelque chose que vous avez cherché à mettre en valeur dans votre interprétation ?
Pas particulièrement, car le plus intéressant n’était pas tant que ce soit écrit par une femme, mais plutôt qu’une femme soit motrice de l’intrigue et de l’enjeu de la pièce. La Chambrière est finalement celle qui résout tout et qui prêche la bonne parole, au sens évangélique du terme. Que la pièce ait été écrite par une femme est important, mais il fallait aussi dépasser cela, aller au-delà de la page de couverture du programme pour montrer à quel point la pièce ne se ramène pas seulement au genre de la personne qui écrit. La pièce questionne surtout la place de la femme et son rapport au savoir, à la foi, ce que nous trouvions plus intéressant de mettre en valeur que le genre de l’autrice. Le fait que la pièce ait été écrite par une femme était pour nous chose acquise, pour le public aussi. Je savais que ce serait rappelé et le colloque est là pour faire ce travail. Il me semble que cela n’était pas tout à fait mon rôle, surtout en tant qu’homme.
Est-ce une habitude pour votre compagnie d’intégrer dans votre répertoire des pièces oubliées de l’histoire littéraire, et plus précisément des pièces de femmes dramaturges ?
Hélas, pas encore. La forme de théâtre rhétorique que l’on donne est encore très neuve. Si l’on remonte aux premières mises en scène baroques, il a fallu une quarantaine d’années pour démocratiser le format que nous proposons. Il nous reste cependant encore un grand pas à franchir : il y a souvent une opposition farouche de la part des institutions théâtrales qui pensent que notre démarche est bonne pour le musée, et non le théâtre vivant. Pour gagner en légitimité, nous sommes obligés de jouer des classiques, des pièces « tubes » d’une certaine manière. Si l’on veut que le théâtre baroque ou le théâtre rhétorique, qui est une forme exigeante, en vienne au même degré de visibilité que la musique baroque par exemple, nous avons la responsabilité de passer par des pièces qui viennent avec un « grand » nom : Racine, Corneille ou Molière, écrit sur une affiche, remplit beaucoup plus facilement la salle et rend le public plus sensible à cette forme théâtrale. Malheureusement les noms des autrices sont moins connus et moins « commerciaux ». Pour les 400 ans de Molière en 2022, nous avons monté La Jalousie du barbouillé. Sur scène, nous avons fait toutes les bêtises que nous aurions faites pour une autre farce. Mais parce qu’il y avait écrit « Molière », les salles étaient pleines. Si nous avions joué une pièce de Tabarin[15] qui présente finalement les mêmes ressorts comiques, je pense que les gens l’auraient tout autant appréciée.
Nous en sommes donc à ce point délicat, et c’est justement ce dont nous parlions avec la compagnie quand nous étions en résidence de travail sur Le Malade. Dans un autre contexte, j’ai eu l’occasion de travailler sur les contes de Madame d’Aulnoy, mais la compagnie déplore le fait de ne pas avoir d’autrice au sein de son répertoire. On aimerait le faire, car cela permet de rendre visible ce qui est caché, ce qui est un peu notre devise, mais nous sommes déjà contraints par les questions de visibilité relatives à l’identité de notre compagnie. Ce sont des portes que l’on essaie d’enfoncer en proposant des pièces de dramaturges moins connus mais avec des sujets qui peuvent intéresser. Par exemple, nous avons mis en scène Pyrame et Thisbé de Théophile de Viau, un nom peu connu pour un public peu averti, mais qui a peut-être connaissance de l’intrigue qui ressemble à Roméo et Juliette. On fait des tous petits pas pour acquérir la confiance du public, et qu’il se dise un jour : « Je ne connais pas cette autrice, mais c’est la Compagnie Oghma, alors j’y vais. » Mais malheureusement, je pense que c’est quelque chose qu’on n’aura pas la liberté de faire avant deux ou trois ans.
Le Malade de Marguerite de Navarre
Mise en scène Charles Di Meglio, Cie Oghma
pour le colloque-festival « Théâtre de femmes aux XVIe-XVIIIe siècles »
Université Jean Moulin Lyon 3, IUT – novembre 2023
Avec Charles Di Meglio, Saraé Durest et Romaric Olarte
© Émile Zeizig
Vous rendez bien compte des difficultés pour vous de jouer du théâtre de femmes. Comptez-vous intégrer malgré tout Le Malade à votre répertoire ?
Je suis très optimiste pour la suite, et c’est pour cette raison que j’ai accepté le projet du colloque-festival. Nous serons d’ailleurs amenés à jouer à nouveau Le Malade à l’Université de Metz. On se pose néanmoins la question de l’intégrer à notre répertoire, car la pièce est très courte et ne peut être jouée seule. Un·e spectacteur·rice ne peut pas payer une place de théâtre pour une heure de spectacle. On pense peut-être créer un diptyque autour du Malade avec une autre farce anonyme intitulée Le Pet, pièce à l’humour scatophile – on reste dans la farce c’est sûr – mais qui se rattache au genre juridique. Il s’agit d’un homme et d’une femme, d’un pet, et de déterminer au tribunal lequel des deux en est responsable. La pièce est franchement comique, et former un diptyque avec Le Malade pourrait être intéressant afin de rassurer les spectacteur·rices et les amener à Marguerite de Navarre.
Vous parlez de « rassurer le public » mais observez-vous, en tant que professionnel du théâtre, un changement du côté du public quant au regard qu’il peut porter sur le matrimoine ?
Je crois, oui. C’est peut-être une question qui nous touche moins, mais quand nous avons commencé à parler autour de nous de la mise en scène du Malade, beaucoup étaient heureux d’apprendre que, indépendamment du fait qu’il s’agisse d’une femme dramaturge, l’autrice de L’Heptaméron avait écrit du théâtre. Quand on regarde notre public, on assiste à une évolution qui va jusque dans l’appréhension des termes. Je suis très heureux de voir le public, même le plus âgé, employer le terme « autrice ». Je sais que nous n’en sommes pas responsables, mais de voir que le langage, qui reflète une certaine vision du monde, influence nos spectateur·rices est merveilleux. Parmi eux, il y en a qui nous suivent depuis la création de la Compagnie, et l’on a vu ces changements opérer chez eux.
Êtes-vous personnellement sensible au matrimoine, ou plus largement aux questions d’égalité homme/femme dans le domaine des arts du spectacle ?
Quand on voit le nombre de metteuses en scène aujourd’hui, ou même le débat autour du terme – entre « metteuse », « metteure » ou le masculin « metteur » –, il y a à mon avis encore du chemin à faire. Il y a aussi des questions que l’on aurait dû se poser bien avant, notamment celles du harcèlement qui est très présente dans notre métier. Néanmoins, de ce que j’observe, il me semble que la place des femmes dans notre monde du spectacle vivant est bien plus acquise, et c’est quelque chose que j’ai essayé de construire dans la Compagnie en instaurant un rapport le plus sain possible.
La question du répertoire est quant à elle une vraie problématique car bien évidemment les pièces écrites par des hommes sont les plus visibles. Au-delà de ça, force est de constater que dans les fonctionnements de troupe, surtout au XVIIe siècle, il y avait moins d’actrices qu’il n’y avait d’acteurs, ce qui a une incidence sur les rôles disponibles et inversement. Cela nous pose de vraies questions dans la Compagnie car l’on essaie de veiller à l’égalité des genres. Nous intégrons à présent beaucoup moins d’hommes que de femmes, car nous avons suffisamment d’acteurs pour tous les rôles et le but n’est pas d’être une troupe masculine. J’essaie également de compenser ce manque du répertoire en proposant aux femmes d’autres postes, tels que celui de régisseuse ou musicienne. Ils sont certes moins visibles mais essentiels à la Compagnie. Échanger les genres des rôles est une solution épineuse et difficile, d’autant plus qu’avec la forme artistique que nous proposons, cela pourrait malheureusement tomber dans le gag. Je tiens à garder le genre de chaque rôle pour maintenir le sérieux de chaque acteur et actrice. Cette question est néanmoins très délicate pour moi puisque je suis un homme à la tête de la Compagnie. J’écoute les femmes qui ont une forte opinion sur le sujet et qui m’y sensibilisent.
Notes
[1] Voir le site de la Cie Oghma.
[2] Coorganisé par Isabelle Garnier, Edwige Keller-Rahbé, Justine Mangeant, Isabelle Moreau, Michèle Rosellini et Emily Lombardero, le colloque a eu lieu du 15 au 17 novembre 2023 à Lyon. Voir le programme complet sur le site de l’IHRIM.
[3] Voir le lien du spectacle sur le site de la Cie Oghma.
[4] Marguerite de Navarre, Œuvres complètes, IV, Théâtre, sous la direction de Nicole Cazauran, édition établie par Geneviève Hasenohr et Olivier Millet, Paris, Honoré Champion, 2002 ; ses pièces, y compris Le Malade, sont aujourd’hui disponibles dans l’anthologie Théâtre de femmes de l’Ancien Régime, I, XVIe siècle, édition établie par Aurore Évain, Perry Gethner et Henriette Goldwyn, Paris, Classiques Garnier, 2014.
[5] Doctorat en littérature française à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines (laboratoire DYPAC), dirigé par Mathilde Bombart (IHRIM, Lyon 2) et co-encadré par Edwige Keller-Rahbé (IHRIM, Lyon 2) et Nadine Ferey-Pflazgraf (BnF). Ce travail a bénéficié d’une aide de l’État gérée par l’Agence Nationale de la Recherche au titre du programme d’investissements d’avenir intégré à France 2030, portant la référence ANR-17-EURE-0021 École Universitaire de Recherche Paris Seine Humanités, Création, Patrimoine – Fondation des sciences du patrimoine.
[6] Nous remercions vivement Charles Di Meglio pour sa collaboration, ainsi que Justine Mangeant et Victoire Colas qui ont contribué à la mise en place de cet entretien.
[7] Répertoire sur le site de la Cie Oghma.
[8] Réalisateur, écrivain et dramaturge français d’origine américaine, Eugène Green fonde à la fin des années 1970 une compagnie de théâtre baroque, le Théâtre de la Sapience, avec laquelle il essaie de restituer sur scène la diction de l’époque baroque. Cette initiative le pousse à proposer des formations à destination des jeunes comédien·nes et chanteur·ses, dont bénéficie Charles Di Meglio entre autres.
[9] La Compagnie Oghma s’appuie tout particulièrement sur les règles de la rhétorique définies par les auteurs grecs et romains (Aristote, Cicéron, Quintilien…), car elle seraient appliquées par les orateurs tout au long de la période qui concerne leur répertoire dramatique. La déclamation baroque ayant occupé une grande part des discussions du colloque-festival, un article croisant l’avis d’Olivier Bettens, historien de la prononciation, et celui de Charles di Meglio, est en cours de préparation.
[10] Voir le site de la Cie Oghma. Voir également la captation intégrale de Cléopâtre captive d’Étienne Jodelle (1553), tragédie mise en scène à la Bibliothèque nationale de France le 22 novembre 2018.
[11] Voir le site de la Cie Oghma.
[12] Voir le site de la Cie Oghma.
[13] Professeure à Lyon 3, Isabelle Garnier a coorganisé le colloque-festival sur le théâtre de femmes en novembre 2023, et était en charge de la venue de la Compagnie Oghma. L’œuvre de Marguerite de Navarre occupe une partie importante de ses recherches. Parmi ses publications majeures, nous pouvons citer : « Simon Du Bois, Antoine Augereau et les premières éditions imprimées de Marguerite de Navarre : nouveau stemma, nouvelle chronologie (1532-1534) », dans Frank Lestringant (dir.), « Une honnête curiosité de s’enquérir de toutes choses ». Mélanges en l’honneur d’Olivier Millet, de la part de ses élèves, collègues et amis, études réunies et éditées par Marine Champetier de Ribes, Sofina Dembruck et Daniel Fliege et Vanessa Oberliessen, Genève, Droz, 2021, p. 47-60 ; « Le rayonnement de Marguerite de Navarre dans l’espace romand : Jean Girard, promoteur des autrices évangéliques (Genève, 1539) », dans Daniela Solfaroli Camillocci, Nicolas Fornerod, Karine Crousaz et Christian Grosse (dir.), La Construction internationale de la Réforme et l’espace romand à l’époque de Luther, Paris, Garnier, 2021, p. 229-248 ; « Opening and closing reflections: the Miroir de l’âme pécheresse and the Miroir de Jésus-Christ crucifié » (avec la collaboration d’Isabelle Pantin, trad. Marian Rothstein et Gary Ferguson), dans Gary Ferguson et Mary McKinley (dir.), A Companion to Marguerite de Navarre, Leiden, Brill, coll. Brill’s Companions to the Christian Tradition, 2013, p. 109-159.
[14] Avec Nicole Cazauran et Geneviève Hasenohr, Olivier Millet est à l’initiative de l’édition du théâtre de Marguerite de Navarre dans une collection de ses œuvres complètes, voir Marguerite de Navarre, Œuvres complètes, op. cit. La collection est dorénavant rééditée par les Classiques Garnier.
[15] Antoine Girard (1584-1626) de son vrai nom, Tabarin est un bateleur et comédien du théâtre de la foire. En 2020, la Compagnie Oghma joue les Fantaisies de Tabarin, une pièce farcesque portant sur deux bateleurs installés sur la place Dauphine à Paris, voir le site de la Cie Oghma.
Pour citer ce document
Charles Di Meglio, « Jouer Le Malade de Marguerite de Navarre », entretien réalisé par Caroline Mogenet, thaêtre [en ligne], mis en ligne le 4 juin 2024.
URL : https://www.thaetre.com/2024/06/04/jouer-le-malade-de-marguerite-de-navarre/
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Jouer Le Malade de Marguerite de Navarre